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mercredi, 15 octobre 2014 15:11

Noblesse oblige

L'écrivain français a toujours eu un peu honte de n'être qu'un homme de lettres. Beaucoup ont été tentés par la politique. Sinon par la politique active, ils ont du moins éprouvé le besoin de dire leur mot sur les affaires publiques. Sous forme pamphlétaire (genre très français) ou autre. Cette mode ou cette maladie commence avec Voltaire. Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Barrès ont suivi et la liste n'est pas close.


Certains même, comme Michelet ou Malraux, sont presque allés jusqu'à idolâtrer l'Histoire, cette providence des athées et dans laquelle seule la Sibylle voit clair. Nous avons également des hommes d'action qui se piquent de littérature et qui, après s'être dévoués au service de la nation, se mettent à écrire leurs mémoires, pensant par-là s'acquérir comme César une gloire immortelle. Alexandre, lui, était plus sage, qui laissait ses biographes immortaliser sa geste, se contentant d'imiter son héros préféré, le bouillant Achille. Il est vrai que le fils de Philippe est mort dans son printemps, ce qui lui confère une supériorité romantique sur César.
Beaucoup de nos gens de lettres ont rêvé de Bonaparte. Valéry lui-même, tout homme de cabinet et même de coulisses qu'il était, a cédé à cette tentation bien française. Sa poésie, à peine dégagée des brumes du symbolisme dans lesquelles l'avait enfermée son maître Mallarmé, a quelque chose sinon de martial du moins de césarien. Comment rester chez soi, à l'abri derrière les portes capitonnées de son bureau, pendant que le canon tonne, que la patrie est en danger et que les plus braves se portent comme un seul homme au front, à l'instar de Péguy et d'Alain Fournier ?

En homme supérieur...
Henry de Montherlant n'a pas échappé à ce dilemme, qui fut celui des meilleurs de sa génération, comme Aragon, Bernanos, Drieu, Malraux, etc. Il fit en partie la Guerre de 14 et se tint prêt en 40. La guerre s'étant conclue de la manière que l'on sait, il écrivit des essais à la gloire du soldat. Il exalta comme il put le métier des armes. (N'oublions pas que Montherlant, comme beaucoup, avait été ébloui par la personnalité de Gabriele d'Annunzio, qui cumulait la gloire du héros, celle de l'écrivain et de l'amant. Qui pouvait lui résister ?)
Il y avait en Montherlant plusieurs personnages : un aristocrate libertin modelé sur Don Juan, un grand seigneur misanthrope inspiré d'Alceste (un Alceste janséniste) et un lecteur de Tacite, de Suétone et de Pétrone. Les troupeaux lui faisaient peur ainsi que les bergers. Pour un peu, il eût préféré les loups. Mais son cœur se portait toujours vers celui qui s'isole du monde, comme les religieuses de Port-Royal, sa Reine morte et tant d'autres de ses personnages qui, rassasiés ou non des plaisirs des sens, consacrent la fin de leur vie à une sainte retraite. Que peut faire un honnête homme dans un monde de marchands et d'histrions ? Aller au désert ! Il arrive même à certains écrivains de se taire, comme Rimbaud, Racine ou Gogol, ayant dit ce qu'ils estimaient avoir à dire. Mais c'est là un exemple rare qui n'aura jamais beaucoup d'imitateurs.
Montherlant se prenait pour un individualiste, ennemi de la morale bourgeoise, partisan de tout ce qui exalte l'âme et comble les sens. Mais peut-on être à la fois un franc jouisseur et un homme de devoir, prêt à se sacrifier pour son pays ? Montherlant affirmait qu'un homme supérieur y parvient. Lui-même prétendit l'être et a su imposer à ses contemporains un masque de grand seigneur anarchisant, libertin et misogyne.
Quoiqu'il en soit, il demeure un immense écrivain, un moraliste de premier ordre et un styliste merveilleux. Ses essais ont du mordant et du lyrisme et, dans ses romans, il s'est imposé comme un portraitiste au coup d'œil infaillible.
Or ce style, s'il est l'homme même, nous place d'emblée au cœur d'un problème que nous posent cette œuvre et cette vie. Car une contradiction apparaît au premier regard entre le personnage, qui a occupé le devant de la scène littéraire française pendant plus de quarante ans, et cette écriture jaillie à travers trois siècles de la profonde nappe classique, sans qu'il y ait jamais pastiche. L'écriture la plus négligée, la plus libre, aux antipodes du style étudié et concerté de Gide ou de Valéry, une écriture qui, pour le naturel, ne saurait être rapprochée que de celle d'un Léautaud ou d'une Colette, avec la différence que Colette, le nez collé à la terre, ne quittait jamais la nature d'un pas. Montherlant, lui, n'a jamais quitté ses livres de classe, il ne s'est jamais interrompu de jouer au Romain, ce qui à chaque instant le met en péril d'enflure, sans donner l'impression d'y succomber.
Montherlant parle quelque part de son catholicisme à l'italienne. S'il a écrit Port Royal, son choix s'est fait à l'intérieur du paganisme. Mais qu'est-ce qu'un paganisme sur lequel sont venus se greffer deux mille ans de christianisme et d'histoire de France ? C'est un paganisme nourri de christianisme et qui n'a rien à voir avec ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui le néo-paganisme d'hommes sans mémoire qui n'ont jamais lu Homère ou Sophocle.
Il a entendu la leçon des grands Anciens : Sénèque et Pétrone sont ses deux maîtres à penser. Il a du stoïque à ses heures les plus hautes, mais ce qui l'attire profondément, ce sont les basfonds où nous entraîne Suétone et que Tacite rapporte avec une horreur froide. La vie licencieuse des dieux et des Césars ne suscite pas en lui l'indignation vertueuse d'un saint Augustin ou d'un janséniste, disons tout simplement d'un honnête homme tel que l'imagina le XVIIe siècle, ce qu'il se pique souvent d'être.

