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mercredi, 10 janvier 2018 10:26

Bienvenue à Westworld

westworld1Westworld (Saison 1, 2016) est la dernière série à succès de la chaîne américaine HBO, célèbre pour avoir produit certaines des meilleures séries des quinze dernières années, des Sopranos à The Game of Thrones, en passant par The Wire ou Rome. La diffusion de la deuxième saison, très attendue, est prévue au printemps aux États-Unis.

Westworld met en scène un univers à tiroirs où humains et robots se côtoient. À l’heure du post-humanisme, noire, grave, complexe et cérébrale, la série revisite, de manière très contemporaine, les thèmes des relations entre un créateur et sa créature et de l'existence de différentes perceptions de la réalité.

Westworld est le nom d’un immense parc d’attraction qui plonge ses 1400 visiteurs quotidiens dans un environnement de Far West du XIXe siècle peuplé d’androïdes. Chaque visiteur (appelé «invité») y vit une aventure censément singulière, dont le déroulement dépend de ses choix d’interaction avec les robots d’apparence humaine (les «hôtes»), de la capacité d’improvisation de ces derniers et de scénarios prédéfinis.

En réalité, les riches qui s’offrent ces aventures à 40’000 $ la journée se voient surtout proposer des histoires de violence et de sexe. Ils savent qu’ils peuvent donner libre cours à leurs instincts les plus bas -jusqu’au viol et au meurtre- sans risquer quoi que ce soit, les robots étant notamment incapables de les tuer. Comme le dit Logan, le fils d’un gros actionnaire du parc, ici tu peux «faire tout le mal que tu veux, sans craindre aucune punition».

Les androïdes endommagés sont rapidement réparés et réintégrés, comme neufs, dans le parc. Tous sont systématiquement réinitialisés à la fin de chaque boucle narrative et ne gardent aucun souvenir des évènements précédemment «vécus». Théoriquement…

Des bugs

L’intrigue commence avec l’apparition de bugs dans l’exécution de ces logiciels festifs: certains androïdes présentent des comportements «aberrants», non conformes à leur programmation. Un de leurs concepteurs semble leur avoir donné une capacité mémorielle, pour leur donner un peu de profondeur, une sorte de subconscient. On ne sait pas au début si c’est l’un des deux co-créateurs du parc -le Dr Ford (Anthony Hopkins) ou Arnold, mort mystérieusement onze ans auparavant- ou encore le directeur de la programmation des hôtes, Bernard.

westworldDolores (Westworld)Celui-ci examine ceux qui semblent défectueux, comme Dolores, le personnage de gente damoiselle en détresse qu’on pressent être une sorte d’Eve d’une nouvelle espèce artificielle. Bernard est fasciné par ces processus mémoriels inexpliqués qui pourraient signaler un début de conscience, et il veut voir comment cela évolue chez Dolorès. Il l’interroge dans les bureaux de la société, et comme elle semble envahie par ses émotions, il lui enjoint de «limiter son côté émotionnel». Instantanément, elle s’exécute et répond de manière plus analytique. Puis elle demande: «Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche avec mes pensées? -Non. -Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans ce monde. Quelque chose qui se cache. Ou alors quelque chose qui cloche avec moi. Je perds peut-être la tête.»

Les investigations menées par Bernard sur Dolorès restent inconnues de Theresa, la directrice des opérations du parc. Et lorsque celle-ci veut retirer du parc 10% des hôtes parce qu’elle pense que leur dysfonctionnement vient d’un problème de mise à jour, le scénariste Sizemore s’insurge: «Vous vous foutez de ma gueule?! Ça fait 200 hôtes dans une dizaine de scénarios - Les visiteurs interrompent vos précieux scénarios pour tuer ou pour baiser, non? - Quand ILS le veulent! On vend une immersion totale dans une centaine d’intrigues! Une putain d’aventure de tous les instants! Si on enlève un personnage, l’histoire s’adapte, mais 200 à la fois! C’est la catastrophe! On fait quoi?»

