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vendredi, 19 septembre 2014 10:24

Gilles F. Jobin. Jouer avec la joie

Gilles F. Jobin, Jouer dans le noir,
Genève, Samizdat 2013, 84 p.

Gilles F. Jobin est né en 1948 à Bon - court (Jura) et vit à Delémont. En 2013, il publie son premier livre, composé de 73 vignettes en forme d'autobiographie, de fictions et d'éléments d'actualité. N'a-t-il pas eu le temps d'écrire avant ? Ou n'a-t-il pas connu l'envie ou la nécessité de publier ? Traversé par l'exigence et la tendresse de dire, son recueil est un condensé d'humanité. Et l'homme, un véritable poète.

Sylvain Thévoz : Votre recueil, ce sont 73 textes courts, de même dimension. Travaillez-vous « sous contrainte », qu'elle soit formelle ou stylistique ? Comment structurez-vous vos poèmes ?

Gilles F. Jobin : « J'ai choisi d'éviter le sentimentalisme et les éblouissements du baroque, et d'apporter de la structure à une sorte de journal d'écrivain.

La langue que vous employez semble pétrie d'une dimension ancienne et, en même temps, elle est très contemporaine. Comment liez-vous les deux ? »

« Le trop moderne est certes ébouriffant, mais aussi volatile, vite anachronique, oublié. La confrontation entre une langue à contour classique et une forme plus contemporaine, qui explore le sobre, le dépouillement, quitte à frôler dans l'apparence la froideur et l'insignifiance, est un terrain de travail pour approcher l'intensité, la densité des mots, de ce qui est dit ou non-dit. Un ami musicien rappelait que la musique de la sonorité toute en rumeur, presque silencieuse, effleurée ou massive par à-coups, ouvre des perspectives d'écoute nomade et des perceptions inattendues.

Votre regard est précis, rempli d'humanité. Que racontent ces minutieux fragments, ou plutôt, pour reprendre une phrase de l'un de vos poèmes, « de quoi cherchent-ils le nom ? »

« Notre nom d'être humain est celui du monde dans lequel nous ne faisons qu'avancer, malgré nos tentations et tentatives de stabilité ou d'immobilisme. Humain par les vécus et les ressentis, positifs ou négatifs. Par les doutes, les saloperies, les errances, les erreurs et les indécences. C'est un processus toujours mouvant, qui cherche un équilibre jamais vraiment atteint ; sinon c'est mourir.

Vivre dans le Jura influence-t-il votre écriture ? Vos récits fourmillent de bêtes, d'agitation dans les forêts, mais aussi de suicides, d'alcoolismes, d'amours cachés, de formes ataviques d'intrigues villageoises. De qui êtes-vous le porte-voix ? »

« L'aventure humaine est désespérée et passionnante... Ou passionnante et désespérée ? Quel est le bon ordre des mots ? Affronter les aspérités du vivre favorise la connaissance de soi, des liens que nous entretenons avec les autres, avec la réalité, avec ce qui nous échappe.

« Je ne me rappelle plus ce qui s'est passé après » ; « Il arrêta brusquement ses études et disparut » : dans vos poèmes, une part énigmatique est offerte au lecteur comme pour le désorienter. Votre force d'évocation, c'est une manière de séduire ou de raconter l'invisible ?

« Nous sommes confrontés à des réalités que nous n'avons jamais regardées, jamais entendues ni expérimentées, et qui souvent vont se perdre à peine sont-elles devinées, accostées, nommées... Leur fragilité interroge et déroute. Certaines cessent brusquement d'exister. Sans que l'on s'en aperçoive. Sans comprendre. On reste figé là, face à la brutalité, à ne savoir que faire, que dire, que penser. C'est pour le lecteur une fenêtre vers l'imaginaire, la découverte d'échos intérieurs, la naissance de quelque chose d'imprévu qui peut effrayer ou ravir. »

Votre écriture se déroule au passé. Etes-vous un auteur de la nostalgie, du deuil, de la perte ?

