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samedi, 10 mars 2018 17:05

Tout va bien

Funny sketchy fossil dinosaurs background. Cartoon fossil dinosaurs seamless pattern. Vector illustration © Pingvin_House/ FotoliaEst-ce ta première fin de millénaire ? demandait Hubert-Félix Thiefaine en 1993, une époque où on regardait l’An 2000 comme une date aussi extraordinaire qu’inquiétante. Et vous qui lisez ces lignes, est-ce votre première apocalypse?

Eugène Meiltz, de son nom de baptême, est un écrivain vaudois, parolier et animateur d’ateliers d’écriture.

La perspective d’un cataclysme global vous effraie, voilà pourquoi vous vous précipitez au cinéma frissonner devant les Mad Max, Terminator, Matrix ou Je suis une légende. Grâce à vous, le genre post-apocalyptique rapporte des milliards de dollars. Yves Pacallet, ancien collaborateur du Commandant Cousteau et écologiste pur sucre, peut écrire un pamphlet au titre aussi stupéfiant que L’Humanité disparaîtra, bon débarras (2006) et rencontrer un joli succès.

Quel lecteur êtes-vous pour vous réjouir d’être morts ? Sans doute êtes-vous les mêmes qui payez vingt francs pour voir La planète des singes : suprématie (2017) et applaudir devant la défaite finale des Hommes.

Certains d’entre-vous sont carrément paniqués. Et entassent du riz, de l’eau minérale et des TUC infectes en prévision du réchauffement climatique, d’un blackout d’Internet, d’une invasion de migrants ou de la hausse brutale du baril de pétrole. C’est là qu’entrent en scène Monsieur et Madame Routine. Eux, ils ne perdent jamais leur sang froid. Tenez, en ce moment, nous sommes en pleine apocalypse. Nous vivons la sixième extinction de masse. On n’a plus vu pareil massacre depuis qu’un astéroïde de la taille de Manhattan s’est écrasé dans le golf du Mexique il y a 65 millions d’années, faisant le malheur des dinosaures et la fortune de Spielberg. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature, environ 41 % des espèces d’amphibiens et 26 % des espèces de mammifères sont menacées d’extinction dans un avenir très proche. Si Monsieur et Madame Routine pensent que cette organisation exagère, ils n’ont qu’à toquer à leur porte : le siège est à Gland, dans le canton de Vaud. Mais du moment que Monsieur et Madame Routine peuvent acheter leur barquette de saumon pêché en Alaska et ramené en avion, puis en camion jusqu’à leur Migros de quartier, peu leur importe que 45 % des lions aient disparu depuis 1993 et qu’il n'en reste que 35 000 spécimens vivant aujourd’hui.

« On survit très bien après l’apocalypse aussi, expliquent Monsieur et Madame Routine. Un exemple ? La guerre de 14-18 avait déjà passablement moissonné d’âmes, dix millions de soldats et neuf millions de civils, ce qui dans l’Histoire humaine ne s’était encore jamais observé. À cela s’ajoutait la Révolution russe, avec l’exécution du tsar et de sa famille, la collectivisation forcée de tout un empire et la création de la Tchéka (police politique) dirigée par l’implaca-ble Félix Dzerjinski. Pour couronner ces cataclysmes sociaux, la grippe espagnole a débarqué d’un coup. En France, elle a fauché 400 000 personnes : deux fois plus que la bataille de Verdun ! Plus largement, on lui octroie, selon des estimations récentes, un milliard de malades dans le monde et près de cent mil-lions de morts. La pandémie la plus abominable jamais vue.

Monsieur et Madame Routine sont allés manger à la Coupole en compagnie de Kiki de Montparnasse, ont lu le Premier manifeste du surréalisme signé André Breton, feuilleté L’Esprit nouveau, revue d’architecture lancée par le Corbusier, et visité la grande exposition des Arts décoratifs et industriels.

