Dans son discours du 9 octobre 2013 à Chatham House, Viktor Orbán, le tout-puissant Premier ministre de Hongrie, a insisté sur les valeurs traditionnelles (Eglise, famille, nation) et a qualifié son pays de « laboratoire ».[1] A la lumière des commentaires qui fusent sur le régime, la Hongrie est, en effet, et depuis un bon moment déjà, regardée comme le « laboratoire » de la « nouvelle droite »[2] (qui se réclame haut et fort du christianisme), du souverainisme économique (bien que tout se fasse avec l'argent de l'Union), de l'identité nationale (en crise[3]) et du néo populisme. Au sein de ce phénomène assez unique au cœur de l'Europe, la Hongrie se distingue encore par une autre spécificité : l'instrumentalisation du christianisme par un pouvoir politique sans scrupules, avec l'assentiment des Eglises reconnues.[4]
Mais pourquoi le pourvoir politique hongrois a-t-il un tel besoin de la religion ? La réponse est simple, voire banale : le parti au pouvoir n'a pratiquement pas d'idéologie ; seul compte le pouvoir en tant que fin en soi, qui permet l'enrichissement personnel démesuré d'une clientèle servile, notamment par le biais des appels d'offres publics et la redistribution agressive des marchés.
Pour endormir la société, afin qu'elle ne s'aperçoive pas de la mise en place de ce système mafieux, le pouvoir joue sur deux registres : le nationalisme et le religieux. Le rôle de ce dernier est de conférer une apparence de moralité à un exercice du pouvoir amoral ainsi qu'à une politique socio-économique outrancièrement néolibérale, favorisant les très fortunés et les hautes classes moyennes.
Sur le plan national, il y a une flagrante contradiction entre la présentation de la nation dans la rhétorique politique comme une communauté ethnique (une idéologie völkisch[5]) et la mise en vente de la nationalité hongroise pour 250 000 euros. En réalité, ce n'est nullement surprenant. Depuis le XIXe siècle, les « élites » hongroises n'ont jamais réellement choisi entre les modèles de la nation politique (à la française) et de la nation ethnoculturelle (à l'allemande). Elles ont toujours voulu les deux à la fois. Doit-on alors s'étonner que la « nation hongroise » ait fini par tomber malade ?
Cette schizophrénie se vérifie dans l'attitude de la société hongroise envers les Roms. Les sentiments anti-roms constituent le fonds de commerce de l'extrême droite. Résultat : on les exclut de la nation ethnoculturelle hongroise en les obligeant à prendre de plus en plus conscience de leurs différences et de leurs particularités ethniques. Est amorcée ainsi une bombe sociale à retardement.
Nationalisme et religion
L'identification de la nation au christianisme (catholique et protestant) est un autre héritage du XIXe siècle. Pour faire oublier son libéralisme et son anticléricalisme originel, le Premier ministre Orbán (dont les enfants n'étaient pas baptisés au moment du changement de régime en 1989[6]) et son parti au pouvoir, le Fidesz (Union civique hongroise), se positionnent en défenseurs d'un christianisme en perte de vitesse. En ambitionnant de « (re)fonder » une nation hongroise chrétienne - par la force et la coercition si nécessaire - Viktor Orbán resserre progressivement les liens entre l'Eglise et l'Etat. On assiste ainsi à l'émergence d'une structure socio-politico-religieuse de type byzantin.
Loin d'être une innovation, il s'agit là d'un retour en arrière. L'Eglise catholique hongroise, vaisseau amiral du système, a toujours été au service du pouvoir. Cela était vrai non seulement pour toute la période des Habsbourg, mais aussi pour le régime de Miklós Horthy (1920-1944) et le régime bolchévique de János Kádár (1956-1989). Pour bon nombre de dirigeants politiques (dont le Premier ministre Orbán lui-même), afficher ostentatoirement son christianisme de façade est aussi le meilleur moyen de gommer soit un passé communiste actif, soit une appartenance à « la jeunesse dorée » de l'ancien régime. Ce processus de conversion est d'ailleurs une caractéristique de la classe politique de tous les pays de l'ancien bloc soviétique, dont le président russe Vladimir Poutine est l'un des meilleurs exemples.
