Tous les futurs du monde
Le titre donné à cette édition est All The World’s Futures. Le visiteur curieux de visions nouvelles, de possibles surprenants, dans l’attente d’une modeste espérance est renvoyé aux images projetées par un passé ou un présent porteur de drames et d’inquiétudes. L’évaluation proposée par Enwezor de la relation de l’art à l’état actuel du monde tourne au bilan catastrophe.
Les migrations tiennent lieu de fil rouge, avec leur escorte de misère, de racisme, de violence. Le visiteur reste habité par la vision des embarcations surchargées et des corps allongés sur les plages méditerranéennes, véhiculées par les médias.
Les racines plongent dans les temps de la traite des Noirs et de l’esclavage. Les photographies en noir et blanc du couple afro-américain Keith Calhoun et Chandra McCormick en sont les surgeons. Elles racontent la détention au Pénitencier d’Etat de Louisiane. L’établissement est appelé Angola, parce que la plupart des esclaves installés autrefois en Louisiane venaient de cette région d’Afrique occidentale.
L’artiste camerounais Barthélémy Toguo s’est fait connaître par des figures magiques mêlant des représentations à l’aquarelle d’êtres humains et d’animaux. Il présente à l’Arsenal de massifs tampons encreurs en bois d’iroko, installés sur des escabeaux. De la taille d’un buste humain, ils lui servent à imprimer des mots et des slogans qui racontent la souffrance, l’injustice et la révolte. L’œuvre est intitulée Urban Requiem.
Les existences quotidiennes des migrants, vécues en filigrane des actualités télévisées, ne sont à l’abri de rien. Les cinquante dessins du Nigérian Karo Akpokiera, Zwischen Lagos und Berlin, adoptent les codes de la bande dessinée. Sur les conditions critiques de l’immigration, ils ne lâchent pas. Ils jouent sur le langage graphique propre au genre pour accéder à un deuxième degré. Par contraste, ils apportent un répit, un sentiment de partage.
Nouvelle ère
Partir ? Née au Kenya et vivant à Brooklyn, Wangechy Mutu présente sur un écran panoramique une vidéo d’animation tendre et poétique, qui raconte la condition de la femme africaine, dévolue aux tâches de portage (The End of Carrying All). Au cours de son cheminement, une silhouette gracile se charge d’objets ramassés au passage, jusqu’à trimballer sur son dos un barda hétéroclite, sous lequel elle finit par disparaître. Avant de reprendre comme Sisyphe sa marche de fourmi toujours recommencée.
La projection sur trois écrans juxtaposés de Vertigo Sea de John Akomphra, militant britannique d’origine ghanéenne, élargit le champ. Il laisse le spectateur sonné comme un boxeur K.-O. debout. La mer est le théâtre d’asservissements, de massacres, de saccages, qui meurtrissent les hommes, les animaux, la nature. Le montage, efficace, recourt par appropriation à des images d’archives et à des prises de vue récentes. L’auteur se réclame du Moby Dick de Melville et du poème lyrique Whale Nation de Heathcote Williams (1998), moins connu sur le Continent. Sans effet, le bouleversant Pawana de Le Clézio n’en dit-il pas autant ?
Ces quelques étapes esquissent un parcours. Chaque visiteur a le sien. Près des deux tiers des artistes présentés participent à une Biennale pour la première fois. Cela fait partie de la signature de son curateur. Corollaire, et malgré la présence dans l’ombre d’une petite poignée de galeries prestigieuses, capitalistes sans état d’âme, les vedettes boursouflées du marché de l’art actuel sont absentes : pas de bonbon géant de Jeff Koons, pas d’extravagances bigarrées de Murakami, pas de spéculation morbide de Damien Hirst. C’est tant mieux.
Au pavillon central des Giardini, on s’arrête devant les photographies de Walker Evans au temps de la Grande dépression aux Etats-Unis, jamais épuisées. On découvre des variations de Marlène Dumas sur le crâne humain. On prend son temps dans le Jardin d’Hiver de Marcel Broodthaers.
