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mardi, 01 mars 2016 17:35

Conflits écologiques. Le rôle des religieux latinos

Les conflits socio-environnementaux sont légion en Amérique latine et placent les religieux, dont le rôle public sur le continent est ancré et recherché, face à des choix éthiques cornéliens. La récente encyclique du pape François Laudato Si’ pourrait les aider à clarifier leurs responsabilités concrètes. Illustrations avec le cas de la fonderie de Doe Run et de la mine d’or de Conga, au Pérou.[1]

L’encyclique Laudato Si’ du pape François, rendue publique le 18 juin dernier, confirme et renforce, dans l’enseignement social de l’Eglise, la notion de responsabilité du chrétien dans la lutte contre la « dégradation de l’environnement ». Une expression qui revient comme un leitmotiv dans le texte. Mais il ne s’agit pas de protéger l’environnement aux dépens de l’être humain. Le Saint-Père du reste insiste systématiquement sur le lien intrinsèque entre la nature et l’humain : « Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (LS 118).


Pour les nombreux religieux impliqués dans la protection de l’environnement, Laudato Si’ représente un soutien sans équivoque. Si dans l’hémisphère nord l’encyclique ne représente qu’une référence respectable parmi d’autres, dont il faut tenir compte, elle peut en revanche avoir de grandes répercussions concrètes en Amérique latine, où les religieux jouent un rôle essentiel dans les affaires publiques, s’y s’impliquant directement, généralement à la demande des autorités locales ou de la société civile. Ainsi, par exemple, Mgr Barreto sj,[3] archevêque de Huancayo (Pérou), a été un des principaux artisans de la fermeture, en 2009, de la fonderie métallurgique de Doe Run, à La Oroya. [3] L’entreprise le considérait d’ailleurs comme son ennemi numéro un, et l’archevêque a reçu des lettres de menace anonymes.
Reste que le positionnement chrétien face aux conflits sociaux et environnementaux n’est pas toujours évident. Ainsi trouve-t-on fréquemment en Amérique latine des religieux dans chacun des deux « camps », toujours au nom de l’Evangile et de la doctrine sociale de l’Eglise. D’autres refusent de s’impliquer par crainte de la récupération politique.
Ce dilemme est à la base d’une recherche péruvienne, menée principalement à partir de deux conflits emblématiques : celui de la fonderie Doe Run, déjà cité, et celui du projet d’extraction minière d’or à Conga, au nord du pays (Cajamarca), par l’entreprise Yanacocha. Au-delà des débats métaphysiques sur le rôle de l’homme dans la création, il y est question de sécurité alimentaire et de la santé de milliers, voire de millions de personnes. Laudato Si’ s’insère dans cette réalité complexe, aux conséquences multiples et souvent dramatiques.

Ecologie et pauvreté
Pour la plupart des pays d’Amérique latine, l’exploitation des matières premières (minerais, hydrocarbures, bois tropical) représente la principale source de revenu. Durant la dernière décennie, l’augmentation du prix de ces matières premières, entre autres facteurs, a permis une amélioration du niveau de vie des classes moyennes et une diminution drastique de la pauvreté. Leur exploitation serait donc un mal nécessaire ? Les chiffres en tout cas soulignent l’importance de ce secteur pour l’économie péruvienne. L’exploitation minière représente environ 15 % du PIB du pays et plus de 50 % de ses exportations (52 % en 2014). Pour de nombreux religieux, cette activité constitue donc une vraie opportunité de lutte contre la pauvreté. C’est le cas de Mgr Carmelo par rapport aux mines du département de Cajamarca, le plus pauvre du Pérou.
Reste que la grande majorité des écologistes (religieux ou non), même s’ils considèrent l’exploitation minière comme une source indispensable de revenu, critiquent cette perspective optimiste, contredite d’ailleurs par les faits bruts. En effet, malgré l’argent officiellement investi dans les programmes sociaux, les régions où se trouvent les mines ne se développent pas. Ainsi les environs de Yanacocha présentent les taux de malnutrition et d’anémie infantiles les plus élevés du Pérou.
L’installation de grandes entreprises minières provoque en sus de graves perturbations dans le tissu social rural local. Le changement des conditions de vie est souvent brutal, avec un apport d’argent sans capacité de gestion. Les entreprises n’achètent pas seulement des terrains, mais aussi des consciences. L’Etat péruvien, à cause de ses faiblesses administratives et de sa corruption endémique, ne parvient pas à les surveiller ni à les obliger à remplir leurs obligations environnementales ; d’où le niveau élevé de pollution, en particulier de certaines rivières.