« Les pertes sont terribles, invivables. Les manques, les trahisons, les séparations appartiennent à l'humus de la vie, tout comme les petites choses du quotidien (petites qu'en apparence), les épisodes saugrenus ou les souvenirs à moitié effacés. S'ouvrent alors l'attention, l'éclairage, la lucidité et l'acuité sur ce qui se construit et se déconstruit en nous, sur les liens que nous tissons et détissons avec les autres. Même si c'est souvent la solitude qui rôde. »

La spiritualité joue-t-elle un rôle dans votre écriture ?

« Je ne suis pas un théoricien du langage ni de l'écrit, mais une espèce d'individu qui travaille l'écriture, qui cherche ce qu'il y a d'humain (qu'il soit acceptable ou intolérable ou insupportable) ici et ailleurs. Je cherche ce qui nous grandit, nous trouble, nous captive dans ce périple vers ce que l'on ne sait pas, vers ce que l'on croit ou ne croit pas. Les croyances, quelles qu'elles soient, font partie du voyage. Le spirituel me paraît se situer dans l'immatériel de ce qui se passe dans la grammaire de soi (identité, autonomisation, individuation), déclinée en interaction avec les autres. »

Le Suisse Robert Walser et le Fi landais Pentti Holappa traversent vos poèmes. Les flocons noirs est même un portrait de Walser. Ces deux poètes ont exercé différents métiers, cultivent un amour de la modestie, de l'effacement peut-être. Qu'est-ce qui vous relie à eux ?

« Lors de la navigation de jour comme de nuit, les phares guident la trajectoire des bateaux ou leur transmettent des informations. Ils ont des apparences et des éclairages propres. Les navigateurs savent où ils sont, dans quelles conditions ils bourlinguent, vers quels dangers ils cinglent. Les écrivains, poètes, dramaturges, essayistes et auteurs que nous lisons nous livrent à leur manière des signaux, dont l'inventaire est inépuisable : la singularité, l'isolement, ce qui déraille, divague ou va on ne sait trop où, le dénuement, les expériences intérieures, la confrontation aux réalités, l'incompréhension, le manque, le silence, le regard fragile sur les choses simples, la révolte cassée, la difficulté d'être et d'aimer, l'apprentissage conscient ou non de la particularité, de la différence et, paradoxalement, la sérénité étrange et insolite... »

Ecrire pour vous, est-ce un effort, une fuite, un réconfort ?

« Un travail. Un travail de menuisier méticuleux et farouche qui prête soin au détail, peaufine la forme et la finition, cisèle le sens qu'il cherche à donner à son ouvrage, sans cesser de douter ni de garder un arrière-goût d'in satis - faction devant une réalisation jamais totalement aboutie. Ecrire déconcerte, c'est un exercice de lente approchée, d'attente, de silence mais dans lequel on puise de la force et... de l'humour par le jeu avec les mots. C'est un engagement, une responsabilité quant à ce qui est exprimé, ce n'est pas seulement la composition de jolies choses. » Beckett insistait : "Pas de pots de fleurs mais des bruits de pas." Erri de Luca renchérit : "La poésie n'est pas l'art d'arranger des fleurs, mais l'urgence de s'accrocher à un bord dans la tempête." Je le dirais de toute forme de création et plus généralement de ce que nous vivons. Ecrire comme si c'était toujours la dernière phrase. »

Publier un premier livre à 65 ans, c'est cela commencer la retraite ?

« Retraite aux flambeaux. La retraite de Russie. Battre en retraite. Une retraite au couvent. Retraite : sonnerie de trompe pour rappeler les chiens de chasse. Mur qui fait retraite. Mais aussi gîte, tanière où se retirent certains animaux. La polysémie du mot autorise des jeux de résonances entre celui qui lit et celui qui dit ou écrit. Le monde est rempli de rôles que nous jouons. Tant qu'il nous importe de plaire, la mort jouera aussi son jeu, même s'il ne plaît point (Rilke). »

Recommence-t-on sa vie à 65 ans ?

« Non bien sûr, mais je ne sais s'il faut dire tant mieux ou hélas ! Alors, on y va ? Oui, allons-y ! »

Si vous deviez écrire une prière, en combien de mots tiendrait-elle ?

« En silence(s). »

 

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