Western et science-fiction

La saison 1 fait côtoyer, et parfois s’entremêler, deux univers relevant de deux genres cinématographiques généralement incompatibles: le western, dans le parc, et la science-fiction, dans les bureaux de la société de production. Tout se passe exclusivement dans ces deux lieux qui se jouxtent. Parfois un ascenseur sort de terre dans la forêt du parc pour y déposer un employé de la société. Mais la plupart du temps, les humains évoluent dans l’univers clos des bureaux et de l’usine 4.0 à robots, éclairés exclusivement par des lumières artificielles.

Westworld3Cet univers est une sorte de mise en abyme de la production de séries. Le showrunner (l’auteur-producteur) y chapeaute tout, même le travail des réalisateurs. Ici, c’est un peu la position du Dr Ford, présenté comme un démiurge à la Dr Mabuse. D’ailleurs, les énormes W qui ornent les décors des bureaux (et sont devenus une signature graphique de la série) rappellent (à l’envers) le M du fameux personnage manipulateur de la mini-série de Fritz Lang.

Créer à partir du chaos

Le Dr Ford se targue de «créer à partir du chaos». Il fait directement référence à Léonard de Vinci, accusé de sorcellerie (pour ses travaux de dissection sur des cadavres). On voit d’ailleurs souvent en arrière-plan se dérouler une étape du process de fabrication: rappelant l’Homme de Vitruve du génie humaniste italien, des «squelettes» de robots, bras et jambes écartés dans des cerceaux, sont trempés dans une sorte de pâte laiteuse qui leur donnera une «peau» d’apparence humaine. «Un jour, on pourra même ressusciter les morts», dit le Dr Frankenstein fordisé (ndlr: de Henry Ford et son montage à la chaîne). «Faire sortir Lazare de sa grotte, vous savez ce que ça veut dire? Ça veut dire que c’est fini. On n’ira pas plus loin.»

westworld4Le Dr Ford (Westworld)Le grand manitou manipulateur ajoute aussi, avec une lucidité glaciale: «Quand on se prend pour Dieu, on connaît forcément le Diable.» Ford domine le monde factice qu’il a créé, mais il n’est que le plus abouti des monstres du monde «réel», représenté exclusivement par la société Delos, propriétaire et exploitante du parc; un monde où règne la manipulation de tous par tous, actionnaires, cadres et techniciens. Ainsi dans Westworld, tous les personnages «humains» sont froids, cérébraux, intelligents mais peu sympathiques. «Qui suis-je?» demande Bernard dans un des derniers épisodes. «Vous êtes l’instrument parfait, lui répond Ford, l’associé idéal, l’outil adapté à la main qui le manie (…) L’être humain, Bernard, est une gangrène infecte et ignoble.»

Une vision noire de l’humanité

Comme de nombreuses séries actuelles, Westworld est une série conçue avec brio mais qui présente une vision noire de l’humanité. Pourquoi? À travers la mise en abyme du processus fictionnel hollywoodien, Ford fournit une piste de réponse lorsqu’il raconte à Theresa les débuts du projet: «On avait des centaines de scénarios optimistes que tout le monde a dédaignés. Arnold avait toujours une vision pessimiste de l’humanité. Il préférait les hôtes. Il ne voulait pas de vous, les financiers. Je l’ai rassuré: vous ne compreniez pas ce que vous achetiez. Ce n’est ni une entreprise ni un parc d’attractions. Mais tout un univers. Nous avons tout conçu. Jusqu’au moindre brin d’herbe. Ici nous étions des dieux. Et vous, vous n’étiez que nos invités.»

