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dimanche, 26 novembre 2017 00:33

Chœurs ou duels

«D’une seule voix» © Aloest DistributionLa musique est présente au cinéma dès ses débuts. Au plan formel, les deux arts ont en commun de travailler sur le temps, le rythme. Quant aux sujets, la musique tient évidemment une place centrale dans les films musicaux, les biographies de musiciens, mais aussi dans certaines fictions et documentaires où elle est considérée comme un facteur d’intégration sociale et de rencontre entre les cultures. Est-ce une idée reçue?

Chroniqueur cinéma pour choisir depuis 2012, Patrick Bittar est aussi directeur de l’Association suisse des amis de Sœur Emmanuelle (ASASE).

Le documentaire D’une seule voix (2009) de Xavier de Lauzanne permet d’aborder la question avec réalisme. C’est la chronique d’un échec, et l’on sait les échecs riches d’enseignements.

Au début, M. Labat de Rossi, producteur français de « musiques du monde », voyage en Israël et dans les territoires palestiniens pour convaincre des formations musicales de participer à une tournée en France. « Qu’on vienne de Gaza, de Jérusalem, ça ne compte pas. On est tous des musiciens réunis pour apporter ce message aux gens : oui, si on peut chanter et vivre ensemble pendant une tournée comme celle-là, il y a peut-être un espoir. L’espoir qu’un jour, on sera tous capables de vivre ensemble. » Les frères ennemis réunis par l’amour de la musique…

Il embarque dans son projet utopique des chorales juives, chrétiennes, l’Ensemble musical de Palestine, etc. Une centaine de musiciens partagent ainsi, quelques semaines durant, la vie d’une tournée. Mais le fossé qui les sépare (conflit politique, décalage de niveau de vie, barrière linguistique) ne sera pas comblé pour autant. Le producteur a cru que cette idée consensuelle suffirait, il l’a « vendue » à tous les participants (y compris diplomatiques) et a axé ses efforts sur l’organisation, mais l’aspect évènementiel (l’ambition) a pris le pas sur l’humain (l’essentiel).

L’erreur fondamentale ici est la croyance en la vertu irénique intrinsèque de LA musique. Martin Luther écrivait que la musique « est un don de Dieu et non pas des hommes ; aussi chasse-t-elle le démon et rend-elle joyeux. Avec elle, on oublie la colère et tous les vices. »[1] Évidemment, le théologien n’avait pas eu la joie « d’écouter » du thrash metal, utilisé comme torture dans les centres de détention américains (thrash signifiant rouer de coups), ni du doom-death ou du porno-grind ! Dans D’une seule voix, la conséquence de cette erreur est que chaque formation se produit séparément : les Israéliens et les Palestiniens ne jouent pas ensemble. Des groupes de musique, ça ne fait pas un groupe. Et quand on sait que même les groupes issus d’une culture commune sont souvent menacés d’implosion…

Par ailleurs, les genres musicaux sont les produits de toutes sortes de cultures et de sous-cultures, y compris les plus rebelles, les plus dissidentes. Aussi la musique ne peut-elle être comprise comme un facteur d’intégration en soi, surtout que lorsqu’on parle d’intégration, on sous-entend souvent « à une culture dominante ». Dans D’une seule voix d’ailleurs, un des ensembles vocaux, composé de seize jeunes filles (huit palestiniennes, huit juives) chantent ensemble, en arabe, un air qui vient de la tradition juive. Le chœur a été formé pour l’occasion … par une professeure israélienne de musique, qui semble aveugle au biais qui entache son dispositif : « Nous, nous chantons en arabe, et eux ils chantent notre culture dans leur langue. » Autrement dit, son projet participe de l’expansion de la culture juive (sans compter qu’elle y a ajouté une gestuelle traditionnelle juive). Elle quittera le navire quand il commencera à prendre l’eau de la discorde politique entre certains participants. Un projet musical commun n’aurait-il pas mieux favorisé la création de liens pacifiques, le temps du projet au moins ?

