Comment abordez-vous ces personnes ?
«Tout se vit dans la spontanéité. Il n’y a aucun rendez-vous. Je commence toujours par saluer les personnes que je croise, ceux que je connais déjà et les autres, à qui je me présente en leur disant qui je suis et pourquoi je suis là. J’essaye de ne pas créer de contact frontal, mais de m’approcher discrètement. Souvent la personne seule est assise sur un banc, et je m’assieds à côté d’elle. Par une médiation - bonbon, marrons chauds, cigarette... - j’entre en contact avec elle. Je commence par des propos banals. On sent vite si une personne est disponible ou pas. Il ne faut surtout pas arriver comme “celui qui sait”, avec une parole surplombante. Je ne suis pas là pour faire un enseignement ! Ni du prosélytisme. Ces personnes ont d’autres préoccupations et j’essaye de les rejoindre là où elles sont dans leur parcours de vie. Souvent elles sont heureuses de pouvoir parler de ce qu’elles vivent. Bien sûr, ce n’est pas la panacée à leurs problèmes, mais ce sont comme de petites oasis. Auprès des jeunes, je me présente plus facilement comme “Père Luc”. Je sens chez certains, plus désorientés, le besoin d’une certaine paternité ainsi que la joie que l’Eglise les rejoigne dans la rue. Le fait que je vienne à leur rencontre, avec une écoute bienveillante est déjà une forme de reconnaissance de leur existence. Et que je sois de plus un “Père” ajoute une dimension symbolique non négligeable, vitale même pour beaucoup de jeunes en manque de repères. Les dimensions évangélique et caritative associées à l’Eglise sont également perçues.»
Est-ce que ces moments de simples rencontres amènent parfois des dialogues plus approfondis ?
«Oui, certaines rencontres peuvent déboucher sur des propos plus personnels et existentiels, selon la disposition intérieure de mon interlocuteur et ma qualité d’écoute. Mais ce n’est de loin pas toujours le cas ! Il ne faut pas s’imaginer que chaque après-midi se vit ainsi. Il y a une part d’ingratitude dans ce travail. Il y a des journées où il ne se dit rien, où il ne se passe rien. Les gens se cantonnent dans une espèce de bavardage, de logorrhée, et je sens que ça ne croche nulle part. Je me demande alors à quoi je sers. Et puis, tout à coup, il y a un moment de grâce, dont je ne peux pas toujours expliquer la cause, même si ma disposition intérieure y est pour beaucoup. L’ouverture de mon interlocuteur dépend en effet aussi de ma qualité d’écoute, de mon attitude intérieure qui doit être empreinte de simplicité et d’humilité. Quand je suis en cohérence, en congruence avec la situation donnée, mon langage corporel traduit cette attitude intérieure et ouvre à la confidence. Parfois, il m’arrive de me sentir indisponible pour la rencontre. Je prends alors un temps méditatif ou de retrait avant de me remettre en route, et le changement qui s’opère est souvent étonnant. Quelque chose bouge, se produit ! C’est très évènementiel, improvisé, imprévisible. Tout se passe dans l’intuition et le ressenti.»
La Pastorale de rue existe dans le canton de Fribourg depuis 1994. Elle a bien failli disparaître mais certains se sont battus pour la préserver. Que représente-t-elle pour vous en tant que jésuite ?
«C’est un des seuls lieux dans notre diocèse où l’Eglise va vers les gens, sans prosélytisme, sans penser à les évangéliser ou à les convertir, et sans attendre qu’ils s’adressent à elle pour un service pastoral ou se rendent à la messe. Cela correspond à l’option de la Compagnie de Jésus d’aller au devant des gens, là où ils sont, vers les périphéries en particulier. Les jésuites sont appelés à trouver Dieu en toute chose. Ignace de Loyola n’a pas falsifié les évidences douloureuses du monde, la violence, l’injustice, l’exclusion, mais il a rappelé qu’au cœur de cette réalité, le Christ vient apporter la paix. Lorsque l’on fait les Exercices spirituels, on contemple l’Incarnation (n° 101- 109) du Christ. Il s’agit de méditer les récits évangéliques pour “recevoir une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin de mieux l’aimer et suivre” (saint Ignace). Jésus est l’homme qui marche et va à la rencontre des exclus. Il mange avec eux, il les touche et les console. La pastorale de rue, c’est aussi ça finalement.»