Être invitée, recevoir, être invitée, recevoir, savoir recevoir, en mettre plein la vue, se mettre sur son trente et un, être en pleine forme pour l’occasion, arroser les plantes vertes… zut, il reste des traces de doigts sur les verres à pied!
Je ne veux pas projeter sur des bibelots la personnalité que je me refuse. Je ne suis pas ce que je donne à manger. Je ne suis pas où j’habite. Je ne suis pas une confiture maison.
Je me demande souvent comment des êtres humains qui ont connu des parcours de vie si différents tolèrent une vie commune dans les mêmes cent mètres carrés pour le restant de leur vie.
Habiter n’est pas une faculté innée. C’est même une habitude que l’on perd facilement. La peur de la vieillesse et la hantise de la solitude sont des arguments… mais tout de même, quel gâchis.
Elle se promène, choisit une direction, entre dans une cour, un parc, entre dans une conversation, éclate de rire et s’en va. Si le temps coûte la vie, l’espace est quant à lui gratuit. L’oxygène, le métabolisme, l’imagination, les végétaux, les minéraux, les animaux ... tout est gratuit.
Devant ces maisons closes lui vient l’envie de faire du porte-à-porte. Postière, témoin de Jéhovah, contrôleuse du gaz ou colporteuse.
Le jour, ça va, le temps libre dilate l’espace, les visages s’ouvrent, il y a osmose des humeurs et harmonie des pas sur le sol. C’est dans la nuit que tout se complique. Entre chien et loup : plutôt loup. Les portes électroniques résistent. Digicodes. Quand une porte cède, il y a une seconde, plus conséquente. Vidéosurveillance. Les bancs publics sont insomniaques (ce sont leurs accoudoirs qui font les sans-abri bossus).
La ligne est occupée. À la quatrième tentative, une voix douce et navrée lui présente ses excuses : les établissements d’accueil sont tous complets cette nuit. «Pas de souci, Madame. Vos lits sont étroits, la fumée est proscrite, le thé imbuvable, le vol courant et la picole interdite. Il y a des heures de rentrée, des poux et une file d’attente devant les toilettes. Ce n’est pas de l’ingratitude, Madame, pour que je me décide à dormir chez vous, il faudra que vienne l’hiver, ou la maladie, au revoir, Madame!»
Jamais plus elle n’ira se décrasser dans leurs structures d’accueil. Elle n’échangera pas ses vieilles fringues contre de moins vieilles. Elle n’ira pas s’attabler autour des nappes plastifiées de leurs cafétérias solidaires. Elle chapardera. Elle mangera dans leurs poubelles, car les poubelles n’ont pas des yeux de grande sœur charitable. Les poubelles ne la regardent pas, ne la plaignent pas.
Pour l’instant, l’alcool la préserve des morsures du froid. Eaux-de-vie ou spiritueux, on désinfecte bien les plaies à l’éthanol. Du moment qu’elle a sa bouteille, un journal sous la tête, elle roupille n’importe où. Elle se blottit dans les entrailles d’une ville que d’autres ont construite pour elle. Cette nuit, dans un parking souterrain. Les nuits précédentes, dans une Peugeot à laquelle il manquait une vitre, un container de chantier, une cabane de potager, une cave d’immeuble, une cage d’escalier. Le sommeil n’est jamais profond. La réalité vient à tout moment secouer la rêverie, et vice versa.
Elle habite l’un des plus beaux quartiers de la ville, l’une des plus belles villes du monde. Elle habite partout où elle va, et ce n’est pas René, son voisin de circonstance, qui la contredira, ni son chien.
René passe ses nuits sous une bâche rectangulaire ficelée à la rambarde d’un escalier. Il possède un matelas, quelques affaires dans un sac de cuir et une canne à pêche. Sur un paillasson poussiéreux, il a déposé deux petits pots de fleurs.
Quand elle l’a salué pour la première fois, René l’a ignorée: «On peut pas être tranquille une seconde dans ce patelin!» Le lendemain, elle lui a proposé quelques carottes qu’un marchand lui avait offertes. Il l’a regardée droit dans les yeux: «Tu sais, j’ai qu’une dent (il la lui a montrée), et puis, les carottes … c’est pour les lapins!» Il est parti d’un puissant rire. Ses épaules faisaient de grands mouvements de haut en bas. Il a tourné les talons. Fin de l’échange…
Celui qui n’a rien vu venir.
Celui qui est myope et n’a plus de lunettes. Celle que l’on a mariée de force à un connard qui la tabassait. Celle qui jure avoir traversé toute l’Europe avec un euro quatre-vingts. Celui qui dit être parti parce qu’il ne supportait plus le bruit de ses voisins. Celui qui répète en boucle qu’il n’en a rien à foutre, jure sur la tête de son chien que No Future est une ode à la vie. Celle qui exècre les toxicos parce qu’ils volent, les flics parce qu’ils cognent et les SDF parce qu’ils empestent. Celle qui mendie debout, un petit gobelet à la main, près de la porte de la poste. Celui qui conserve dans une boîte de fer-blanc une photo de Ronaldo, une photo de son ex-femme et une photo de Marilyn Monroe. Celui qui a un fils de 6, 7 ou 8 ans (il ne sait plus exactement). Celui qui ignore depuis combien de temps il n’a plus payé de pensions. Celui qui urine dans les ascenseurs, insulte les passants devant la gare, énumère ses projets dans les parkings et raconte son enfance devant l’église. Celle qui fait un scandale à la Soupe populaire à cause des sandwichs au jambon, à cause de la soupe au lard. Celle qui a quitté le Maghreb pour étudier en Europe la psychologie (et sera bientôt internée dans un service de psychiatrie). Celui que l’on appelle Snowbird, parce qu’il mélange cocaïne, alcool et excitants. Celui qui souffre de pieds plats, d’eczéma sur la tête, de douleurs dorsales et de bronchite chronique. Celle qui…
Tous ont dans les mains un sac, ou plusieurs, qu’ils portent comme une croix. Tous ont les cheveux gras, des blessures mal cicatrisées. Tous ou presque souffrent de rhumatismes, de dépression, de dépendance, de troubles du sommeil.
Celle qui…
Le matin, elle marche pour se réchauffer. Par les fenêtres des cuisines du rez-de-chaussée, elle dévisage les familles qui s’attablent pour prendre leur petit-déjeuner. Ça ne respire pas franchement le bonheur, mais c’est là, c’est l’heure et ça mange en famille autour d’une table.
Elle lorgne maintenant les familles qui se promènent au ralenti en des lieux insignifiants, ces familles qui ne se quittent pas des yeux, vérifient à tout moment si tous les enfants sont bien là.
Quand il se met à pleuvoir, les familles ne sont plus là.