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dimanche, 26 novembre 2017 21:07

Représenter l’irreprésentable

«La Sainte Face» (Achéiropoiète), tempera sur bois, dernier quart du XIVe siècle, Yaroslav © Galerie nationale Tretiakov, Moscou«Dignité immense de la grandeur divine, indignité des moyens de représentation»: par ce dualisme fondamental, l’historien contemporain Alain Besançon exprime le problème crucial de la figuration du sacré, soit représenter l’irreprésentable. Pour autant, le christianisme, à la différence du judaïsme et de l’Islam, se donnera la liberté, certes «conditionnée», d’incarner son dieu et ses croyances, cela pendant plus de deux millénaires.

Geneviève Nevejan enseigne à l’École du Louvre.

« Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux », est-il écrit dans l’Exode (Ex 20,4), injonction que réitère d’ailleurs la Torah : « Tu ne te feras point d’idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel. »

Au IIe siècle, Clément d’Alexandrie, comme Tertullien dans De Idolatria, condamne toute forme, petite ou grande, comme une œuvre du diable. Le philosophe et historien d’art Georges Didi-Huberman parle même d’une « véritable haine du visible » chez les Pères de l’Église. « Haine » née non de la représentation, mais plus volontiers de la crainte de l’idolâtrie païenne. Ces peurs, attisées par la persécution dont sont victimes les premiers chrétiens, n’empêcheront pas la naissance au IIIe siècle d’une iconographie chrétienne dans les catacombes romaines et dans le sanctuaire syriaque de Doura Europos.

Née de la désobéissance

L’image apparaît rapidement comme le support obligé de la foi, même si Dieu le Père n’est guère représenté pendant le Ier millénaire. La nature à la fois divine et humaine du Christ légitimait sa représentation. « Qui m’a vu, a vu le Père », est-il écrit dans l’évangile selon saint Jean (Jn 1,18). Et saint Paul précise dans l’épître aux Colossiens (Col 1,15), que « le Christ est l’image du Dieu invisible ». Le premier iconoclasme, initié en 730 par l’empereur Léon III l’Isaurien, qui interdit l’usage d’icônes représentant le Christ, la Vierge et les saints, est de courte durée. Quelque cinquante ans plus tard, le second concile de Nicée (787) autorise à nouveau la vénération des images.

« Puisque l’invisible est devenu visible en prenant chair. Tu peux exécuter l’image de celui qu’on a vu », écrit le théologien et zélé défenseur des icônes saint Jean Damascène (676-749). À sa suite, Théodore Studite (759-826), grande figure et saint de Constantinople, évoque la transmission évangélique faite par les apôtres : « Ce qui est représenté d’un côté par l’encre et du papier est représenté sur l’icône par diverses couleurs ou un autre matériel (…) Tout comme chaque homme a besoin du livre de l’Évangile, ainsi en va-t-il pour l’image qui lui correspond. »

Nécessaire distance

La problématique qui s’est ponctuellement posée est celle du réalisme, ou plus précisément de la représentation de Dieu à l’image de l’homme. Celle-ci remonterait à Abgar, roi d’Edesse, selon une tradition entretenue par Eusèbe de Césarée. Souffrant, le souverain aurait demandé au Christ de venir le guérir. Il lui aurait envoyé un émissaire pour exécuter son portrait, à défaut de le convaincre. Au moment de la rencontre, le Sauveur aurait pris un linge, l’aurait appliqué sur son visage et y aurait imprimé ses traits, réalisant ainsi une image « non faite de main d’homme ». Conservé jusqu’au sac de Constantinople par les Croisés en 1204, le linge est devenu le point de départ de l’art de l’icône. Quant aux traits de la Vierge, ils s’inspireraient du portrait de la Vierge et de l’enfant par saint Luc.

Après la parenthèse qui correspond aux invasions barbares, on assiste en Occident à un renouveau des arts allant de pair avec l’accroissement de la ferveur religieuse. Autour de l’an mil, les portails des églises se transforment en Bible imagée dont la vocation est avant tout didactique. Apparaît alors un univers foisonnant de symboles. Le nimbe et la mandorle qui isolent le Christ des vivants sont quelques-uns des attributs de la divinité.

On a pu reprocher à cet art son peu de respect pour le naturalisme, son indifférence à l’égard de la perspective rationnelle ou ses déformations effrayantes du Diable et de l’Enfer. Mais celles-ci étaient intrinsèques à l’esthétique romane qui proscrivait la conformité au monde visible. Un regard distancié s’imposait.

