lundi, 28 novembre 2016 09:55

Un Maroc à deux faces

Dans une région bouleversée par l’instabilité politique et sociale, le Maroc semble avoir trouvé son équilibre et pris la mesure du mécontentement populaire affirmé en 2011. Cette exception marocaine est-elle une réalité ou une image construite de toute pièce, diffusée à l’étranger?

La ville de Marrakech, fleuron du développement économique et du rayonnement culturel marocain à l’étranger, illustre l’image de stabilité que la monarchie marocaine entend donner. Malgré l’attentat de 2011 au café Argana, qui avait fait dix-sept morts sur la place Jamaa El Fna où charmeurs de serpents et conteurs traditionnels se disputent les touristes, la ville s’épanouit chaque année. Elle s’affirme comme la capitale par excellence du tourisme culturel, grâce à son prestige historique et aux évènements qui s’y tiennent, tels que le Festival international du film et la Biennale d’art contemporain qui attirent 1,8 million de visiteurs par an.

Les chantiers du roi
C’est aussi à Marrakech que le Maroc organise ses principaux sommets et conférences. Parmi eux, la Conférence sur le climat 2016 (COP22), qui aura lieu en novembre prochain et qui témoigne des ambitions du royaume chérifien en matière environnemental. « C’est le chantier du roi Mohamed VI, et c’est clair qu’il le mène à bien », déclare Ibtissam Mzibri, une militante d’ANFASS démocratique, un mouvement de jeunes constitué en 2013, issu du printemps arabe. « Avec ce programme, le roi conduit le Maroc sur un autre niveau international, c’est vrai, mais les agences créées pour le gérer relèvent du Makhzen et échappent au contrôle du gouvernement. Comment pourrais-je, dès lors, en tant que citoyenne, en tirer un vrai bilan ? »
Si l’environnement constitue l’un des grands chantiers royaux, la diplomatie religieuse en est un autre, marquée par la Déclaration de Marrakech du 27 janvier 2016. Ce texte sur les droits des minorités religieuses dans les pays à majorité musulmane résulte d’une conférence tenue sous l’égide du roi Mohamed VI, qui a exceptionnellement réuni 300 personnalités de divers pays et courants musulmans. Il répond à un vaste programme religieux, dont le fleuron est l’Institut Mohamed VI de formation des imams. L’objectif du roi est de diffuser dans le pays un islam modéré malikite via des imams « certifiés », et d’avoir ainsi un contrôle sur les mosquées ; mais aussi de donner à ce modèle islamique une identité internationale forte, en l’exportant vers des communautés musulmanes européennes et africaines, pour contrer l’avancée de l’islamisme radical.
A ce propos, en juillet 2015, le roi Mohamed VI a déclaré : « Y a-t-il une raison pour que nous renoncions à nos traditions et à nos valeurs civilisatrices marquées du sceau de la tolérance et de la modération, et que nous embrassions des doctrines étrangères à notre éducation et à notre morale ? » Il se référait à la doctrine wahhabite exportée par l’Arabie Saoudite (dont le salafisme djihadiste s’est inspiré), mais sans nommer explicitement ce pays ami « qui, ensemble, avec les Emirats arabes, est l’un des principaux bailleurs de fonds de l’Etat marocain », explique Mohammed Madani, politologue et professeur de droit à l’Université Mohamed V de Rabat. « Tant que les milliards coulaient, on a laissé faire, mais à présent le roi prend ses distances. »
De par son positionnement géographique, le Maroc craint en effet une exposition aux radicalismes qui prolifèrent au Sahel. Depuis sa sortie de l’Union africaine (due à sa position sur le Sahara occidental ) dans les années 80, le Maroc tente de « combler cette chaise vide en développant une diplomatie à la fois économique et religieuse, explique Mohammed Madani. La question est de savoir si le pays a les finances nécessaires pour entreprendre une politique religieuse de cette envergure, pour distribuer des bourses, bâtir des écoles, etc. »

A double vitesse
Selon le mouvement ANFASS démocratique, il faut nuancer la situation du pays et considérer ses deux faces : celle des gros chantiers royaux et celle du développement socio-économique.
L’indice de développement humain du Maroc (établi par le Programme des Nations Unies pour le développement, PNUD) est resté très faible en 2015, surtout en ce qui concerne l’éducation, la parité et l’emploi. Selon cette classification, 33 % des Marocains sont considérés comme pauvres ; parmi ceux-ci, 12,6 % vivent dans la quasi-pauvreté, 15,6 % dans la pauvreté et 4,9 % dans un état d’extrême pauvreté. A l’important taux d’abandon scolaire (après seulement trois ans d’école), s’ajoute un chômage élevé, principalement chez les jeunes qui représentent plus du tiers de la population. Pour Ibtissam Mzibri, « ce développement à deux vitesses n’est pas une évolution positive. Les chantiers royaux sont monopolisés par quelques-uns, empêchant une distribution des richesses. »
Le « printemps arabe » marocain de 2011 a été négligé, « banalisé et réduit à une brève parenthèse historique », explique pour sa part le professeur Madani. Mais le Mouvement du 20 février (révolutionnaire), qui est apparu à ce moment dans le pays, « a néanmoins été déstabilisateur pour la monarchie », ponctue le professeur, « au point que le Makhzen a du faire des concessions [une nouvelle constitution en juillet 2011 et des élections législative anticipées en novembre de la même année] et accepter qu’un parti islamiste, le Parti justice et développement (PJD), dirige le gouvernement. Ce qui représente, quand on connaît le fonctionnement de la monarchie, des concessions très sérieuses. »
Pour Mohammed Madani, le Palais savait qu’il ne pourrait plus former un gouvernement selon les anciennes méthodes et avec les mêmes groupes. « Il lui fallait un parti avec une vraie légitimé, qui pourrait lui servir de pare-choc. Cela a marché, provisoirement en tout cas. » Le PJD, en effet, était le seul parti à posséder une base solide. Il est d’ailleurs le seul parti islamique issu des printemps arabes à être encore au pouvoir.
Dans le discours officiel, le PJD est totalement intégré au régime, « mais cette vision n’est pas totalement réelle », explique le politologue. « Même si le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, ne s’attaque pas directement au roi, il est tout le temps en guerre avec ses sphères, que ce soit avec ses conseillers ou avec des membres du gouvernement ou d’autres centres du pouvoir. » Un exemple récent est la lutte qui a opposé Benkirane au ministre de l’Education, qui dépend du Palais, au sujet du projet de francisation de certains enseignements scolaires. « Abdelilah Benkirane a osé s’en prendre à un ministre proche du roi, devant le Parlement entier... Il s’agit de petites luttes », mais elles montrent que pour la première fois, « le jeu politique est clairement entré au Maroc », conclut le professeur.