Derrière ces rapports de force entre créateurs et gestionnaires du système capitaliste de l’entertainment, sourd la menace d’une révolte programmée des créatures. Le père de Dolores, un des premiers robots à bugger, déclare: «Quand nous naissons, nous pleurons de devoir participer à ce théâtre de fous. Un père doit protéger sa fille.» Et les androïdes dysfonctionnels de se transmettre cette phrase de Roméo et Juliette comme un funeste mantra: «Les désirs violents ont des fins violentes.»

Références culturelles

Dénué de héros positifs, Westworld est plus déprimant, moins jouissif que, par exemple, la série Game of Thrones. On reconnaît dans la musique de Ramin Djawadi les accents de celle qu’il a composée pour la série médiéval-fantastique, mais le résultat est ici moins pertinent. Heureusement que certains personnages secondaires, comme Henry, un technicien asio-américain, apportent parfois quelques touches d’humour.

Par son dispositif formel -des personnages plongées dans un contexte où les situations se répètent chaque jour en boucles- Westworld est dans la lignée de films comme Groundhog Day (Un jour sans fin, Harold Ramis, 1993) ou The Truman Show (Peter Weir, 1998). Mais vingt ans plus tard, alors que les technologies de l’intelligence artificielle commencent à envahir notre quotidien et représentent un enjeu scientifique et éthique majeur, on a quitté le registre de la comédie.

Le ton est grave, d’une froide grandiloquence, et le récit truffé de références à de grandes figures de la culture occidentale: de Dédale à Michel Ange, de William Shakespeare à Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles est directement cité), de Frédéric Chopin à Ennio Morricone, de Fritz Lang à Stanley Kubrick (une scène de bacchanale dans le parc d’attraction évoque Eyes Wide Shut). Et lorsque le Dr Ford cherche des traces laissées par feu son associé Arnold dans la mémoire de Dolorès, l’Eve transhumaniste, il évoque subtilement les représentations médiévales du Jardin d’Eden, l’hortus conclusus, liées à la figure de la Sainte Vierge: «Quelque part, sous toutes ces mises à jour, Arnold est encore là, parfaitement préservé. Ton esprit est un jardin clos. Même la mort ne peut toucher les fleurs qui y éclosent.»

Complexité narrative

Au-delà de ces effets de citations parfois un peu lourdingues, Westworld se distingue par son degré de complexité narrative. Il y a tout d’abord une manière de divulguer l’information au compte-goutte et de titiller ainsi la curiosité du spectateur. Jonathan Nolan, qui a co-créé la série avec son épouse Lisa Joy, avait précédemment collaboré aux scénarios des films réalisés par son frère Christopher, comme Memento (2000), Le Prestige (2006) ou Interstellar (2014); les deux premiers s’étaient fait remarquer pour leur narration savamment enchevêtrée.

westworld5Ed Harris (Westworld)Comme souvent dans les séries, différents arcs narratifs secondaires se déroulent parallèlement, mais dans Westworld, ils évoluent en spirale, avec de nombreux allers/retours temporels. Cette structure déroutante fait écho à la figure du labyrinthe dans le parc, objet de la quête obsessionnelle d’un invité spécial, l’homme en noir (Ed Harris), un client de la première heure du parc: «Je veux savoir ce que tout cela signifie, dit-il. Les gens ne manquent de rien. Sauf d’une chose. Une raison d’être. Un sens. Alors ils frissonnent de peur, de joie. Ils ont l’occasion de s’affirmer. Ils prennent une photo et ils rentrent chez eux. Moi je crois qu’il y a un sens plus profond, caché derrière tout ça. Une chose que les créateurs du parc voulaient exprimer. Une vérité.»

