mardi, 29 novembre 2016 14:56

Jean Dubuffet. Suisse d'adoption

Jean Dubuffet. Métamorphoses du paysage,
jusqu’au 8 mai 2016, Fondation Beyeler, Riehen

L’art brut de Jean Dubuffet. Aux origines de la Collection,
jusqu’au 28 août 2016, Collection de l’art brut, Lausanne

La Suisse célèbre en Dubuffet l’un des siens, non que l’artiste fût un compatriote, mais il trouva en terre helvétique une compréhension de ses propres créations et de celles qu’il percevra dans «l’art des fous». Pas une, mais pléthore d’expositions pourrait être dédiée à celui qui fut à la fois peintre, écrivain, collectionneur et polémiste. Le double hommage rendu par la Fondation Beyeler au paysagiste et par la Collection de l’art brut de Lausanne au généreux donateur illustre ses talents multiples.
A considérer ces deux expositions, on se surprend toutefois à saisir la profonde cohérence qui lie les nombreuses facettes de sa personnalité. On perçoit même, à la faveur de ce dialogue, le rôle déterminant de l’art brut dans la lente et difficile gestation de l’œuvre personnelle de l’artiste.

Une terre d’élection
«J’aime l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé, avouait Jean Dubuffet en 1945. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue.» Il donnait le ton de ce qu’il poursuivra toute sa vie durant, en lui et chez les autres créateurs, fussent-ils dotés d’affections mentales et dépourvus de sens commun.
Le voyage qu’il entreprend en Suisse la même année est devenu historique. Il y avait séjourné vingt ans plus tôt et en avait apprécié, dit-il, «une sorte de distance à l’égard de la culture. Ils sont plus internationaux, moins inféodés à une culture officielle».
La Suisse était déjà le terreau de ce que Dubuffet baptisera du vocable d’art brut. Adolf Wölfli y était exposé aux côtés de dessins d’enfants et de créations médiumniques, à Genève, Bâle et Winterthur, cela dès 1929. Même si ces manifestations suscitaient souvent l’indignation, elles permettront à Dubuffet de découvrir Adolf Wölfli, mais aussi Aloïse, ces futurs ténors de l’art brut qui constitueront le noyau de sa collection.
Dubuffet entretenait aussi depuis deux décennies des liens épistolaires avec le critique d’art suisse Paul Budry, qui lui avait offert Expression de la folie, ouvrage du médecin psychiatre Hans Prinzhorn. «Les images du livre, indique Dubuffet, m’ont montré le chemin et elles ont eu sur moi une influence libératrice.» En 1945, Paul Budry organise son fameux séjour, avec notamment la rencontre de Walter Morgenthaler qui lui fait découvrir Henrich Anton Müller. Il s’émeut en découvrant les dessins de Louis Soutter. Dubuffet cherchera dès lors, en cette terre étrangère et d’abord chez les autres, ce qu’il trouvera ensuite en lui-même.
La Collection de l’art brut se propose de faire revivre un autre moment historique : la grande exposition consacrée à l’art brut par la galerie René Drouin (place Vendôme à Paris) en 1949. Y étaient réunis soixante-trois créateurs. La manifestation a été un succès, attirant peintres, écrivains, éditeurs, ethnologues et critiques, parmi lesquels Henri Michaux, Tristan Tzara, Joan Mirò, Claude Levis-Strauss et André Malraux. Dubuffet signera à cette occasion, un texte au titre manifeste : L’art brut préféré aux arts culturels.