Un empathique versatile
On ne connaît pas Montherlant si on ignore que son premier mouvement fut toujours de se mettre à la place des autres. A la place de l'ouvrier quand il y a la grève (mais aussi du patron quand il s'agit d'y mettre fin). A la place de l'indigène en Afrique, à la place de 35 l'Allemagne pendant la guerre, à la place de Vichy, humble poste de sauvegarde et qui fut utile à beaucoup d'ingrats, même quand il refuse de servir son régime.
Mais rien de révolutionnaire chez lui. Montherlant est encore plus athée en politique qu'en religion et ces mouvements d'indignation envers les petits, les humbles, les victimes le font sourire, car il sait bien qu'il appartient au parti ou à la classe dominante, quoique bien déclinante. S'il vivait aujourd'hui, il serait peut-être amené à changer son fusil d'épaule. Car ce qui dominait alors intellectuellement, religieusement, philosophiquement, socialement, démographiquement est aujourd'hui bien dominé. Montherlant vivait dans un monde où le superflu, le luxe d'un beau geste, était encore possible. On peut dire à l'Arabe : « Tu es mon frère », quand on est séparé de lui par une mer. Cette aisance de déplacement lui permit de se mettre facilement à la place d'autrui, mais aussi de s'en abstraire à son gré. Ce fut peut-être son erreur que d'écrire des livres où il effleurait ces questions, comme Solstice de juin, Service inutile ou Equinoxe de septembre.
Service inutile... quel beau titre, pris d'ailleurs de saint Paul, mais bien sorti de son contexte, car quand saint Paul se mettait à la place de ses frères, ce n'était pas pour s'en retirer l'instant d'après et aller faire joujou avec Néron, ses mignons et les voyous, dans les terrains vagues de la banlieue romaine.