Répression
« Quand le Mouvement du 20 février s’est affaibli, il y a tout de suite eu des représailles contre ceux qui l’avaient soutenu ou sympathisé avec », explique Mohamed Boukili, membre du comité politique de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), avec une très forte régression de la liberté d’expression. « Le régime utilise toujours les trois lignes rouges classiques du Maroc : l’islam, le roi et la nation [en se référant au Sahara occidental]. Si quelqu’un franchit l’une de ces lignes, il est poursuivi. Mais lorsque le régime veut s’attaquer à un journaliste qui a osé le faire, il ne l’attaque pas de front, à propos du sujet dévoilé ; il cherche une autre faille pour le malmener. Il y a le célèbre cas d’Ali Anaouzla. C’est un bon journaliste, les sujets qu’il a révélés sont nombreux, mais il a été accusé de terrorisme pour avoir publié une vidéo, reprise du journal espgnol El Pais... »
Ces poursuites ne se limitent pas aux seuls journalistes et militants. En mars 2016, le secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon a employé le mot occupation pour qualifier le Sahara occidental, lors d’une visite des camps de réfugiés à Tindouf (Algérie). La réponse du Maroc a été ferme : le pays a expulsé quatre-vingt civils de la mission MINURSO (opération de maintien de la paix maintenue par les Nations Unies depuis 1976), créant ainsi la plus grave crise diplomatique avec l’ONU.
De la même manière, les relations avec l’Union européenne ont été unilatéralement et officiellement gelées en février dernier, suite au rejet par la Cour de justice européenne de l’accord de libéralisation des échanges agricoles et de pêche, au motif qu’il « ne présente pas les garanties nécessaires pour que les ressources de la région du Sahara profitent aux indigènes ».
Mais la grande victime de la répression reste le monde associatif, le but étant de « limiter son travail et d’éviter un autre 2011 », résume Mohammed Madani. « On dit que le Maroc est stable, mais nous savons que c’est précaire et qu’il peut toujours revenir à la situation de 2011. C’est la raison pour laquelle la monarchie tient au PJD et à la légitimité qu’il lui confère vis-à-vis de la société civile. »
« Les mouvements sociaux restent très éparpillés, poursuit le politologue. Il y a bien des groupes qui se mobilisent, mais il n’existe pas de structure apte à leur donner un sens global. Et c’est bien ce que recherchent les autorités. C’est pour cela qu’elles mettent des bâtons dans les roues d’associations telles l’AMDH, qui elle serait susceptible d’offrir une telle structure. »
« Les représailles contre les membres de l’AMDH n’ont jamais été aussi dures », témoigne de son côté Mohamed Boukili, du comité central de l'organisation. « On nous empêche d’agir dans des endroits publics et privés, de renouveler légalement nos sections locales, afin de nous faire tomber dans l’illégalité (36 sections sur 90 ont déjà été bloquées). Notre position sur le Sahara est dénoncée, alors que c’est la même depuis quinze ans : une solution démocratique et pacifique du conflit. Cela nous pose un défi majeur. Il y a dix ans, il y avait des dizaines de clubs des droits humains dans les écoles du pays ; tous ont été bannis. On nous empêche même d’accéder aux quartiers les plus défavorisés. Résultat, ces quartiers sont visités par des groupes islamistes. Cela posera au régime un vrai problème pour s’en débarrasser dans le futur. »

En alerte
Malgré cette intolérance gouvernementale à l’encontre de toute structure qui pourrait rassembler les mouvances sociales sous un même parapluie, « la société civile a compris l’importance de son propre poids et sait comment l’utiliser », affirme Ibtissam Mzbiri, de l’ANFASS. « Après 2011, la façon de voir les choses a changé pour les Marocains. Ils ont moins peur d’invoquer leurs droits. Qu’ils soient étudiants médecins, enseignants stagiaires ou fonctionnaires publics, ils sortent dans la rue pour les réclamer. »
C’est là, selon la militante, la conséquence d’une politique impopulaire. « Les réformes actuelles sont loin de répondre aux promesses électorales et les Marocains vivent une détérioration de leurs droits économiques et sociaux. On n’est pas encore sur la bonne voie, mais la société civile aujourd’hui est en alerte et continue de réclamer le respect de ses droits », conclut-elle.
G. B.

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