lundi, 28 novembre 2016 14:10

Signes et foi

Qu’est-ce que les mots grâce et miséricorde représentent? L’un et l’autre sont liés à une pratique humaine qui suppose conversion, pardon, réconciliation, mais qui évoque aussi le caractère inouï de l’intervention de Dieu dans nos vies. La réflexion qui suit part de la narration de miracles de Jésus et du récit de la vocation de Paul.

« Dieu qui m’a appelé par sa grâce » : c’est ainsi que Paul décrit l’expérience éblouissante qu’il a faite du Christ ressuscité (Ga 1,15). Ses successeurs feront de l’expression un signe de son apostolat : « selon la grâce qui m’a été donnée » (Ep 3,2 ; 1 Tm 1,14). Or ce terme grâce a été trop utilisé dans la liturgie et la phraséologie chrétiennes, notamment dans le débat instauré entre protestants et catholiques autour d’un salut « par pure grâce ». Aujourd’hui il est concurrencé par la miséricorde, largement proposée à tous, remise à l’honneur, élevée à une dignité proprement théologique. Nous aimerions nous pencher sur ce vocabulaire à travers deux types de textes bien différents, la narration évangélique de quelques actes de puissance de Jésus, le récit par Paul de sa propre vocation.

La tendresse de Dieu
Si l’œuvre de Dieu peut être appelée d’un bout à l’autre œuvre de grâce, selon le vocabulaire de Paul, elle reçoit dans les évangiles le nom de miséricorde. A travers les paroles et les gestes de Jésus, ce que nous croyons connaître de Dieu s’éclaire d’un jour nouveau. A plusieurs reprises, en effet, un verbe très fort est appliqué à Jésus : « il fut pris aux entrailles ». Le verbe est construit sur le nom splagkhna, les entrailles. Selon un tour très imagé en grec, le terme a pu servir dans la Septante à traduire le vocabulaire de la tendresse de Dieu. Car ce vocabulaire révèle bien des surprises.
Dieu, en effet, se présente lui-même comme « Dieu de tendresse et de pitié ». En hébreu, le premier mot RaHaMîM, dans son acception la plus concrète, désigne la matrice, les organes féminins de la gestation. C’est ce mot qui a servi à dire l’incroyable tendresse maternelle de Dieu pour son peuple. Moins féministe, le monde grec traduit un peu autrement, mais l’image reste d’une audace stupéfiante ; elle dit une émotion physique violente, un bouleversement qui saisit tout l’être.
On découvre aujourd’hui à quel point la théologie a été oublieuse de ce vocabulaire et de ces images : on a gommé pendant des siècles une expression trop anthropomorphique, qui scandalisait une conception philosophique de l’Etre incapable d’admettre que la tendresse et la miséricorde soient constitutives de l’être même de Dieu.
C’est pourtant ainsi que Jésus révèle le Père. Les occurrences du verbe sont bien caractérisées : Jésus est pris aux entrailles devant des handicapés, des malades considérés comme impurs, lépreux, aveugles, exclus de la vie religieuse et sociale ; on le voit s’émouvoir devant la souffrance d’une veuve qui va enterrer son fils unique. Une confirmation vient de deux paraboles : celle du Samaritain, que l’état du blessé abandonné le long de la route prend aux entrailles, et celle du père du fils prodigue, lorsque l’enfant tant attendu revient.
Ce qui bouleverse Jésus, c’est d’abord la souffrance physique et morale, la solitude et l’état d’abandon de certains êtres humains. Il se dresse contre tout ce qui abîme ou détruit les liens d’humanité. Et il n’est pas question d’abord de jugement moral, de faute ou de mal commis. Certes le fils prodigue est rentré en lui-même, mais il revient chez son père pour de bien mauvaises raisons ... qu’il n’a même pas le temps d’exposer ; le cœur du père précède tout repentir, dans un élan d’accueil aimant : « il fallait se réjouir », dira-t-il.
Un autre emploi, le plus fréquemment attesté, est particulièrement éclairant : dans les trois évangiles synoptiques, on voit Jésus pris aux entrailles à la vue des foules, « car elles étaient lasses et épuisées, comme des brebis sans berger ». Selon les évangélistes, l’explication est plus brève, ou plus prosaïque : ces foules n’ont rien à manger et ne peuvent repartir ainsi au risque de tomber en chemin. L’image est celle d’une grande pauvreté, d’une absence totale de garantie ou d’appui, et d’une confiance absolue en celui qu’elles suivent.