« Avouez que la France post-apocalyptique se portait bien ! sourient Monsieur et Madame Routine. D’ailleurs, comment s’appelle la période après la Seconde Guerre mondiale (qui a causé la mort de 25 millions de soldats et de près de 50 millions de civils) ? Le crépuscule de l’Homme ? Les plaies ouvertes ? Non : Les Trente glorieuses ! Période durant laquelle on invente une catégorie sociale, pleine de promesses et encore déterminante aujourd’hui : les jeunes. Des vêtements pour les jeunes, de la musique pour les jeunes, des divertissements pour les jeunes. » Monsieur et Madame Routine ont acheté le 45 tours Heartbreak Hotel d’Elvis Presley onze ans à peine après la reddition nazie dans les ruines fumantes de Berlin.

« Et puis, enchaînent Monsieur et Madame Routine, on a tous appris à l’école qu’en 1350 l’Europe a failli disparaître. Tout bonnement. Sans métaphore. La peste noire décime près de la moitié de la population européenne. Certaines communautés religieuses perdent tous leurs membres, comme à Marseille ou Montpellier. Des villages entiers sont désertés par les populations paniquées et les bêtes abandonnées crèvent dans les enclos. De nombreux champs ne sont plus moissonnés plusieurs années de suite. Dans certaines villes italiennes, les rues sont encombrées de cadavres. Impossible de se relever après une telle hécatombe ? Allons donc ! La Renaissance commence moins d’un siècle plus tard. »

« Nous, cyniques ? rétorquent-ils en montant dans l’avion pour un week-end à Barcelone. Interrogez les experts ! Ils expliquent qu’au cours des derniers 500 millions d’années, la vie sur Terre a presque totalement disparu à cinq reprises. Si aujourd’hui, on parle de sixième extinction des espèces, c’est parce que les cinq précédentes n’ont pas réussi à tout annihiler… » - « Et si l’homo sapiens sapiens faisait partie des prochains mammifères condamnés à disparaître ? rétorqué-je. Après tout, il y a 30 000 ans une autre espèce humaine, l’Homme de Néandertal, s’est éteinte. » - « Peut-être que ça arrivera, admettent-ils en sirotant leur vin chilien sur la terrasse d’un restaurant panoramique juché à 1800 mètres. Mais ce n’est ni pour demain ni pour dans dix ans. On a des siècles devant nous encore. »

Ils sont exaspérants. Cela dit, Monsieur et Madame Routine ignorent sans doute qu’il existe un peuple qui a vécu l’apocalypse, la vraie. Avec destruction des temples par des envahisseurs inconnus juchés sur des animaux inconnus utilisant des armes inconnues, autodafé des livres sacrés, massacres de population, épidémies meurtrières, mort de l’empereur, incendie de la capitale, interdiction d’exercer les cultes religieux et réduction en esclavage des survivants. Au XVIe siècle, les Aztèques ont subi l’apocalypse apportée par les Conquistadors.

« Mais même dans ce cas extrême, quel-que chose subsiste, font remarquer Monsieur et Madame Routine. Cinq siècles plus tard, ce peuple, cette culture, qu’au nom de Dieu et de la conquête on a voulu éradiquer, sont plus vivants que jamais. En 1978, les archéologues ont retrouvé le Grand Temple au cœur de Mexico. Aztec (1980), le copieux roman historique de Gary Jennings publié en 1980 aux États-Unis, est un best-seller traduit dans de nombreuses langues. Les objets et œuvres d’art aztèques voyagent à travers le monde. En 2005, renversement historique, les Aztèques débarquent en Espagne, ou plus exactement au musée Guggenheim de Bilbao, à l’occasion de la plus grande rétrospective jamais organisée sur ce thème. »

Je reste bouche bée. « Rien ne meurt jamais complètement, rigolent Monsieur et Madame Routine en faisant le plein de diesel de leur 4x4 japonais. L’apocalypse n’aura jamais lieu. » 

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