mardi, 02 février 2016 15:25

Rester dans le jeu

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Dans la tradition chrétienne, le carême est l’occasion de faire le point sur nos responsabilités envers le monde. L’écologie intégrale évoquée par le pape François tombe à pic ! Dans l’esprit de Laudato Si’, l’écologie englobe non seulement tous les êtres humains, mais également leur milieu de vie naturel et social. Dans ce numéro, Michel Maxime Egger en rappelle le sens : c’est le bien commun.[1] Comme la paix, la sécurité ou l’hygiène publique, l’écologie intégrale ne peut se penser ni se vivre si chacun croit pouvoir se décharger, qui sur un service administratif, qui sur une instance internationale, qui sur les adhérents pugnaces de quelques ONG spécialisées dans le développement, l’écologie ou les migrants.

Une manière concrète de participer à cet effort est certainement de soutenir l’initiative fédérale Entreprises responsables - pour protéger l’être humain et l’environnement. Portée par une soixantaine d’organisations, dont Action de Carême et Pain pour le prochain,[2] elle est mieux étayée et plus consensuelle que l’initiative contre la spéculation financière sur les produits alimentaires sur laquelle les Suisses sont appelés à se prononcer le 28 février prochain. Elle vise à rendre contraignants les devoirs des firmes multinationales (FMN) quant aux droits humains et à l’environnement écologique dans les pays étrangers où ils ont quelques pouvoirs. Sur ce point, à l’étonnement de beaucoup, la Suisse, si prompte à obéir aux dictats financiers venus d’outre-Atlantique, est en retard sur les normes internationales.

Depuis longtemps, les droits écologiques et humains ne se contentent plus de compter sur la seule conscience et la bonne volonté ; ils ont su trouver le chemin de la loi. Certes, le Comité des droits de l’homme de l’ONU ne fait que des « constatations », mais il attend que les Etats concernés prennent des mesures à effets juridiques. L’implication des FMN dans les droits de l’homme s’est faite par étapes de plus en plus contraignantes : Codes de conduites et Principes directeurs de l’OCDE en 1976, réactualisés en 2000 pour y intégrer ceux de l’OIT (1998) et du développement durable (Rio 1992) ; puis, en 2003, la sous-commission des Droits de l’homme de l’ONU édicte des « Principes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises », assortis d’un contrôle avec « expert indépendant », et impose une « réparation rapide, efficace et adéquate » selon les normes applicables par les tribunaux nationaux. Et depuis 2011, la Commission européenne a mis en œuvre les « principes Ruggie » qui en précisent les modalités. Bref, l’initiative n’a rien d’une originalité, mais elle se révèle d’autant plus nécessaire que les scandales les plus visibles dans le contexte du commerce international proviennent de multinationales suisses spécialisées dans le négoce de matières premières.

Cependant, en supposant que l’initiative aboutisse à un changement constitutionnel et à une loi coercitive, elle ne saurait dispenser de toute autre souci. En effet, se voulant contraignant, le nouvel article constitutionnel 101a (si l’initiative est adoptée) fera entrer la loi correspondante dans la logique pénale qui, comme chacun sait, est d’interprétation stricte (tout ce qui n’est pas strictement interdit est autorisé). Ce qui laisse un « jeu » possible dans l’interprétation selon les circonstances. Préciser la responsabilité juridique des firmes multinationales en matière des droits humains et de l’environnement écologique pourrait ainsi dédouaner à bon compte les signataires de l’initiative. Contrairement à une idée répandue, hors les situations de monopole global, les grandes firmes, et principalement celles qui se portent bien, sont généralement avides de normes les plus élevées possibles : outre l’effet d’image positif, les règles affaiblissent les concurrents financièrement plus faibles...

La signature de l’initiative ne saurait donc être le dernier acte béni par l’encyclique Laudato Si’. Nul ne peut ici tirer son épingle du jeu. Comme le rappelle à sa manière Annick Chevillot à propos des nouvelles plateformes web[3] - Uber en étant l’archétype -, nous bénéficions et nous pâtissons d’un monde où s’entrelacent les réseaux techniques, économiques et sociaux.

[1] • Vers le bien commun, pp. 12-14.
[2] • Voir l’article d’Yvan Maillard Ardenti, aux pp. 9-11 de ce numéro.
[3] • Imposture sur le web, aux pp. 18-21 de ce numéro.

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