Une autre donnée cependant explique le fait que les élections fédérales ont de la peine à passionner nos amis étrangers ou même les Suisses : la démocratie (semi-) directe. Les Suisses votent à longueur d’années sur des sujets parfois passionnants et parfois mineurs, comme la construction de minarets, l’immigration, le prix du livre ou l’assurance-maladie. La possibilité donnée aux citoyens de s’exprimer sur quasiment tous les sujets concrets de la politique enlève aux élections une partie de leur importance. Le choix des représentants se révèle moins crucial, vu que le « peuple souverain » garde la possibilité d’intervenir à tout moment et directement dans les affaires politiques. Dès lors, on comprend que les journalistes suisses aient toutes les peines du monde à éveiller l’intérêt du public pour les élections de cet automne.
En deux temps
Et pourtant, on aurait tort de sous-estimer l’importance des événements à venir. Avant d’en analyser les enjeux majeurs, un retour sur notre système électoral est peut-être utile.
Les élections fédérales se déroulent en deux temps. Tout d’abord, les citoyens élisent l’Assemblée fédérale (le législatif). C’est ce qui se passera le 18 octobre, et éventuellement en novembre. Dans un deuxième temps, ce nouveau Parlement choisit un nouveau gouvernement (l’exécutif), à savoir le Conseil fédéral, composé de sept membres. Ce qui sera fait début décembre.
Le principe a l’air simple, mais la réalité, malheureusement, ne l’est pas, car le Parlement suisse se compose de deux chambres (système bicaméral), ce qui complique passablement les choses.
Concrètement, le 18 octobre prochain, la Suisse élira le Conseil national, en d’autres termes la « chambre du peuple ». Ces élections se déroulent dans tous les cantons selon le système proportionnel, ce qui signifie que la répartition des sièges correspond plus ou moins à la force proportionnelle des différents partis. Le nombre de sièges attribués aux cantons reflète l’importance démographique de ceux-ci. Ainsi le canton de Zurich dispose de 35 conseillers nationaux, tandis que celui d’Uri n’en a qu’un seul. L’élection du Conseil national se fait en un seul tour, si bien qu’en un dimanche, les affaires sont bouclées.
Les choses sont un peu plus corsées en ce qui concerne l’élection de l’autre chambre du Parlement, à savoir le Conseil des Etats, appelé communément la « chambre des cantons ». Chaque canton élit deux conseillers aux Etats (les six « demi-cantons » en élisent un seul). Or, en principe, chaque canton peut organiser cette élection quand il veut. Ainsi le demi-canton d’Appenzell-Rhodes intérieures choisit son conseiller aux Etats lors de la Landsgemeinde. De fait, et fort heureusement, presque tous les cantons élisent les conseillers aux Etats (à ne pas confondre avec les conseillers d’Etat, membres des exécutifs cantonaux !) en même temps que les conseillers nationaux.
Ce qui par contre complique encore les choses, c’est que les cantons sont libres de choisir leur système électoral. Certains d’entre eux (comme les cantons du Jura et du Tessin) appliquent là aussi le système proportionnel, ce qui permet une élection rapide, en un dimanche. Mais la plupart élisent leurs conseillers aux Etats selon le système majoritaire à deux tours : au premier tour, la majorité absolu des voix est requise, au deuxième tour, la majorité relative (50 % des voix plus une) suffit. Résultat, un deuxième scrutin est parfois nécessaire dans certains endroits. On ne connaîtra ainsi probablement la composition définitive du nouveau Conseil des Etats qu’à la fin novembre.
Une fois ce marathon pour l’élection des députés bouclé, la Suisse pourra procéder au renouvellement du Conseil fédéral. L’Assemblée fédérale, au début de sa première session, réélira le gouvernement fédéral pour quatre ans (des élections complémentaires peuvent intervenir en cours de législature, en cas de démission d’un ou de plusieurs conseillers fédéraux). Cette élection est effectuée par les parlementaires dans leur ensemble, c’est-à-dire par les 200 conseillers nationaux et les 46 conseillers aux Etats, réunis pour l’occasion. Les députés élisent l’un après l’autre les sept membres du Conseil fédéral, qui sont tous égaux en droit. Rappelons que la Suisse est ainsi l’un des derniers pays européens où le gouvernement, respectivement le chef de l’exécutif, n’est pas élu par les citoyens.
Un équilibre fragilisé
Le système politique suisse n’est pas propice à la concentration du pouvoir. Le système proportionnel ainsi que la démocratie directe entravent la création de blocs et poussent les forces politiques à collaborer, d’où cette « politique de concordance » si particulière à notre pays. Aussi des changements de cap radicaux lors des élections sont-ils quasiment exclus, contrairement à ce qui peut se produire, par exemple, lors des présidentielles étasuniennes ou françaises, où quelques milliers de voix peuvent faire basculer la politique nationale.
Cela dit, il ne faudrait pas sous-estimer l’enjeu des élections de cet automne, car l’équilibre des forces politiques sous la coupole fédérale est actuellement si fragile, que des changements mineurs pourraient avoir des conséquences majeures.
Longtemps, la politique suisse a été marquée par l’existence d’un « camp bourgeois » qui, pour utiliser une métaphore météorologique courante, faisait réellement la pluie et le beau temps dans la Berne fédérale. Pendant des décennies, la coalition - non pas de jure, mais de fait - entre le Parti radical, le PDC (Parti démocrate-chrétien) et l’UDC (Union démocratique du centre) disposait d’une majorité si écrasante à l’Assemblée fédérale, que le cours de la politique du pays ressemblait à un long fleuve tranquille et rectiligne. Jusqu’en 2003, la répartition des sièges au Conseil fédéral semblait immuable : le Parti radical et le PDC en occupaient chacun deux, l’UDC un, et les socialistes les deux restants. Cinq mandats sur sept étaient donc attribués aux partis « bourgeois », tandis que la gauche modérée participait elle aussi, comme junior partner, au gouvernement. Cette clé de répartition était tant ancrée que les Suisses la désignaient comme la « formule magique ». Comme si cette politique était non pas un fait humain, mais une donnée quasiment supranaturelle.