Genèse d’une collection
Quatre années cruciales séparent ces deux événements historiques qui nouent le destin de la future collection. Dès 1948, Dubuffet fait part de son désir de la léguer à une fondation. Dans les années 70, les propositions se multiplient. En France, elles émanent du ministère de la Culture et du musée des Arts décoratifs, mais aussi d’Allemagne, d’Autriche et des Etats-Unis. C’est à Lausanne, où était née l’aventure de l’art brut, que sera accueillie la donation.
«Il semble, écrivait encore Dubuffet, qu’il règne en Suisse plus qu’ailleurs une disposition à aborder des productions d’art dépourvues de brevets, en toute fraîcheur du regard, le conditionnement culturel est là moins contraignant.» La Suisse s’imposait d’elle-même du fait que tant de personnalités dans sa collection étaient d’origine suisse.
L’appellation de Collection de l’art brut est préférée au terme de musée que Dubuffet abhorrait. Hostile à la mondanité, « ès peu sociable», ainsi qu’il se qualifiait lui-même, il visite la veille de l’inauguration, en toute discrétion, ce lieu improbable qui se veut et est une sorte d’anti-musée, bien qu’il constitue rétrospectivement la pierre fondatrice d’une reconnaissance d’un pan entier de la création. Jamais artiste n’a défendu aussi haut et fort des choix d’une radicalité audacieuse, ni peut-être mené de lutte aussi acharnée pour des œuvres qui n’étaient pas les siennes. Il y avait peut-être dans cette ténacité, l’aveu d’une dette envers ceux auxquels il devait tant. A l’âge de 40 ans, Dubuffet opère ainsi une rupture radicale avec toute forme de tradition. On le savait rétif au passé. Il demeura longtemps paralysé par l’idée que l’art devait imiter le réel. En découvrant les créateurs de l’art brut en Suisse, Dubuffet s’engage à n’accepter de leçon de rien ni de personne.

Paysage de Dubuffet
La Fondation bâloise s’associe logiquement à cet hommage en raison des liens qui se sont tissés entre Dubuffet et Ernst Beyeler. Rencontré dans les années 50 grâce au collectionneur Jean Planque, le marchand avait signé avec la galerie parisienne Jeanne Bucher un contrat d’exclusivité qui les lia de 1964 à 1971.
Présentée à la Fondation, L’Hourloupe est l’œuvre maîtresse de cet accord dont les deux galeristes partageaient l’exclusivité. Avec cet ensemble est né, en l’espace de douze ans, le cycle le plus vaste que l’artiste ait conçu et pour lequel il inventa un néologisme ambigu. Il dépassait l’épaisseur généreuse de la matière qui caractérisait déjà ses peintures, pour conquérir l’espace de la troisième dimension. Avec le spectacle Coucou Bazar, il ajouta à son art, la musique, le langage et la danse, et conçut ainsi une œuvre d’art totale.
Au-delà de L’Hourloupe, l’exposition bâloise offre un panorama très vaste de l’œuvre de Dubuffet, voire rétrospectif, bien qu’elle s’appuie sur le seul thème du paysage. Ce dernier domine, il est vrai, l’ensemble de la carrière de celui qui se plaisait à dire : «Tout est paysage.» Les Gardes du corps de 1943 était à ses yeux une charnière. Œuvre de rupture, présentée à la Fondation, elle abolit l’illusionnisme dans le traitement caricatural du visage et du torse, et affiche une vision qui pourrait être celle d’un enfant. Le peintre y renonce à la vision rétinienne et à la perspective rationnelle. Le clair-obscur, les ombres portées et le relief disparaissent en aplatissant rageusement les silhouettes.
Dans les années 20, le peintre situait déjà la figure humaine dans un paysage. Vingt ans plus tard, il réinvente le genre en des termes profondément novateurs. Le Bocal à vache de 1943 prône un dessin volontairement enfantin, qui affiche crânement une méconnaissance de la perspective. La vache est aussi grande que la maison, mais qu’importe ! Prime durant cette période l’intensité chromatique d’un vert qui exclut le dégradé qu’imposerait la vision rétinienne.

L’œuvre pour elle-même
On retrouve cette frontalité dans Façades d’immeubles (1946), sans l’éclat des couleurs noyées ici dans la grisaille urbaine. Dans son quadrillage, la peinture accuse les apports de la leçon de Klee, qui l’encourageait à renouer avec le regard innocent et dépourvu de toute culture de l’enfant. Son goût du primitif le conduit dans ses Topographies et autres Matériologies des années 60 à ne plus retenir que la terre, qu’il célèbre comme une divinité, ainsi que l’annonce volontiers les titres dormition ou Messe de terre.
La matière triturée, les griffures et grattages vont peu à peu envahir la figure humaine. Il continue son offensive contre une conception stéréotypée de la beauté, qu’il applique au portrait avec Monsieur Plume pièce botanique, et au nu de ses Corps de dames ainsi qu’il les nomme. Il s’en prend encore à l’histoire de l’art qui a inventé le concept de muse, et s’ingénue à n’avoir pour seule inspiration que la peinture elle-même. Une œuvre inédite qui ne renvoie qu’à elle-même naîtra de ce renoncement au passé de l’histoire de l’art. «L’art des fous», qu’il collectionna passionnément, lui avait indiqué la voie à suivre.

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