Morale aristocratique
S'il me fallait désigner ceux de ses livres que je préfère, je dirais, parmi son théâtre, Malatesta (un autre voyou de haut vol), Port-Royal, Brocéliande, La ville dont le prince est un enfant, La guerre civile et Don Juan. Comme ce Don Juan au visage ridé nous remue ! Et puis parmi les romans, je placerais au premier rang Le chaos et la nuit, parce que j'y retrouve le Montherlant don quichottesque, vieillissant et pathétique, et surtout son dernier livre, Les garçons.
Ce roman donne la clef et la tonalité de toute son œuvre. Avidité de jouissance, indignation non pas devant le mal mais devant la bassesse (à cet égard on peut parler de morale aristocratique au sens presque où Nietzsche entendait ce mot) et solide conscience de la vanité de tout. Tout cela baignant dans une lumière de tendresse et de gentillesse, qui n'est pas sans évoquer les embarquements de Watteau, et écrit dans la plus belle langue qui soit. Le génie de Montherlant, c'est le genius pueritiae. C'est le génie de sentir l'enfance-adolescence qui le fait parler et qui s'élève comme une colonne lumineuse dans la sombre et chaotique nuit des rapports humains. On peut lui appliquer cette phrase qu'il met dans la bouche de l'un des protagonistes de son livre, l'abbé de Pradts : « Son naturel ne le portait pas à aimer le genre humain, mais il a pu l'aimer grâce aux garçons. » Cette phrase est intéressante dans la mesure où elle nous amène à nous demander si le naturel de Dieu ou de son Fils le porte vraiment à aimer le genre humain. On peut être un parfait chrétien et se permettre d'en douter. Certes, ce genius pueritae à base de pédérastie (non refoulée) n'est pas l'esprit d'enfance cher à Bernanos, mais en est-il si éloigné ?
Ce que j'aime par-dessus tout en lui, c'est sa parfaite aisance. Montherlant est encore d'un temps imaginaire - mais très vivace dans certains esprits - où l'aristocratie ne payait pas d'impôts et portait l'épée. Montherlant, c'est du tripatouillage d'âme comme on l'aime, des cas de conscience cruels, des hauts débats, un sadisme de haute tenue et bien venu, des larmes délicates, des morts tendres, du sublime derrière et hors des grilles.
La clôture chez Montherlant joue un aussi grand rôle que chez Genet. Par clôture, je n'entends pas seulement couvent, mais collège, prison, caste, clan, etc., tout ce qui obéit à une règle particulière et qui sépare, qui met à part. Montherlant n'aime les hommes que lorsqu'ils sont séparés des autres : les sentiments de la distance aristocratique encore une fois. Du sublime, dis-je, à ne plus savoir qu'en faire, sur un fond humain, trop humain ; du subtil, de l'admirable, du pathétique sur fond de louche et de faisandé. Marié dans une civilisation raffinée, aujourd'hui éteinte et plus éloignée de nous que les ruines de Pompéi, et qui, malgré les fumées démocratiques du siècle, imprègne tous ses livres. Mariné dans deux mille ans de ferraillerie théologique et de casuistique effrénée, mariné aussi dans Ovide, dans Gracian, dans Racine, dans Bussy-Rabutin, dans mille ans d'histoire de France et dans trois siècles d'histoire romaine (ses deux histoires saintes).

Le regret de la foi
Bien qu'il n'eût pas la foi, (l'ayant perdue, nous dit-il, quand il lut à l'âge de treize ans Quo Vadis qui, de son point de vue, donnait des Romains une peinture plus attrayante que celle des chrétiens ; on a vu dans Milton un autre exemple de livre écrit pour justifier les vues de Jéhovah, aboutissant sans le vouloir à l'apologie de son ennemi), Montherlant souffrait quand on lui disait que la foi disparaissait chez les autres, et de même lui était-il presque insupportable d'entendre dire du mal de la religion.
La perte de la foi chez l'homme, c'était pour lui une grandeur, une transcendance qui tombait, la diminution de la qualité de l'homme, un appauvrissement de sa substance et la disparition de tout noble conflit. Autrement dit, la disparition de l'humain dans l'homme. II y a en l'homme une exaltation et une passion qui ont besoin du recours à Dieu, fût-ce pour le nier. On retrouve cette attitude chez Baudelaire et chez les meilleurs de notre race, nés sous la domination du Démon.
Des écrivains comme Montherlant sont, dans un monde qui a évacué le surnaturel, des anges gardiens, des dieux tutélaires, des saints intercesseurs. Eux aussi ils ont livré bataille et ils savaient qu'un bonheur sans grandeur est pire qu'une science sans con science.

 

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