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mardi, 10 mai 2016 15:08

La crainte de Dieu

La crainte de Dieu est source de sagesse. Depuis le Nouveau Testament, nous mettons de plus en plus l’accent sur «le parfait amour [qui] bannit la crainte» (1 Jn 4,18), mais cela n’empêche pas que cette crainte demeure une part importante de l’héritage de l’Eglise, l’un des dons du Saint-Esprit, même s’il nous faut subordonner son importance à celle de l’amour.

Je n’ai fait qu’une seule expérience concrète du monde surnaturel et ce fut pendant la messe d’enterrement de Dorothy Day.[1] On lisait les Béatitudes (Mt 5,3-12). Dès les premiers mots, j’aperçus des étincelles provenant du cercueil de Dorothy. J’ai d’abord cru à un court-circuit, mais personne ne semblait s’en inquiéter. La lecture de l’Evangile se poursuivait comme si de rien n’était. Les gens qui m’entouraient ne réagissaient nullement, alors que pour ma part j’étais affolé ! Il faut dire que je passais à l’époque par un très mauvais moment : ma vie s’effondrait et je perdais les pédales. A la fin de la lecture, le jet d’étincelles cessa et tout redevint normal.


Je n’osais pas en parler à qui que ce soit, et personne n’en dit mot. Il me fallut plusieurs années pour trouver le courage de demander à Pat Jordan s’il avait remarqué quelque chose d’étrange pendant l’enterrement de Dorothy. Mais non, rien. Quand je lui ai décrit ce qui m’était arrivé, il m’a simplement répondu : « C’était évidemment à ton intention. »
Et voilà. Ce signe m’avait été envoyé au moment où j’en avais le plus besoin ... et ma seule réaction avait été un mélange de peur et de honte. J’arrive à présent à y penser avec gratitude et joie. C’est même devenu pour moi le signe que ni Dieu ni Dorothy ne m’avaient abandonné, tout pathétique que j’étais alors. Mais comme il m’a fallu du temps pour le comprendre !

De la crainte à la joie
Ma timidité et ma peur d’alors font peut-être écho à la réaction des femmes qui apportèrent leur myrrhe au tombeau du Christ, au matin de Pâques. Tout d’abord, elles n’ont osé dire à personne qu’elles avaient vu un ange proclamer que Jésus était ressuscité. Même à l’Ascension, il y avait encore des disciples en proie au doute. Lorsque le Christ ressuscité apparut pour la première fois à ses apôtres, ils furent « remplis de crainte », tout confus ; ils croyaient avoir vu un fantôme. Cette confusion ne serait-elle pas l’indice de cette inquiétude que nous n’osons presque jamais nommer, mais qui nous hante tous plus ou moins : le récit chrétien serait trop beau pour être vrai ?
Le thème de la crainte du Seigneur traverse tout l’Ancien Testament. Il est même d’une importance capitale. La crainte de Dieu est source de la sagesse et définit l’homme juste. Pourtant le Christ ressuscité dit à ses apôtres et aux saintes femmes : « Ne craignez point » ; il transforme leur crainte en paix, en joie.
Quand j’étais petit, nous apprenions au catéchisme que le Dieu de l’Ancien Testament était un Dieu jaloux et colérique, et que Jésus avait apaisé cette colère et révélé la vraie nature de notre Père, qui est amour. Nous ne parlons plus ainsi aujourd’hui. Nous savons qu’un seul et même Dieu s’adresse à nous dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Cependant, le fait qu’une personne de la sainte Trinité se soit fait chair et ait habité parmi nous révèle une profondeur, une qualité d’amour qui dépasse notre imagination. L’Eglise, elle-même, a pris des siècles avant de savoir exprimer l’immensité de ce don, et elle continue d’apprendre à mieux le faire.