Le don des signes
L’expression « comme un troupeau sans berger » est reprise du livre des Nombres (Nb 27-17). Moïse demande à Dieu de lui donner un successeur qui conduise le peuple, pour qu’il ne se perde pas dans le désert « comme un troupeau sans berger ». Un peuple laissé à l’abandon, dans une sorte d’errance, ne sachant plus vers quel horizon se tourner ni à qui donner sa confiance, un peuple que ses leaders religieux ont abandonné, que les conflits politiques ont écrasé, et qui pourrait perdre l’espérance.
La tendresse de Jésus reflète celle d’un Dieu qui veut qu’aucune de ses créature ne soit perdue, un Dieu qui veut donner à chacun sa place d’être unique et aimé, qui veut conduire l’humanité qu’il aime vers un lieu de bien-être et de liberté.
Tel est le sens des actes de puissance que Jésus accomplit. (Je traduis ainsi au plus près le mot dunameis, souvent et habituellement traduit par miracle : on y perd la saveur d’une puissance, dunamis, qui est souvent synonyme de l’Esprit, et donc l’image d’une force de vie qui remet dans l’axe du grand Souffle créateur.)
Jésus se penche sur celui qui est en déshérence, il le regarde, l’aime et le relève. Jésus rend à chacun sa dignité, puis il remet en marche et renvoie à la liberté : « Prends ton brancard et marche... ta foi t’a sauvé » (Mc 2,9 ; 5,34). Les mots résonnent comme des appels à une vie nouvelle. Dans le cas limite de la « résurrection » du fils de la veuve (Lc 7,13), Jésus, en relevant le jeune homme, donne clairement un signe de ce qui l’attend : en lui, la vie sera arrachée à la mort, redonnée par Dieu en plénitude. En effet, la miséricorde qui se manifeste ainsi est celle du Dieu Père Créateur, qui ne cesse d’appeler à la vie.
Pour autant, Jésus ne guérit pas tous ceux qu’il rencontre. L’évangéliste Jean parle de signes. Dans une réflexion plus profondément théologique, il voit dans les guérisons accomplies l’action de Dieu au milieu des hommes, les appelant à reconnaître la présence inouïe que Jésus est lui-même. « Jésus, écrit Jean, a fait devant ses disciples bien d’autres signes, mais ceux-ci ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, par cette foi, vous ayez la vie en son nom » (Jn 20-30-31).
Tout au long du parcours de Jésus, ses actes, ses paroles, sa personne ne peuvent être reconnus que par ceux qui acceptent de croire. La foi n’est pas une condition, elle est elle-même de l’ordre du don, le don d’une miséricorde plus grande que notre cœur. Qui ne cesse de nous faire signe et qu’il nous faut tenter d’accueillir au jour le jour, comme grâce toujours imméritée, toujours redonnée. Il demeure alors de notre liberté de l’accepter ou de l’ignorer.