Importance de la pratique

C’est la tentative que fait un violoniste avec des « sauvageons » de la plus grande favela de São Paulo, dans Le Professeur de violon (2015). Inspirée d’une histoire vraie, cette fiction brésilienne de Sergio Machado veut montrer que la musique peut combattre la violence et les inégalités, mais elle partage avec le documentaire précité un fond bien-pensant et une réalisation lisse et formatée. À force de vouloir trop embrasser (ici, trop de sous-intrigues), les deux films finissent par mal étreindre (ils survolent leurs personnages).

Laerte est un brillant violoniste (noir) qui rêve d’intégrer l’Orchestre symphonique de São Paulo (OSSP). Mais lors d’une audition, il perd tous ses moyens et ne sort aucune note. Il répond alors à une annonce d’une ONG locale et accepte, à contrecœur, d’enseigner la musique classique à des adolescents du bidonville Heliópolis. Confronté à l’indiscipline, à la violence et à l’ignorance technique de ses élèves, il impose des règles, repère les doués et entraîne ces jeunes dans un salutaire projet de concert. Le film se clôture sur des élèves venus écouter leur professeur (devenu premier violon de l’OSSP) en concert, dans une belle salle.

Ici, la musique classique constitue, pour les démunis de la société brésilienne, une clé d’entrée dans l’univers -au moins culturel- des classes aisées. Mais Laerte leur a transmis plus qu’un savoir théorique ou le goût de la grande musique : il leur a donné les moyens de jouer eux-mêmes. Si de nombreux films créés autour de la musique mettent en valeur l’apprentissage pratique, ce n’est pas seulement parce que les scénarios ont besoin d’action et les personnages d’évolution, mais parce que maîtriser un instrument de musique exige du travail, et que le travail est un facteur d’intégration sociale. Pratiquer un instrument déplace l’attention, canalise la volonté. Comme le crie une élève du Professeur de violon pour couper net au chahut qui règne dans la classe, ces cours lui permettent d’oublier ses soucis quotidiens, et elle y tient !

Effets sur l’âme

Reste que l’univers sur lequel se concentre le musicien est particulier. « Si la musique est la partie maîtresse de l’éducation », écrit Platon dans La République, « c’est parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement. » Et Madame de Staël de renchérir : « De tous les beaux-arts, la musique est celui qui agit le plus immédiatement sur l’âme. Les autres dirigent vers telle ou telle idée (…) Ce qu’on a dit de la grâce divine qui tout à coup transforme les cœurs peut, humainement parlant, s’appliquer à la puissance de la mélodie… » (Corinne ou l’Italie, 1807).

De mélodie, il ne reste cependant plus grand-chose quand il s’agit de rap, cette musique qui fait partie de l’environnement « naturel » des jeunes du Professeur de violon ou des protagonistes de 8 Mile (2002), de Curtis Hanson. Dans ce dernier film, qui se déroule dans la banlieue sinistrée de Détroit, le rappeur Eminem joue son propre rôle. Jimmy est un adolescent blanc déprimé, qui vit avec une mère défaillante (Kim Basinger) et travaille dans une usine de tôles. La route 8 Mile le sépare du quartier noir où il aimerait faire montre de ses talents de rappeur.

Comme dans Le professeur de violon, le film commence par un échec cinglant : lors d’une battle (un duel de rappeurs en public), Jimmy est mis à quia. Et comme Laerte (et beaucoup de musiciens), il continue de se battre avec les factures impayées (par sa mère) et les doutes. À force de courage et grâce au soutien de ses amis, Jimmy, que les rappeurs noirs surnomment Elvis en référence ironique à un autre Blanc venu jadis jouer sur leurs plates-bandes, va s’imposer et s’intégrer au-delà de sa rue, puis bien au-delà de Detroit (mais le film se termine avant).

Le talent glorifié ici relève plus de la joute oratoire que de l’art vocal et n’a plus grand-chose à voir avec le chant tel que le concevait Luther: «…le meilleur art et le meilleur exercice de tous. Il n’a rien de commun avec le monde; on ne le rencontre ni devant les juges, ni dans les controverses.»[2« 8 Mile » © United International Pictures

Des rencontres

Autre rencontre avec une culture étrangère via la musique, celle du petit Max avec celle des gens du voyage dans Swing (2002), du réalisateur gitan Tony Gatlif. La situation de départ rappelle celle de 8 Mile. Le héros est dans une période de flottement ; il passe les vacances d’été seul chez sa grand-mère et s’ennuie un peu. Son environnement familial est destructuré : père absent, mère nomade qui l’emmène chaque année dans un pays différent. La rencontre advient parce qu’il s’aventure dans une banlieue triste (de Strasbourg) pour y acheter une guitare. C’est Swing, une petite Manouche, qui lui ouvre les portes de sa communauté.