Rôle public des religieux
L’exploitation minière doit donc être mieux cadrée et repensée. Les religieux ont un rôle important à jouer dans ce renouvellement de perspective. Traditionnellement, depuis la conquête du continent, le clergé joue en Amérique latine un rôle d’interprète, d’intermédiaire, voire d’intercesseur. Au Pérou, à l’extérieur de la capitale, et tout particulièrement dans les zones rurales, les religieux étaient les seuls lettrés et dominaient le langage et la culture des autorités publiques. Ils représentaient ainsi pour les populations un recours face à des situations injustes ou conflictuelles. Nombre d’entre eux prenaient la défense de leurs ouailles.
Cette situation perdure, en particulier dans les zones isolées où se sont justement installées les entreprises minières. Mais le rôle traditionnel des religieux s’est renouvelé et a pris d’autres dimensions. Dans un contexte de faiblesse institutionnelle et de corruption, l’Eglise (et en général les autres Eglises chrétiennes) jouit d’un incomparable prestige. Invariablement, dans toutes les enquêtes, elle reçoit entre 60 et 70 % d’approbation, alors que les autres institutions ne dépassent pas les 50 %, même le Défenseur du Peuple[4] qui marque des scores entre 40 et 50 %. Les partis politiques et le congrès ne dépassent pas, eux, les 15 %.
Ce prestige s’explique non seulement par la bonne gestion et le succès des œuvres sociales de l’Eglise, mais aussi par le respect que conservent les religieux. Outre leur bonne formation intellectuelle, ils sont considérés comme des personnes objectives (c’est-à-dire sans intérêts matériels immédiats) et des parangons d’éthique. Dans le cadre d’un conflit, spontanément, les partis en présence se tournent vers eux pour arbitrer. C’est ainsi qu’à Conga, après quelques morts et la chute d’un cabinet ministériel (le premier cabinet du président Humala, en 2011), le Père Garratea et Mgr Cabrejos, en fonction dans d’autres régions du Pérou et respectés de tous, ont été nommés médiateurs.

Une protection
L’analyse de différents témoignages de religieux dans la région de Conga a présenté une constante : les manifestants qui luttent contre le projet cherchent à être accompagnés par des religieux, dont la présence représente une forme de justification et une protection contre la répression policière. Ainsi, lors des manifestations autour du lac de Conga visant à empêcher le passage des bulldozers de Yanacocha, des religieuses et des pasteurs protestants se sont placés consciemment sur la ligne de front, animant des prières, pour former des garde-fous contre la violence.
Des situations similaires se sont produites à Cajamarca. Le Père Isaac († 2014), curé de la paroisse franciscaine située sur la place principale de la ville, a ouvert les grilles du patio de son église et recueilli les manifestants venus des villages avoisinants. Des soupes populaires on été organisées avec l’aide d’autres religieux, des bénévoles et des ONG. Le Père Isaac a même hissé sur le clocher de son église le drapeau vert écologique qui, après sa mort, a été remplacé par celui jaune et blanc du Vatican.
Mais les religieux peuvent aussi participer à leur insu aux conflits socio-environnementaux car leur simple présence change la donne et influence la dynamique sociale. L’histoire d’une jeune religieuse équatorienne du Cœur immaculé de Marie illustre bien le processus. La jeune sœur portant l’habit marron caractéristique des franciscains se trouvait par hasard sur le passage des manifestants ; immédiatement ceux-ci l’entourèrent et l’inclurent dans la manifestation, qui était alors filmée : quoi de mieux qu’une religieuse en habit dans un cortège ? La jeune sœur s’informa à posteriori, puis, en accord avec sa communauté, décida de participer à la préparation de la soupe populaire organisée par le Père Isaac.
Conscients du rôle des religieux, les chargés de relations publiques des entreprises minières cherchent eux aussi à se concilier leurs faveurs, par exemple en finançant certains projets d’Eglise. Etant donné les difficultés chroniques financières dont pâtissent la plupart des paroisses et des évêchés, en particulier en province, ces offres des compagnies représentent souvent une panacée. Ainsi Mgr Carmelo a utilisé des fonds offerts par Yanacocha pour financer des programmes sociaux, culturels et pastoraux.
Au-delà de cette influence locale et de l’ascendant des religieux sur les fidèles, l’Eglise, en interpellant l’opinion publique mondiale grâce à ses contacts internationaux, contribue aussi à transformer le débat. Elle a joué un rôle déterminant dans le cas de La Oroya. Tout comme à Cajamarca, les religieux étaient divisés au niveau local. La paroisse dirigée par un prêtre étasunien soutenait systématiquement la fonderie Doe Run, à la demande des ouvriers qui craignaient de perdre leur travail et pour qui le chômage était un mal supérieur aux éventuels problèmes de santé. Tandis que Mgr Barreto sj, évêque de Huancayo, luttait pour que la catastrophe écologique soit prise en compte. Grâce à des analyses hématologiques développées par l’Université jésuite de Missouri, il a été démontré que les habitants de La Oroya, en particulier les enfants, avaient en moyenne huit fois plus de plomb dans le sang que le maximum recommandé par l’OMS. Une véritable catastrophe sanitaire qui jeta le discrédit sur Doe Run aux Etats-Unis. La pression de l’opinion publique aida à provoquer la fermeture de la fonderie.