Vouloir replacer les Eglises chrétiennes - dont les manques de ressources humaines et de savoir théologico-religieux sont flagrants - au centre d'une société hongroise en crise, semi-païenne, matérialiste et individualiste est une volonté politique complètement déconnectée de la réalité. Il va sans dire que les Eglises elles-mêmes n'ont pas voix au chapitre. La preuve la plus évidente est l'introduction lors de la rentrée 2013 de cours obligatoires de catéchisme ou d'éthique[7] dans le programme scolaire, sans aucune concertation sérieuse avec les intéressés.
Les chevilles ouvrières de ce processus sont le Parti populaire chrétien-démocrate (KDNP) - socialement inexistant, mais partisan d'un fondamentalisme chrétien théologiquement douteux - et des pasteurs protestants ambitieux, dont la figure de proue est incontestablement Zoltán Balog, homme fort du régime et ministre des ressources humaines. Selon ses dires, les chrétiens sont moralement supérieurs aux non-chrétiens. Ce qui rappelle indubitablement le « national-christianisme » du régime Horthy d'entre les deux guerres.
Otages du pouvoir
Pour comprendre le silence et la docilité des principales Eglises reconnues (catholique et réformée), il est intéressant de se pencher sur les statistiques du recensement de 2011 qui, d'un point de vue social, sont catastrophiques. Que disent les chiffres ? Que la population hongroise diminue et vieillit (l'immigration n'est plus en mesure de compenser le manque de naissances) ; que des microrégions se dépeuplent (et s'appauvrissent à vue d'œil) ; que le nombre de ceux qui vivent maritalement chute (seulement 44,4 %), tandis que celui des divorcés ne cesse d'augmenter (607 000 en 1990, 980 000 en 2011). Toute la société se disloque progressivement. Selon les estimations, un demi-million de personnes sont parties travailler à l'étranger (principalement en Allemagne et en Grande-Bretagne). Cela signifie des dizaines de milliers de familles désarticulées.
Mais il y a plus grave encore. Les résultats du recensement ont assommé les Eglises. Ils ont révélé une société en pleine déchristianisation. Ainsi, le nombre de ceux qui se sont déclarés catholiques est passé de 5 558 961 (2001) à 3 871 881 (2011), celui des réformés de 1 622 796 (2001) à 1 153 442 (2011) et celui des évangéliques (luthériens) de 304 705 à 214 965 (2011). Parallèlement à cela, le nombre des sans confession a légèrement augmenté, passant de 1 483 369 (2001) à 1 659 023 (2011) et une nouvelle catégorie est apparue, celle des athées déclarés. Ils sont 147 386, dépassant ainsi largement le nombre des fidèles que peuvent aligner la plupart des Eglises officiellement reconnues par le gouvernement.
Et pour que le camouflet infligé à la fois aux Eglises et au régime national-chrétien soit total, il faut aussi avoir en vue que près de 2,7 millions de personnes ont refusé de répondre à la question qui concernait l'appartenance confessionnelle. Leur nombre n'était que de 1,1 million en 2001. Cela signifie qu'actuellement 45,4 % de la population hongroise s'est distanciée des institutions religieuses. Ce chiffre se reflète aussi dans le choix des parents entre le catéchisme (52 %) et l'éthique (48 %) obligatoires.
C'est dans un tel contexte que nous assistons à la « rechristianisation » forcée de l'espace public.[8] Mais si la perte de l'influence sociale des Eglises est incontestable, la peur existentielle fait qu'un certain nombre de gens tendent à se montrer « croyants ». C'est très perceptible dans les rangs du personnel pédagogique, dont l'école (auparavant publique) a été reprise en main par l'une des Eglises.[9] Et les premiers scandales commencent déjà à apparaître : culpabilisation et menaces effroyables de l'enfer sur les enfants !
