À partir de la fin des années 40, le gouvernement français mène en France une politique résolument nataliste, qui mêle mesures répressives (maintien de la loi criminalisant l’avortement et interdisant la pilule) et incitatives (congé maternel, crèches, allocations familiales, etc.). Mais au même moment, il encourage et soutient des politiques antinatalistes dans des départements d’outre-mer (ces anciennes colonies esclavagistes que sont la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion).
Noire, pauvre… avortée
En juin 1970, éclate à La Réunion un scandale qui révèle que des milliers d’avortements sans consentement, souvent suivis de stérilisations, ont été pratiqués par des médecins, hommes et blancs, sur des femmes, pauvres et de couleur. Ces médecins se sont ensuite fait rembourser ces actes par la Sécurité sociale en prétextant des opérations bénignes. Ils ont ainsi amassé des sommes considérables et enfreint deux lois : celle qui interdit l’avortement et criminalise ceux qui la pratiquent et celle qui encadre les remboursements d’actes médicaux.
L’enquête fait apparaître qu’entre 6000 et 8000 femmes ont été avortées et stérilisées chaque année depuis la moitié des années 60, dans une seule et même clinique de l’île. Son propriétaire est une figure de la droite pro-coloniale locale et est soutenu par de puissants représentants du gouvernement français, dont Michel Debré, ardent opposant à l’avortement (!) et à l’indépendance de l’Algérie…
Plusieurs femmes témoignent publiquement et portent plainte, ce qui leur demande un courage remarquable dans une société qui se trouve sous la domination de l’Église, fervente opposante à la contraception et à l’avortement, où le mépris de classe et de race régit les relations sociales, où la justice protège les puissants, où l’État réprime toute voix dissidente. Lors du procès, en février 1971, les plaignantes seront à peine entendues et les peines prononcées contre les médecins minimes ; une indulgence qui contraste avec la sévérité des peines infligées à des médecins et des militantes pour l’avortement en France.
Les médecins inculpés déclarent avoir été encouragés par les politiques antinatalistes agressives de l’État français dans les départements d’outre-mer (DOM). En effet, alors que la contraception et l’avortement sont toujours criminalisés et durement réprimés en France,[1] et qu’à cause de cette criminalisation un million de femmes risquent la mort chaque année en avortant dans des conditions déplorables, le gouvernement lance, dès le début des années 60, des grandes campagnes antinatalistes dans les départements d’outre-mer : propagande quotidienne à la radio, panneaux publicitaires dans les rues, les commissariats, les mairies et dans les bureaux du Planning familial et de la protection maternelle infantile, distribution libérale de la pilule (même aux mineures) et de stérilets (sans nécessité du consentement parental pour les mineures), avortements et stérilisations pratiquées sans consentement.
Raisons d’État
La contradiction n’est qu’apparente. C’est le contrôle du corps des femmes qui est visé tant en France que dans les DOM, mais il n’est pas pratiqué de la même manière dans les deux lieux. Dans les DOM, la longue histoire de la gestion du ventre des femmes répond aux besoins de politiques racialisées, à l’intersection entre genre, classe et race. En France, l’État veut que les femmes fassent des enfants ; dans les DOM, au contraire, il vise le recul démographique grâce à une politique antinataliste agressive. Il y retarde en outre systématiquement les lois sociales de protection des femmes enceintes, et quand celles-ci sont appliquées, c’est sans le principe d’égalité : le montant des allocations familiales y est moindre par exemple.
Dans les deux cas, le corps des femmes est instrumentalisé pour les intérêts de l’État, mais il existe une différence cruciale : dans les colonies devenues départements d’outre-mer, la reproduction a été intégrée dans la logique du capitalisme racial. Autrement dit, le ventre des femmes a été racialisé et les politiques de reproduction adaptées aux besoins de la ligne de couleur dans l’organisation de la main-d’œuvre.
Ces politiques françaises des années 60-70 sont le résultat d’un choix fondé en 1945. Dans les plans de reconstruction du pays que commande l’État à la sortie de la guerre, il n’est question, en ce qui concerne les DOM, ni de développer les industries locales ni de les diversifier. Une notion devient hégémonique, celle de surpopulation. Comment en est-on arrivé là alors que dans les années 20 des notables réunionnais déploraient la sous-population de l’île et les taux de mortalité infantile et des femmes en couche, créant même une école de sages-femmes et une protection maternelle infantile ?