Toutefois, au cours des dernières années, ce système a volé en éclats suite à la montée de la droite dure, menée par le politicien et industriel zurichois Christoph Blocher. Ce dernier a transformé l’UDC, ce « pépère » parti agrarien, en une machine de guerre anti-immigration et anti-européenne, machine dirigée autant contre les eurocrates bruxellois que contre ces « Messieurs et Mesdames régnant sur la Berne fédérale ». En 2003, de guerre lasse, le Parlement fédéral a élu M. Blocher au Conseil fédéral, donnant un deuxième siège gouvernemental à l’UDC (au détriment du PDC) et enterrant ainsi la fameuse formule magique.
Quatre ans plus tard, il s’est ravisé : dans une sorte de « putsch » concocté à la dernière minute, une majorité du Parlement a éjecté M. Blocher du Conseil fédéral et l’a remplacé par une des dernières représentantes modérées de l’UDC, la Grisonne Eveline Widmer-Schlumpf. Celle-ci, à son tour, s’est faite exclure de son parti.
Avec quelques compagnons fidèles, elle a fondé un nouveau parti, le Parti bourgeois démocratique (PBD), toutefois fort minoritaire au Parlement. Si bien qu’Eveline Widmer-Schlumpf a dorénavant besoin du soutien du PDC et de la gauche pour se maintenir au pouvoir. Ce qui fait dire à certains représentants de la droite que la Suisse a aujourd’hui un gouvernement qui penche fortement à gauche.
Il est vrai qu’avec deux socialistes au gouvernement (Alain Berset et Simonetta Sommaruga), plus une conseillère fédérale PDC (Doris Leuthard) et une PBD (Eveline Widmer-Schlumpf) prenant parfois des position de centre-gauche, face à deux radicaux (Didier Burkhalter et Johann Schneider-Ammann) et un UDC (Ueli Maurer), le Conseil fédéral n’est plus aussi solidement ancré à droite qu’il ne l’était autrefois. S’y ajoute le fait que le Parlement fédéral n’a plus aujourd’hui de majorité claire et nette. Certes, les partis de droite et de centre-droit forment encore une majorité lorsqu’ils sont unis. Mais ils le sont rarement. Et il arrive parfois à la gauche, avec l’aide du centre, de remporter « le morceau ». Toujours est-il que la droite a de la peine à digérer certaines décisions prises ces dernières années, comme l’abandon du secret bancaire et la « sortie du nucléaire ».
Un deuxième UDC ?
On comprend dès lors pourquoi les élections fédérales à venir revêtent une importance non négligeable. La première question-clé concerne la répartition des sièges au Parlement. La droite dure autour de l’UDC va-t-elle se renforcer, notamment à cause de l’inquiétude grandissante provoquée par la situation dans le domaine de l’immigration, ou assisterons-nous, comme il y a quatre ans, à un tassement de la courbe de croissance de l’UDC (le plus fort parti de Suisse depuis 2003) ? Les radicaux-libéraux, parti fondateur de la Suisse moderne, poursuivront-ils leur descente historique ou, au contraire, leur redressement constaté ces derniers mois dans les cantons se vérifiera-t-il sur le plan fédéral? Et quid du PDC, qui ne sait parfois plus comme interpréter le « C » chrétien de son appellation ? Ou des nouveaux partis du centre, comme les Vert’libéraux ? Et finalement, la gauche et les Verts profiteront-ils de l’« effet Podemos/Tsipras » et de l’inquiétude autour du réchauffement climatique ?
Bien des questions sont ouvertes, au moment même où un petit déplacement dans la répartition des sièges au Parlement pourrait avoir de lourdes répercussions sur le gouvernement. La grande inconnue consiste dans le maintien ou non de la conseillère fédérale PBD Eveline Widmer-Schlumpf. Il est bien connu que l’UDC revendique depuis longtemps un deuxième siège au Conseil fédéral, et que les radicaux-libéraux sont prêts à les soutenir. Avec deux UDC et deux radicaux-libéraux au gouvernement, la droite aurait de nouveau une majorité incontestable au Conseil fédéral. Cependant pour pousser la conseillère Widmer-Schlumpf hors du gouvernement et pour la remplacer par un UDC (éventuellement un Romand, comme le Vaudois Guy Parmelin), la droite doit auparavant obtenir une nette majorité au parlement fédéral, ce qui est loin d’être fait.
Au-delà des personnes, un changement dans la répartition des sièges à l’Assemblée fédérale et au Conseil fédéral pourrait bien infléchir le cours de la politique suisse ces prochaines années. La question fondamentale n’est pas tant de savoir si Mme Widmer-Schlumpf restera ou pas au Conseil fédéral et si elle sera remplacée par un UDC, mais bien de réfléchir à la politique que nous voulons. Désirons-nous une Suisse plus dure en matière d’immigration, plus ferme à l’égard de l’Union européenne, plus libérale et moins étatique en matière sociale ? Il ne fait aucun doute que le retour d’une majorité bourgeoise claire et nette au Conseil fédéral la conduirait dans ce sens. Décision cet automne.
[1] Christophe Büchi est l'auteur notamment de Mariage de raison. Romands et alémaniques : une histoire suisse, Carouge, Zoé, 464 p. ; édition augmentée et actualisée (première édition 2001). (n.d.l.r.)