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mercredi, 01 juin 2016 16:28

Une coûteuse alliance

Si ce sont bien dans les enjeux économiques et diplomatiques que l’on trouve les racines du soutien de l’Occident à l’Arabie saoudite (pays à l’islam des plus intransigeants), c’est par contre sous l’angle doctrinal et historique que doit se comprendre d’abord le positionnement saoudien. Les manoeuvres théologico-politiques du royaume se sont révélées payantes, mais l’arrivée de Daech fait vaciller son assurance.

Au XVIIIe siècle, Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb (mort en 1792) constitua dans la région désertique du Nedjd un micro-Etat professant le wahhabisme. Ce courant sunnite, dogmatique et littéraliste, se fait le champion du tawhîd, l’unicité divine. La Mecque du VIIe siècle est l’unique modèle politique. Il faut redresser les musulmans et vaincre le vice, par la force si besoin, ce qui nécessite un bras séculier et donc une monarchie.
A partir de 1902, le prince arabe Ibn Séoud créa lui aussi un Etat wahhabite, qu’il étendit jusqu’à conquérir la région du Hedjâz, avec Médine et La Mecque, en 1925, après avoir renversé l’émir Hussein ibn ‘Alî. Contrôlant les villes saintes, il instaura la réforme wahhabite dans la péninsule, tout en tirant profit des revenus pétroliers dont il confia l’exploitation aux compagnies américaines.
Le 14 février 1945, le roi Ibn Séoud et le président Roosevelt signèrent le Pacte du Quincy à bord du croiseur américain du même nom, accord par lequel la monarchie confiait l’exploitation de son pétrole aux Etats-Unis pendant soixante ans. Renouvelé en 2005, le pacte offrait aux Séoud la protection militaire américaine et la garantie de la « stabilité », c’est-à-dire l’assurance que la monarchie autoritaire ne serait pas déposée.

L’ennemi chiite et iranien
En raison de son sunnisme intransigeant, la stratégie de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient suit un impératif absolu auquel tout le reste est subordonné : la menace chiite, particulièrement incarnée par l’Iran. Jouant sur son wahhabisme autant que Téhéran le fait avec son chiisme, Riyad voit dans l’Iran l’ennemi absolu de l’islam.
Depuis les années 70, une multitude d’événements ont alerté Riyad sur un possible sursaut des chiites dans la région alors qu’ils avaient été largement marginalisés partout où on les trouvait. En 1970, Hafez al-Assad prit le pouvoir en Syrie par un coup d’Etat soutenu par le parti laïciste Baas. Originaire de la minorité alaouite (15 % des Syriens), le nouveau dictateur, auquel succéda son fils Bachar en 2000, gouvernait avec l’appui des autres minorités, notamment chiites et chrétiennes, contre la majorité sunnite (72 %).
En 1979, la Révolution iranienne porta à la direction du pays le chiisme politique de l’ayatollah Khomeiny. L’Iran devint dans tout le monde musulman, même sunnite, le modèle de la révolution islamiste accomplie, capable de faire bloc contre un dictateur armé par l’Occident, Saddam Hussein, durant la terrible guerre Iran-Irak (1980-1988). L’Arabie saoudite perdit le prestige qu’elle avait acquis en tant qu’unique paradigme politique islamiste du Moyen-Orient.
Enfin, la guerre d’Irak lancée par les Etats-Unis et l’occupation du pays par ceux-ci en 2003 aboutit à un troisième sursaut chiite : le contrôle de l’Irak. A partir de 2005, les Etats-Unis s’appuyèrent sur les chiites majoritaires et notamment sur le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki. Les sunnites désertèrent massivement les élections, préparant ainsi leur marginalisation et leur ressentiment pour les dix années suivantes.
L’explosion de la Syrie en 2011 et l’essor de l’Etat islamique (Daesh ou EI) en 2013-2015 poussèrent Bachar al-Assad à renforcer ses liens avec toutes les autorités chiites de la région : le Hezbollah libanais, le gouvernement irakien de Bagdad, la République islamiste d’Iran, autant de pouvoirs hostiles au wahhabisme et au soutien saoudien envers les mouvements identitaires sunnites. Entre 2011 et 2015, une multitude de soulèvements locaux, en Arabie saoudite, au Koweït, au Bahreïn et au Yémen, manifesta le désir des chiites d’obtenir une reconnaissance religieuse face à des dynasties sunnites oppressives. Ainsi, en quarante ans, l’ensemble du Moyen-Orient fut touché par une renaissance politique chiite, totalement inédite depuis le Moyen Age, et qui avait valeur de revanche historique.