Servile ou filiale
Il est naturel de craindre ce que l’on ne connaît pas, ce que l’on ne peut pas contrôler - une bonne partie de la réalité en somme. Mais la crainte de Dieu se place à un autre niveau. Les auteurs spirituels classiques distinguent entre crainte servile et crainte filiale, tout en soulignant que les deux impliquent les dons de la foi et de la grâce.
La crainte servile provient de la peur d’être châtié - sachant que le châtiment le plus terrible est de perdre Dieu pour l’éternité. Elle dépend d’un certain amour de soi mais aussi de la conscience que sans Dieu nous ne pouvons remplir notre destinée. C’est l’équivalent contemporain de la peur des flammes infernales d’autre fois, de l’enfer dont on n’entend plus souvent parler, sauf à propos de nos pires ennemis. C’est nous-mêmes qui nous infligeons ce châtiment. Il correspond cependant à une réalité dont toute personne munie d’un quelconque instinct de justice est vaguement consciente : Dieu est infiniment miséricordieux, mais c’est à nous de recevoir cette miséricorde et de reconnaître que nous en avons besoin.
Il existe à ce sujet un merveilleux passage dans le roman Crime et Châtiment de Dostoïevski, où Marmeladov, complètement ivre, évoque le Jugement dernier. « Il les jugera tous. Il leur pardonnera à tous, les bons et les méchants, les sages et les doux. Et quand il en aura fini avec eux, il nous fera venir. “Approchez, dira-t-il, approchez, vous aussi les ivrognes, approchez, les faibles créatures éhontées !” Nous avancerons tous sans crainte et nous nous arrêterons devant lui et il dira : “Vous êtes des porcs, vous avez l’aspect de la bête et vous portez son signe, mais venez aussi.” Et alors vers lui se tourneront les sages et se tourneront les intelligents et ils s’écrieront : “Seigneur ! Pourquoi reçois-tu ceux-là ?” et lui dira : “Je les reçois, ô sages, je les reçois, ô vous intelligents, parce qu’aucun d’eux ne s’est jamais cru digne de cette faveur.” Et il nous tendra ses bras divins et nous nous y précipiterons... et nous fondrons en larmes... et nous comprendrons tout... et tous comprendront. »
Tout... Les choses qui nous sont cachées seront révélées, à notre grand soulagement, à notre grand étonnement. Et tout ce qui est en nous, mais invisible aux autres, sera révélé. Nous ne serons plus seuls avec nos réalités profondes, y compris nos pires blessures que nous ne pouvons partager avec personne en ce monde.
La crainte filiale, par contraste, est celle d’un fils qui a peur d’offenser un père aimant et généreux auquel il doit tant. Les philosophes et les savants peuvent bien nous dire que Dieu est impassible - en d’autres termes qu’il ne peut pas souffrir. Pourtant, quand Dieu parle de lui-même dans les Ecritures, il semble humain, très humain. A travers son Fils, Dieu se révèle Père, Père de Jésus et notre Père, avec tous les espoirs qu’un père projette sur ses enfants.

Un mystère infini
Ces distinctions entre les différentes formes de la crainte de Dieu sont intéressantes. Il n’en reste pas moins que dans la pratique elles s’entremêlent. La clef de la crainte de Dieu est peut être le fait que cette « vertu » persiste au Paradis et grandit en unisson avec l’amour. L’espérance et la foi passeront, l’amour et la crainte de Dieu ne passeront point. Nous n’aurons plus peur de perdre Dieu ou de l’offenser. Ne demeureront que gratitude, sécurité, amour toujours plus grand, même si Dieu restera à jamais indéchiffrable, la source incompréhensible de notre joie, une beauté inconnue qu’il nous faudra toujours découvrir, plus profondément. La terreur d’autrefois sera transformée en une admiration tremblante, toujours plus pure et plus riche, devant la grandeur de Dieu. La plénitude inépuisable de Dieu nous offrira pour toujours des horizons sans limites.
Ne serait-il pas possible cependant que cette modalité ultime de la crainte de Dieu soit déjà présente en nous lors de notre vie terrestre, sous une forme primitive et imparfaite, comme un germe d’éternité ? En une sorte de respect émerveillé devant l’inconnu, un inconnu qui ne fait plus peur mais qui est source de notre joie, anticipation d’une joie toujours plus grande ?
Je pense enfin à un autre aspect de la « crainte de Dieu ». Comme le disait Charles Péguy, « tout ce que nous ressentons, toutes les émotions que nous devrions éprouver envers Dieu, il fut le premier à les éprouver envers nous. » Quel mystère ! Dieu a peur. Il a peur de nous perdre... C’est pour cela qu’il est né de la Vierge Marie, qu’il a souffert sous Ponce Pilate. Voilà l’amour parfait, celui qui chasse la crainte et la transforme en cette admiration tremblante, cet émerveillement redoutable devant la Résurrection et la mort de la Mort.
(traduction Janine Langon)

[1] Journaliste catholique américaine, engagée dans les questions des droits des femmes et de justice sociale. Elle est décédée en 1980. (n.d.l.r.)

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