A la corderie de l’Arsenal, on est aussitôt fasciné par la mise en scène de gigantesques instruments de musique conçus par l’Américain Terry Adkins, décédé l’an dernier. On défile devant les vêtements-bannières protestataires de la Russe Natalia Pershina-Yakimanskaya Gluklya. On s’accorde une station au milieu des huit autoportraits géants de Baselitz, accrochés comme il se doit à l’envers. Mais avant cela, en ouverture, on ne peut manquer de traverser l’espace en tension, octroyé aux néons de Bruce Nauman et aux longs couteaux d’Adel Abdessemed, plantés dans le sol en forme de corolles. Au jeu coloré et changeant des lettres et des mots sur les murs (eat/death, raw/war) répondent de troublants Nymphéas. Expriment-ils la nostalgie des étangs dormants de Monet ou adoubent-ils la barbarie ?
Pavillons nationaux
La Biennale de Venise ne tient pas toute dans les espaces réservés à sa proposition thématique. Elle est assortie d’autres expositions, agréées ou non par son curateur. Détour par l’île de San Giorgio : Magdalena Abakanowicz, Jaume Plensa, et Hiroshi Sugimoto. Au Palazzo Grassi, rétrospective de Martial Raysse en quête de réhabilitation. Au Museo Correr, somptueuse fresque de la peinture allemande sous Weimar. Et le meilleur peut-être au Palazzo Fortuny, pour Proportio, où Botticelli côtoie le monochrome.
La Biennale est aussi faite des contributions de nombreux pays, présentées dans les pavillons nationaux. Au gré des éditions, la participation s’est élargie. Les pavillons essaiment désormais dans toute la ville.
L’ensemble est cette année plutôt décevant. Aux Giardini pourtant, quelques belles découvertes. Ainsi le pavillon du Japon, qui montre une installation de Chiharu Shiota, une artiste résidant à Berlin, The Key in the Hand : une multitude de clés suspendues au plafond par des fils rouges de différentes longueurs donnent au visiteur l’impression de pénétrer dans un cumulus de couleur pourpre. Ou celui de la Serbie, où Ivan Grubanov évoque, à l’enseigne United Dead Nations, des pays européens disparus, en amassant sur le sol des drapeaux froissés et altérés par le temps qui les ont un jour symbolisés. Ou encore celui des Etats-Unis, qui présente un ensemble harmonieux d’installations et de vidéos de Joan Jonas voué à la nature et au monde animal, They Come to Us without a Word.
Du côté de l’Arsenal, le pavillon de la Turquie accueille des œuvres de Sarkis - une reprise sur des photographies en couleur de la tradition du vitrail. Signe fort, l’artiste est également l’hôte du pavillon de l’Arménie, récompensé cette année par un Lion d’or. La ligne 20 du vaporetto conduit au couvent arménien de l’île de San Lazzaro, qui lui a ouvert sa porte.
A peine débarqué, on découvre un entrelacs de formes métalliques longilignes. L’œuvre est un avatar des fameux Réverbères de la mémoire de Melik Ohanian, destinés à perpétuer à Genève le souvenir du génocide arménien, toujours privés d’un lieu. L’intégration de l’art contemporain aux divers espaces du couvent, fondé au début du XVIIIe siècle, est remarquable. La curatrice de l’exposition est une figure de la scène de l’art en Suisse romande, fondatrice du Centre d’art contemporain à Genève, créatrice voici vingt ans de l’ONG Art for the World : Adelina von Fürstenberg, née Cüberyan.
Parmi les œuvres d’artistes de la diaspora arménienne ici rassemblées, une vidéo de Rosana Palazyan, toute en sensibilité, raconte l’histoire d’un ancien exil, de Konya à Rio de Janeiro. Avec des moyens modestes et fragiles, qui s’apparentent au dessin d’enfant, ce maillage de souvenirs part de l’évocation d’un simple mouchoir brodé. A Story I never Forgot permet de quitter la Venise des migrations sur une remémoration sans haine, apaisée.