Le retournement de Paul
A l’autre bout de l’éventail littéraire du Nouveau Testament, nous trouvons l’exemple, tout à la fois unique et offert à tous, de la transfiguration d’une vie par la miséricorde de Dieu accueillie dans la foi. Ce que Paul évoque au début des Galates comme vocation prophétique (Ga 1,15), Luc le déploie narrativement dans les Actes des Apôtres (Ac 9,1ss) comme le récit spectaculaire d’une conversion. Dans les deux cas, il y a retournement radical du pharisien sûr de lui.
Paul et Luc évoquent en des termes très proches le passé de l’ancien persécuteur qui « dévastait l’Eglise de Dieu ». Puis l’événement soudain d’un retournement intérieur, expérience intime manifestée par l’image instantanée et spectaculaire de la chute. Paul en remet l’initiative, le moment et la forme entre les mains de Dieu : « lorsque Dieu a jugé bon de révéler son Fils en moi » (Ga 1,16). Le caractère le plus immédiat de l’événement est d’être sans préparation et inconditionnel.
Certes Paul écrit : « Dieu qui m’a mis à part dès le ventre de ma mère », pour s’inscrire dans la tradition des grands prophètes d’Israël. Mais rien dans sa vie, soutenue par une légitime fierté de pharisien fidèle, observateur rigoureux de la Loi, ne laissait prévoir le renversement. Aucune préparation, aucune condition posée, aucune demande de retour sur soi, de repentir ou d’engagement quelconque. Paul pourra écrire dans la lettre aux Romains : « Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs... Alors que nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui, par la mort de son Fils » (Rm 5,8-10).
Ainsi l’itinéraire de Paul ne commence pas par une demande de pardon, mais par une proposition de grâce dont Dieu seul a l’initiative. Toute sa fierté pharisienne a été, dit-il, balayée d’un coup : « A cause de lui j’ai tout perdu et je considère tout cela comme balayure afin de gagner le Christ... Il s’agit de le connaître, lui et la puissance de sa résurrection, et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort, afin de parvenir s’il est possible à la résurrection d’entre les morts » (Phl 3,10-12).
Paul a été pris d’abord dans la puissance de la résurrection. Sa foi na pas commencé dans les efforts d’une quête et les souffrances d’un cheminement, mais par l’éblouissement d’une rencontre et l’entrée dans la puissance de l’Esprit. A partir de ce don premier, Paul va marcher à l’imitation du Christ, prendre part à ses souffrances, se laisser conformer à sa mort, pour atteindre un jour la résurrection.
Alors commence la course de l’apôtre, on pourrait aussi bien dire la course du chrétien. Tout lui a été donné par avance, « il a déjà été saisi par le Christ ». Cependant il ne considère pas encore avoir atteint son but, car il lui reste à courir pour saisir à son tour : « non que je sois arrivé au terme, mais je m’élance pour tâcher de le saisir, parce que j’ai été moi-même saisi par le Christ » (Phl 3,12s). Un temps s’ouvre que Paul décrit comme une course « en vue du prix à saisir ». Ce temps a été pour lui celui de l’annonce de l’Evangile et du rassemblement de groupes chrétiens en Eglises. Temps de l’effort et du témoignage au quotidien, temps du combat contre les forces de refus.
Un temps accompagné, car c’est la puissance de l’Esprit qui saisit les croyants et les conforme au Christ : « jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous », écrit Paul aux Galates (Ga 4,19).

Une vie à renouveler
En prenant un peu de recul, nous pouvons constater avec Paul l’étonnante gratuité de la miséricorde de Dieu, appel adressé à chacun, pardon offert au pécheur ! Car c’est toujours Dieu qui agit d’abord. Dieu donne la vie, il la donne à profusion, sans relâche. Il faut revenir au sens premier du mot grâce (kharis, en grec ancien) : ce qui est donné pour le plaisir, par pure faveur et agrément. La grâce est ce don que Dieu offre sans cesse d’un espace nouveau à habiter, d’une forme de vie où lui-même se donne, sans condition et sans rien retenir. Ce faisant, c’est à la confusion et au chaos qu’il s’oppose, aux forces qui défont les liens, et finalement au péché.
Paul traduit le pardon en termes de réconciliation, une réconciliation qui s’adresse à chaque être humain : « C’était Dieu qui dans le Christ se réconciliait le monde » (2 Co 5,19). Désormais, c’est sur le visage du Christ que Dieu voit et accueille chaque être humain. Le passé, notre passé, « les choses anciennes » ont disparu, « une réalité nouvelle est là ». Le texte paulinien est éblouissant, si bien que nous avons du mal à le regarder en face : « Si quelqu’un est en Christ, il est une création nouvelle » (2 Co 5,17).
Qu’avons-nous donc à faire ? Paul répond sobrement : ne pas laisser sans effet la grâce reçue, entrer dans le flot toujours renouvelé d’une miséricode qui ne cesse d’agir, faire nôtre au quotidien le combat contre les forces du mal, faire remonter enfin vers Dieu l’action de grâce. Paul ne cesse d’exhorter et d’appeler cette lente transformation du cœur humain, sans cesse à conformer au Christ ; long travail à reprendre et à reprendre, jusqu’au jour où Dieu, ayant transformé nos cœurs, « transfigurera aussi nos corps mortels » (Phl 3,21).
R. D.-R.

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