Il va sans dire que la diminution drastique des fidèles, conjuguée à l'appauvrissement de la population et à la baisse de l'impôt sur le revenu (les contribuables peuvent affecter le 1 % à l'Eglise de leur choix) se font sentir dans les recettes et posent aux Eglises de graves problèmes de financement. Dans ces conditions, la stratégie de domination sociopolitique du Premier ministre Orbán sur des Eglises instrumentalisées fonctionne à merveille. Elle consiste dans l'usage de la carotte (privilèges accordés et soutien financier massif) et du bâton (chantage sur le passé et sur le rôle joué par bon nombre de responsables ecclésiastiques à l'époque communiste, étouffement de scandales moraux et/ou financiers).
Le pouvoir et les responsables ecclésiastiques sont conscients que sans l'argent public offert pratiquement sans compter, alors que partout ailleurs (prestations sociales, enseignement supérieur, santé) l'Etat effectue des coupes budgétaires drastiques, les Eglises s'écrouleraient. Cela explique aussi pourquoi elles contemplent en silence la criminalisation de la pauvreté en Hongrie ; et pourquoi l'ensemble des médias catholiques (et de droite) hongrois sont désorientés par le pape François.
Une voix s'élève
Le premier responsable ecclésiastique à avoir pris conscience de la dérive du christianisme politique hongrois et à avoir attiré l'attention sur le danger que cela représente pour les Eglises a été l'évêque luthérien Tamás Fabiny. Pour le moment, personne ne le suit. On préfère ne pas voir l'émergence d'un antichristianisme qui s'organise.
Il est pourtant évident, que lorsque le régime Orbán s'effondrera, les Eglises officielles payeront très cher la facture de leur instrumentalisation et de leur embrigadement (prêches politiques dans les églises, activisme à l'occasion des services liturgiques). Dommage qu'aveuglées et enivrées par l'argent et le pouvoir - somme toute éphémères - elles ne voient rien venir. Le réveil sera brutal et douloureux. Elles auront une terrible gueule de bois !
[1] • Voir aussi l'analyse de l'ancien président de la République, László Sólyom, La fin de la séparation des pouvoirs en Hongrie (www.revuemilitairesuisse.ch/fr/archives/in dex_490.htm).
[2] • Voir G. M. Tamas, « Hongrie, laboratoire d'une nouvelle droite », in Le Monde diplomatique, Paris, février 2012.
[3] • Faits surprenants du recensement de 2011, le nombre de ceux qui n'ont pas répondu à la question se référant à l'appartenance nationale et à la langue maternelle est passé de 541 106 (2001) à 1 443 840 (2011), tandis que le nombre de ceux qui se sont déclarés ethniquement hongrois a diminué de 9,4 millions (2001) à 8,3 millions (2011).
[4] • http://fr.wikipedia.org.
[5] • Terme difficilement traduisible en français, porteur d'une couleur à la fois populiste, nationaliste et conservatrice. En allemand Volk revêt plusieurs significations : la nation, le peuple, dans un sens ethnique. Au XIXe siècle, le mouvement völkisch a mis l'accent sur le caractère spécifique, exceptionnel, mystique du peuple allemand et le maintien de ses traditions. (n.d.l.r.)
[6] • L'Eglise méthodiste, dont le pasteur avait baptisé les aînés du Premier ministre Orbán, a perdu son statut ecclésiastique et a été rabaissée au rang d'association religieuse.
[7] • La formation des professeurs d'éthique est devenue une filière lucrative, y compris pour les écoles supérieures confessionnelles. Pour quelques centaines de francs, et par des programmes allant de 30 à 60 heures au total, on propose de former des « spécialistes en éthique ».
[8] • Ainsi, dans le 8e arrondissement de Budapest, la Place de la République a été rebaptisée Place du pape Jean Paul II. Tout un programme !
[9] • www.hu-lala.org/2011/12/19/en-hongrieles- eglises-font-main-basse-sur-les-ecoles- publiques.