N’ayant plus besoin d’une large main-d’œuvre locale et craignant des soulèvements dans le contexte de la décolonisation, les experts chargés du plan proposent deux politiques : le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration par l’État. Dès 1945, le rapport d’un expert gouvernemental chargé de définir la politique française outre-mer affirme que « la surpopulation de La Réunion (…) permanente et définitive » est un problème crucial puisque le développement de l’île est « impossible ».[2] Rapports, discours et études successifs confirment ce constat, avec comme inévitables mesures, le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration.
Ces objectifs s’affichent pleinement dans les années 60, après l’indépendance de l’Algérie. L’espace de la République est une nouvelle fois redessiné. Ce ne sont pas des ruptures qui s’opèrent mais des réaménagements, des choix dans le domaine économique, politique, culturel et social, dictés par de nouvelles formations et des enjeux inédits. Une nouvelle carte des territoires qui comptent ou ne comptent pas apparaît.
D’une idéologie à une vérité
C’est ainsi qu’une opinion idéologique -les femmes non blanches font trop d’enfants et sont la cause du sous-développement et de la misère- devient une vérité. Le contrôle des naissances dans les DOM s’inscrit non seulement dans la politique de reconfiguration d’après-guerre, mais aussi dans les politiques internationales de contrôle des naissances que les grandes puissances lancent dans le tiers-monde. Il n’est donc pas surprenant qu’à La Réunion (et aux Antilles), des médecins, des assistants sociaux et des infirmiers se soient sentis encouragés, légitimés et pleinement soutenus dans leur activité d’avorteurs. La « sur-population » des DOM étant devenue une cause d’État, cette dernière trouva des serviteurs zélés, certains convaincus de faire une bonne action, de sauver des femmes, d’autres attirés par l’appât du gain, et d’autres justifiant leur actes par un racisme misogyne.
Les déclarations des médecins inculpés lors du procès de 1971 en témoignent. L’un d’eux affirmait avoir vu une lettre du ministre des Travaux publics et des Transports de droite, Marc Jaquet, « déclarant que l’avortement pouvait être considéré comme un moyen d’arrêter la surpopulation à La Réunion » ;[3] il devenait alors évident que « l’avortement est la seule solution valable au problème démographique tragique dans ce département »,[4] car La Réunion « est malade de démographie ».[5]
Ce discours fut mis en actes dans les politiques antinatalistes, dans l’organisation de la migration de la jeunesse réunionnaise et dans la répression brutale et la censure des mouvements anticoloniaux, syndicaux et culturels. Il donna naissance à de nouveaux métiers (travailleurs sociaux, psychiatres, médiateurs) et représentations (assistanat, pathologie) et à un nouveau maillage de la société pour mieux gérer les corps. Les métaphores d’encombrement démographique et de démographie galopante devinrent de formidables outils pour forger une association spontanée et émotionnelle de la natalité avec la misère.
Droits des femmes et progrès
Ce discours français sur la « surpopulation » dans les DOM s’inscrit dans une vision plus globale qui s’appuie sur deux grands récits de la modernisation : le droit des femmes et le progrès scientifique. Le constat que les femmes des parties du globe appelées tiers-monde font trop d’enfants et qu’elles font ainsi obstacle au développement et à la disparition de la misère devient bientôt dominant dans les réunions internationales et les programmes de développement, mais sans qu’une analyse des causes et des responsabilités (colonialisme, impérialisme) ne soit envisagée. Lors de la deuxième Conférence sur la population (Belgrade, 1965), les représentants des États-Unis tiennent un discours antinataliste qui vise explicitement le tiers-monde : « Un accroissement constant de population est générateur de troubles permanents, de révolutions mettant en cause les ordres établis et la sécurité des intérêts des grandes puissances industrielles et en particulier des États-Unis, les contraignant à des interventions de pacification. »[6] La fertilité des femmes du tiers-monde est équivalente à une menace terroriste !
Les États-Unis préconisent d’accélérer la mise en place de programmes de contraception dans le monde. Ils obtiennent le soutien du gouvernement de l’Inde, qui impose bientôt la stérilisation des hommes. La politique racialisée envers la natalité des femmes pauvres et non blanches que les États-Unis avaient appliquée sur leur sol est étendue au monde. Dès lors, le lien entre pauvreté, insécurité et démographie « inquiétante » devient un postulat idéologique.