Soutien aux salafistes
Face à cette crainte théologico-politique d’une victoire du chiisme, le roi Abdallah d’Arabie saoudite (2002-2015) a joué la carte du salafisme politique en Syrie et en Irak, pour mieux contrer le rapprochement élaboré depuis 2003 entre l’Iran, l’Irak et la Syrie de Bachar al-Assad, réseau noué avec la complicité tacite de la Russie. Dans cet affrontement, l’Arabie saoudite a été soutenue par la Turquie, Israël et les pays salafistes du Golfe, c’est-à-dire l’ensemble du bloc rallié aux Etats-Unis.
Lorsque la révolte s’est levée contre la dictature d’al-Assad en Syrie, à la fin de l’année 2011, les Saoudiens ont aussitôt soutenu les rebelles en fournissant de l’argent. Dès 2012, à l’initiative du roi Abdallah et du Qatar, l’Armée syrienne libre (ASL) profita du soutien de la Ligue arabe et des principaux pays occidentaux, qui acceptèrent d’armer les rebelles. De puissantes personnalités saoudiennes n’hésitèrent pas à financer les djihadistes étrangers et les groupes radicaux, même ceux qui étaient hostiles à l’ASL. Les agences d’information proches d’al-Assad, comme l’IRIB iranienne ou les officines du Hezbollah, assurent que les Saoudiens ont créé de toutes pièces l’Etat islamique, en coordination avec les Etats-Unis, pour garantir leurs intérêts pétroliers et briser le « front du refus » à l’Occident (Syrie, Iran, Hamas, Hezbollah).

L'ombre de Daesh
Pourtant, à partir des victoires incontrôlables de Daesh en Syrie et en Irak (2014), le royaume saoudien s’est senti brutalement menacé, car l’EI est hostile à l’impérialisme américain et à la dynastie des Séoud, considérée comme corrompue. Un courant populaire favorable au « calife » al-Baghdâdî a été repéré dans le royaume, 135 partisans arrêtés, et l’on parle même d’officiers de l’armée de l’air. La branche saoudienne et yéménite d’al-Qaïda, AQPA (Al-Qaïda dans la Péninsule arabique), connaît elle aussi un regain de pugnacité et lance des attaques dans des mosquées du pays, bientôt concurrencée par des attentats fomentés par des fidèles de l’EI. L’Arabie saoudite devient le terrain de jeu des salafistes les plus enragés.
Sur le plan militaire, à terme, si l’EI devait perdurer, il ne pourrait plus s’étendre vers les terres chiites ou turques, en raison de la puissance militaire de l’Iran et d’Ankara. En revanche, le nord de l’Arabie saoudite pourrait constituer un réservoir de conquêtes. Le pays a donc massé 30 000 hommes au nord et vient d’achever l’installation d’un vaste mur de protection de 900 km sur sa frontière avec l’Irak.
La nature du wahhabisme et les choix de la monarchie expliquent les antagonismes avec l’Etat islamique. Ce sont deux islamismes étatiques radicalement différents. Tant que Daesh n’était qu’une branche indistincte du salafisme syrien qui luttait contre Bachar al-Assad, l’Arabie saoudite pouvait le financer sans crainte, d’autant que le pays en avait reçu l’autorisation de l’ONU et de l’Occident. Mais désormais al-Baghdâdî n’est plus un sous-traitant et conteste l’autorité religieuse saoudienne.
Face au danger, le 11 septembre 2015, les Etats-Unis ont annoncé à Djeddah, en Arabie saoudite, la constitution d’une coalition de 25 pays contre Daesh.

Un engagement peu marqué
Mais l’opposition de Riyad n’est pas aussi ferme qu’il y paraît. Son engagement aux côtés des Etats-Unis lui permet surtout de répondre à l’accusation, de plus en plus étayée, d’alimenter les réseaux d’al-Qaïda. Les promesses de participation de Riyad à la coalition internationale concernent surtout les domaines humanitaire et logistique : le royaume fournira des fonds pour les réfugiés et prêtera ses bases aériennes et navales, mais pas de troupes ni aucun matériel militaire. La monarchie préfère s’occuper de la partie humanitaire, c’est-à-dire la moins coûteuse et la plus prestigieuse auprès des populations. Quant à la population saoudienne, elle ne manifeste pas d’hostilité marquée envers Daesh.
La solution imparfaite choisie par Obama dès l’été 2014 a ainsi entraîné la puissance américaine à combattre l’Etat islamique aux côtés des wahhabites saoudiens, voire avec les membres les moins compromis d’al-Qaïda : jouer un islamisme contre un autre.
Riyad profite en outre de la désorganisation de la production pétrolière irakienne. Un apaisement rapide de la crise en Syrie-Irak risquerait de relancer la concurrence pétrolière et d’accentuer l’effondrement des prix du baril. La seule menace pérenne pour la monarchie saoudienne n’est pas tant l’Etat islamique - car elle compte sur l’appui des Etats-Unis pour se défendre - que l’Iran chiite, ennemi de toujours.
Cependant les Saoudiens étant des pragmatiques, si la menace de Daesh devenait trop pressante, ils se rangeraient pleinement dans la lutte. Sachant que leur armée est trop réduite, ils confieraient les opérations aux Etats-Unis et s’occuperaient de la « diplomatie du chéquier » comme ils sont habitués à le faire.