Humanisation du sacré

Par la suite, l’art gothique ne cessera de se rapprocher des apparences du monde réel. À partir du XIIIe siècle, les monstres censés dépeindre les tourments infernaux désertent les cathédrales. Le naturalisme gagne progressivement l’Europe occidentale. Certains ordres religieux participent de cette évolution. Les franciscains et les dominicains se mêlent aux hommes du commun et en partagent l’existence. La piété n’est plus uniquement le fait d’anachorètes ou de prieurés éloignés des villes. Ces ordres encouragent certains thèmes comme la Vierge d’humilité assise à même le sol ou la Vierge allaitant l’enfant.

À la fin du Moyen Âge, les écoles du Nord cultivent la voie du pathétique. Au Christ roman, impassible, se substituent les larmes versées par la Vierge dans La descente de Croix, de Rogier van der Weyden (1435). La divinité accède à la douleur des hommes. Dans le même temps, l’Italie de la Renaissance s’affranchit des règles qui régissent l’art de l’icône. Un autre vocabulaire se met en place. Les fonds d’or dominent encore certaines compositions de Fra Angelico (vers 1400-1455), mais la lumière blanche de la Transfiguration doit son éclat au soleil plus qu’au précieux métal. Au siècle précédent, les paysages de l’Ombrie envahissaient déjà les fresques de Giotto (vers 1267-1337).

La présence de Dieu se manifeste dorénavant au travers de la beauté du monde. L’art répond ainsi aux nouvelles attentes du fidèle, qui aspire à plus de proximité avec Dieu. C’est pour les mêmes raisons d’ailleurs que se développera l’hagiographie : la Légende dorée de Jacques de Voragine, rédigée entre 1261 et 1266, relate la vie des saints et des martyrs sous la protection desquels veulent se placer les chrétiens. L’idéalisation deviendra, jusqu’à l’époque moderne, une autre marque de la transcendance, de laquelle naîtront la Vierge aux rochers (vers 1484) de Léonard de Vinci, La Pieta (1499) de Michel-Ange et quelques-unes des plus belles pages de l’histoire de l’art.

Retour à la dématérialisation

Au XXe siècle, en revanche, l’art sacré connaîtra une quasi-éclipse. Contaminée par le « désenchantement du monde » tel que l’a défini Max Weber, la raison se substitue à l’explication mystique de la création et les artistes prétendent s’affranchir de toutes les règles et, avec elles, des croyances quelles qu’elles soient. Georges Rouault (1871-1958), ce grand croyant, est peut-être le dernier peintre à avoir osé interpréter Dieu en des termes naturalistes.

Exécutées par Alexej von Jawlensky (1864-1941) à son retour d’exil en 1921, les Têtes mystiques et les Faces du Sauveur indiquent son vœu de s’éloigner d’une figuration trop narrative. Le peintre russe est fasciné par les icônes, auxquelles il emprunte la géométrisation synthétique des visages. Au lendemain d’une retraite chez les trappistes, Alfred Manessier (1911-1993), pour sa part, décide de faire de sa peinture l’expression de sa foi. Les Pèlerins d’Emmaüs (1944) marque l’apogée de son expérience à la fois mystique et picturale. Il prend conscience de la nécessité de «s’éloigner des apparences». «La descente de Croix», de Rogier van der Weyden © Musée du Prado

L’abstraction deviendra ainsi pour beaucoup d’artistes la seule esthétique propre à traduire, sinon Dieu, tout du moins la spiritualité. Pionnier de l’abstraction en Russie, Malevitch considérait que son Carré noir sur fond blanc, autrement intitulé Quadrangle noir encadré de blanc, était la nouvelle icône de l’avant-garde russe. Son accrochage surélevé à l’angle de deux murs s’inspirait d’ailleurs de l’iconostase (disposition des icônes dans les églises russes). Quant à Rothko, il a radicalisé ce refus d’une réalité visible, en réalisant, en 1964, de simples monochromes pour la chapelle de l’Université catholique de Houston. Dans ce sombre octogone, la peinture s’obscurcit au point de devenir à peine visible. Le peintre incroyant revenait ainsi, par-delà les siècles, à une forme d’iconoclasme, celle de la modernité.

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