Vues eurocentristes
À la Conférence internationale sur la population tenue à Bucarest en août 1974, les représentants de gouvernements de l’Ouest (dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis) défendent à nouveau cette position. Elle est néanmoins contestée cette fois par certains pays du tiers-monde. Les représentants d’Argentine et d’Algérie leur répondent que le « problème » de la population est une conséquence et non une cause du sous-développement. Leur position est soutenue par des études de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui montrent que dès qu’il y a des progrès dans l’éducation et la santé, accompagnés d’une plus grande autonomie, les femmes freinent leurs maternités.
Mais accepter cette corrélation serait donner aux causes de la pauvreté une autre explication, embarrassante pour le Nord, que celle du taux de naissance. Cela amènerait à analyser le capitalisme mondial, les inégalités du commerce international, le pouvoir des États du Nord sur les gouvernements du Sud et la nature du patriarcat racial. C’est ainsi que la démographie a pris une place de plus en plus importante dans les discussions internationales sur les migrations, le monde du travail et la sécurité internationale.
Vues des féministes du Sud
Dans ce débat, les féministes du tiers-monde expriment une position opposée à la fois au patriarcat nationaliste et aux politiques occidentales sur la fertilité des femmes. Loin d’être opposées au « droit individuel des gens de couleur au contrôle des naissances », les féministes noires, chicanas ou indigènes critiquent la « stratégie raciste de contrôle des populations ».[7] « La publicité pour la contraception et la stérilisation comme méthode de contrôle des naissances a conduit à la conclusion que la surpopulation est la cause principale de la pauvreté dans les pays sous-développés », écrit l’Indienne Chandra Talpade Mohanty, professeur des études genre à l’Université de Syracuse (États-Unis).[8] Ces féministes prônent donc l’accès des femmes à l’éducation et à l’autonomie et militent pour qu’elles puissent exercer un contrôle sur leur corps ; elles rejettent dans le même temps les politiques d’experts, décidées du haut vers le bas, qui servent l’impérialisme et le capitalisme. La force du discours sur la surpopulation réside, disent-elles, dans sa capacité à réunir les grands thèmes de la modernisation : femmes, sexualité, reproduction et progrès. Il fait des femmes racialisées, des femmes mineures, à sauver et à protéger.[9]
Ce féminisme du Sud révèle en miroir l’existence d’un féminisme dominant eurocentriste. Les femmes des DOM existent à peine dans les analyses féministes ! Pourtant, esclaves, engagées, colonisées, leurs expériences et pratiques apportent un éclairage singulier aux luttes des femmes pour leur libération. Leur histoire de la gestion du ventre des femmes fait apparaître non seulement l’assignation des femmes à la reproduction, mais la dimension racialisée de cette assignation. Elles méritent une vraie place dans la réflexion sur les inégalités et les processus de racialisation dans la République française.
[1] La loi du 31 juillet 1920 réprime «la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle». La loi du 27 mars 1923 fait passer l’avortement de crime à délit.
[2] Le rapport est publié in Raoul Lucas et Mario Serviable, L’encastrement dans la France. Regards croisés sur la départementalisation de La Réunion, St-Denis de La Réunion, ARS Terres Créoles 2016, pp. 23-72.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Voir le quotidien de La Réunion fondé en 1944 par le docteur Raymond Vergès, Témoignages, 4 février 1971, pp. 1-4.
[6] Pierre George et Michel Rochefort, «L’ombre de Malthus à la Conférence mondiale de la population de Belgrade (septembre 1965)», in Annales de Géographie, 1966, t. 75, n° 411, p. 554. Cf. aussi les textes des déclarations des conférences mondiales sur la population de l’UNFPA, http://www.unfpa.org.
[7] Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des femmes 1983, p. 271.
[8] Chandra Talpade Mohanty, «Cartographies of Struggle. Third World Women and the Politics of Feminism», in Chandra Talpade Mohanty, Ann Russo et Lourdes Torres (éd.), Third World Women and the Politics of Feminism, Bloomington, Indiana University Press 1991.
[9] L’histoire des politiques racialisées de gestion du ventre des femmes remonte à la traite et à l’esclavage. L’analyse de ces politiques met à jour le rôle des États, des puissances impérialistes, du Capital, des autorités religieuses et médicales, des institutions internationales et du féminisme occidental à partir des années 50 dans cette gestion. Elle révèle des points de convergence entre ces différents groupes dont les idéologies, pourtant, s’opposent souvent.