Imbroglio yéménite
Alors que les zaydites - une branche du chiisme - dominaient politiquement le Yémen du Nord depuis mille ans, ils craignirent de perdre leur ascendant politique face au dynamisme d’al-Qaïda et de l’Arabie saoudite voisine. Le président Sâlih de son côté, en poste depuis 1978,[1] se savait menacé par les Etats-Unis qui voulaient démocratiser le régime à la faveur du printemps arabe. Il décida donc de soutenir la puissante milice zaydite des Houthis, pour conserver le pouvoir face à al-Qaïda et à Washington. Mais il fut évincé en 2011 et remplacé par Abd Rabo Mansour Hadi, un sunnite favorable à l’Arabie saoudite. Les sunnites du Sud s’emparèrent donc du gouvernement à la place des zaydites. C’était là une victoire politique du projet américano-saoudien. Aussitôt les zaydites lancèrent une révolte, qui leur permit de prendre Sanaa, la capitale, en mars 2015, la ville se situant dans la zone zaydite.
Le pays se déchira. L’ancien Yémen du Nord passa entièrement sous contrôle des Houthis. Le gouvernement, sunnite, se rapprocha de Riyad. Mais un courant sécessionniste sunnite se constitua dans le Sud, désobéissant au gouvernement central, et la branche locale d’Al-Qaïda (AQPA) en profita pour s’y installer. Les Etats-Unis, qui craignaient la présence d’AQPA, organisation contre laquelle ils multiplièrent les assassinats par drones, laissèrent faire les Houthis dans l’espoir qu’ils briseraient le djihadisme. Mais l’année 2014 ayant vu le retour de l’Iran sur la scène internationale, les Américains identifièrent dans les Houthis une cinquième colonne chiite en Arabie, alors que les liens politiques et militaires entre zaydites et iraniens n’étaient nullement avérés. Ils changèrent brutalement leur fusil d’épaule pour soutenir les salafistes et autorisèrent Riyad à intervenir militairement au Yémen contre les Houthis.
L’aspect confessionnel du conflit au Yemen est donc réel, mais bien plus complexe que le manichéisme chiites/sunnites, même si les deux camps en présence ont tout intérêt depuis un an à s’identifier progressivement à une confession reconnue de l’islam : les Houthis au chiisme iranien, les Yéménites du Sud au sunnisme salafiste. Les uns pour obtenir l’aide de l’Iran, les autres pour avoir celle de l’Arabie saoudite, d’AQPA, voire de l’Etat islamique. Mais si les médias iraniens se scandalisent du sort réservé aux Houthis, les Iraniens ne pourront pas leur venir en aide en raison de l’éloignement de ce théâtre de guerre et parce que les Houthis ne contrôlent aucun port où débarquer des armes. De l’autre côté, les médias de Daesh ont pris fait et cause contre les Houthis, tout comme les Etats-Unis.
La monarchie saoudienne soutient donc depuis septembre 2014 de vastes opérations aériennes visant à briser l’insurrection, qui tient toujours Sanaa. Les populations civiles ont été durement touchées et les forces militaires anti-houthies ont fait preuve d’exactions aussi terribles que celles de Bachar al-Assad en Syrie. Mais ici, le silence médiatique est total.
Un changement inquiétant s’est produit en septembre 2015, puisque la coalition arabe a d’annoncé l’envoi de 10 000 hommes au Yémen, appuyés par des hélicoptères et des véhicules blindés. Le but est clairement l’écrasement de l’insurrection. Mais cet engagement saoudien interroge, car ces troupes et ce matériel - visiblement disponibles -n’ont pas été mobilisés contre Daesh, preuve que l’Arabie saoudite tergiverse sur sa frontière Nord, protégée par les Etats-Unis, et préfère s’occuper d’éradiquer la révolte yéménite.

L’avenir ?
Le changement de monarque en janvier 2015, après la mort d’Abdallah, remplacé par son demi-frère Salmane, n’a rien changé aux ambiguïtés saoudiennes. L’Arabie saoudite poursuit son jeu de puissance régionale, sous couvert de pétrodollars et de salafisme complaisant, forte de son alliance indéfectible avec l’Occident.
Le traité occidentalo-iranien de non-prolifération nucléaire (Vienne, 15 juillet 2015) pourra-t-il changer la donne ? En réalité, il va participer à une exaspération de l’Arabie saoudite, inquiète de voir l’Iran rentrer dans la normalité internationale. Les Saoudiens vont chercher à renforcer leurs alliances diplomatiques et militaires, notamment avec la Turquie et Israël, quitte à adopter plus d’intransigeance avec l’Iran, la Syrie, la Russie, voire aussi les Etats-Unis, qui les ont déçus. Le traité aura pour conséquence de placer le danger de Daesh au second plan des préoccupations de la monarchie...

[1] Président de la République arabe du Yemen (Yemen du Nord) jusqu’en 1990, puis des deux Yemen réunis sous l’appellation République du Yemen. (n.d.l.r.)

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