Le blondinet prend alors des cours de guitare avec le génial Miraldo, et découvre un mode de vie où la musique est prépondérante et contribue au rapprochement avec les gadjé (les non-Gitans). En témoigne cette scène où Miraldo et un ami juif réveillent en pleine nuit Khaled pour chanter avec lui (« Le Juif, le Manouche ! You are welcome, men ! Yallah ! ») ou celle où de jeunes alsaciennes blondes entonnent avec leur mentor le bouleversant Chant de la paix qui mêle traditions yiddish, arabe et manouche : « Remplis chaque coupe qui se vide pour que les âmes se remplissent d’amour. Car le cœur de celui qui n’a jamais été esclave de l’amour ne connaîtra jamais l’unicité d’être Un. » Max va finalement délaisser les cours de guitare et vivre une belle amourette avec Swing.

L’épatant documentaire Benda Bilili ! (2010), de Renaud Barret et Florent de La Tullaye, nous fait vivre, sur cinq ans, l’incroyable percée internationale d’un groupe de musiciens handicapés congolais. Au départ, en 2004, on les voit écumer les rues misérables de Kinshasa, la nuit, sur leurs fauteuils roulants de fortune, entourés d’enfants des rues attirés par leur musique entraînante et leurs paroles optimistes : « L’homme n’est jamais fini, il n’est jamais trop tard dans la vie, chantent-ils en souriant. Un jour, c’est sûr, on réussira. »

Le groupe suscite l’intérêt des réalisateurs français, venus dans la mégalopole pour un autre projet. Ils le mettent en contact avec un producteur de musique, qui lui ouvre les portes d’un studio d’enregistrement local. Mais une nuit, un incendie détruit le foyer pour handicapés où réside Ricky, le leader du groupe. Il se retrouve à la rue avec sa femme et ses enfants … pour plusieurs années. Lorsque les réalisateurs reviennent, ils constatent la confirmation des propos de Luther : « Ceux qui savent chanter ne se livrent ni aux chagrins, ni à la tristesse. Ils sont gais et chassent les soucis avec des chansons. »[3] Les musiciens reprennent le travail d’enregistrement et leur premier disque sort en 2009. Le succès est fulgurant. Pendant trois ans, ils donneront plus de 300 concerts à travers le monde. Et en 2012, ils se sont produits au Royal Albert Hall de Londres, durant les Jeux paralympiques.

Se mettre d’accord

C’est aussi au Royal Albert Hall que se déroule l’émouvante scène finale des Virtuoses (1996). Cette fiction britannique de Mark Herman raconte l’histoire d’une petite ville menacée par la fermeture imminente des mines. L’attention est portée sur la fanfare des mineurs, dirigée d’une main de fer par Danny. Alors que les habitants sont dévastés, que les couples explosent, Danny n’a qu’un objectif : la finale du championnat national des fanfares à l’Albert Hall. Rita morigène son mari Harry : « Il y a dix ans, tu étais toujours prêt à te battre. Maintenant, tu fais plus rien, à part souffler dans ta maudite trompette. - Ouais, mais au moins on nous écoute. » Finalement la fanfare décroche la coupe et Danny fait un discours : « Le fait que nous ayons remporté ce trophée n’intéresse pas grand monde. Par contre, si nous le refusons en public, comme nous allons le faire maintenant, le pays entier va se tourner vers nous. De cette façon, je ne parlerai pas pour rien. »

La musique pour se faire entendre, pour s’entendre … pour se mettre à la recherche d’un équilibre, d’une symphonie. Le mot grec symphoneo ne signifie-t-il pas « se mettre d’accord » ?

[1] « Lettre à Senfl », in Bernard Guy, L’art de la musique, Seghers, Paris 1961, 700 p.
[2] Ibid.
[3] Ibid.

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