Discerner et agir
La plupart des conflits socio-environnementaux au Pérou s’expliquent par l’absence d’une fiscalisation sérieuse de la part de l’Etat et par la corruption endémique. A ce manque de bonne gouvernance, s’ajoute l’incapacité à prévoir et à articuler les aspirations des populations. Les entreprises se retrouvent donc dans l’obligation de gérer elles-mêmes leurs relations avec les communautés proches, sans en avoir nécessairement les moyens. Et les communautés, de leur côté, adoptent parfois des attitudes provocatrices, voire même destructrices et violentes, pour obtenir gain de cause. C’est malheureusement souvent le seul moyen pour elles d’être entendues par les gouvernements.
Dans un contexte aussi complexe, où les faiblesses de l’Etat sont manifestes, les religieux comblent un vide et jouent un rôle déterminant, en accord avec la doctrine sociale de l’Eglise : le Compendium (§425) considère que l’Eglise étant « au service de l’homme », elle peut collaborer avec la communauté politique ; pour Benoît XVI, « l’Eglise a une responsabilité envers la création et doit la faire valoir publiquement » (Caritas in Veritate, § 51) ; et le pape François, dans Laudato Si’ (177-179), appelle les Etats à prendre leurs responsabilités et reconnaît l’importance de la société civile, des ONG, des corps intermédiaires pour « obliger les gouvernements » à lutter contre la corruption.
Les religieux sont donc amenés, en conscience, à jouer un rôle déterminant dans les conflits socio-environnementaux. Comme l’affirme le Saint-Père, « on ne peut pas penser à des recettes uniformes, parce que chaque pays ou région a des problèmes ou des limites spécifiques » (LS’ 180). Etant donné la complexité des situations, il est impératif qu’un discernement éclairé ait lieu, ne serait-ce que pour éviter leur instrumentalisation. De fait, à Cajamarca, plusieurs leaders ont profité des grandes manifestations et de la présence des religieux pour se forger une carrière politique en gagnant l’estime de la population ; d’aucuns prétendent même que les trafiquants de drogue y trouvent leur compte.
Les religieux ne peuvent donc pas se contenter de déclarations de bonnes intentions ou de décisions prises sur des coups de cœur. Face à l’énorme pouvoir dont ils disposent dans certaines régions et situations, il leur faut assumer leur responsabilité en prenant des décisions éclairées et courageuses.

[1] Cet article présente les résultats d’un projet de recherche financé par la PUCP sur le rôle des religieux dans les conflits sociaux environnementaux. Le groupe de chercheurs est composé de Véronique Lecaros, Rolando Perez et Catalina Romero.
[2] Voir son interview aux pp. 17-19 de ce numéro. (n.d.l.r.)
[3] Petite ville de l’Altiplano, qui était, avant la fermeture de la fonderie, parmi les plus polluées au monde. (n.d.l.r.)
[4] Organisme qui joue le rôle de médiateur public, chargé de défendre les droits constitutionnels. (n.d.l.r.)

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