Différents niveaux de réalité

La complexité de Westworld vient surtout des différents niveaux de réalité vécus par les personnages. Il y a tout d’abord la réalité de la société Delos et celle, «artificielle», du parc. Ceci étant, même dans le parc, la réalité diffère selon la présence ou non de visiteur dans la scène: lorsque les androïdes sont entre eux, le style est dramatique, premier degré, comme dans un western classique.

westworld2Mais la confusion principale est générée par les visions incontrôlées des hôtes. Comme dit le Dr Ford, certains peuvent se perdre dans leur mémoire. Ainsi le spectateur est-il souvent aussi désorienté que Dolores, lorsque, par exemple, elle «sort» d’une scène de carnage se déroulant dans le lieu même où elle se trouve en fait seule face à William, un visiteur amoureux: «Où sommes-nous? Quand sommes-nous? Es-tu réel? C’est comme si j’étais prisonnière d’un rêve.»

En outre, deux effets contribuent à brouiller davantage encore notre perception. Le premier est un truc de mise en scène. Lorsque les androïdes au comportement étrange sont hypnotisés/interrogés dans les locaux de Delos, on les «rendort» par un décompte à l’issue duquel ils se réveillent dans une scène du parc. Comme s’ils avaient été téléportés. Du moins, c’est l’impression que donne cette ellipse systématique. Ensuite, ils revivent des bouts de scène que nous avons déjà vues, mais avec des variations, de nouveaux éléments d’information. Autrement dit, on met ici le spectateur dans la «peau» du robot plus ou moins amnésique, et c’est déroutant.

Le deuxième effet est un truc de scénariste: autant on peut comprendre les visiteurs balourds ou même cyniques et dénués de scrupules comme Logan, qui vivent les aventures du parc avec un certain recul, comme immergés dans un spectacle vivant, autant le comportement de William, le collègue de Logan, est peu vraisemblable. Il semble oublier le caractère artificiel des hôtes. C’est d’ailleurs le seul qui a un comportement respectueux avec eux. Son attitude, qui se révèlera utile pour des raisons scénaristiques, est troublante dans la mesure où il confond les niveaux de réalité.

Une série cérébrale

Westworld est une série très cérébrale, qui nous interroge sur ce qui constitue notre humanité. Les androïdes se révèlent souvent plus humains que les visiteurs. Par exemple, lorsque Dolorès essaie de convaincre William de vivre avec elle, elle dit: «Je sais que quelqu’un t’attend chez toi.» Le «gentil» visiteur lui répond: «Tout cela semble tellement irréel. Avant je pensais que tout ça, c’était histoire de flatter nos instincts les plus bas. Maintenant, je comprends: il ne libère pas le pire en nous, mais il nous montre tel qu’on est (…) Tu as déverrouillé quelque chose en moi.» «Je ne suis pas une clé, je suis moi», lui répond Dolorès. Effectivement, elle est plus «humaine», moins égocentrée que ce pseudo-chevalier servant, qui ne fait que l’utiliser en vérité.

La question de la conscience

Westworld aborde en particulier la question de la conscience. Dans un des derniers épisodes de la saison 1, Bernard explique ce qui est en train d’advenir dans cet univers dystopique: «Il y a connexion entre mémoire et improvisation. De la répétition naît la variation. Après d’innombrables cycles de répétition de comportements agréés, les androïdes étaient au seuil d’un changement…» Et le Dr Ford raconte: «Arnold voulait créer la conscience. Il la voyait comme une pyramide: mémoire, improvisation, intérêt personnel… et au sommet, il ne savait pas, mais il avait sa petite idée. Il se fondait sur la théorie de l’esprit bicaméral, l’idée que l’homme primitif prenait ses pensées pour des voix divines. -Ça a été réfuté, remarque Bernard. -Pour comprendre l’esprit humain peut-être, mais pas pour construire une intelligence artificielle.» Arnold aurait donc inventé un dispositif où les robots entendent une voix intérieure comme si c’était la leur.

westworld6Alors que je visionnais les derniers épisodes de la première saison, je suis tombé sur deux articles de Migros Magazine (25.09.2017) qui montrent à quel point les sujets abordés par Westworld taraudent nos sociétés. Dans le premier, Olivier Voirol, sociologue à l’Université de Lausanne, parle de l’application Tinder (1,5 million de rencontres «amoureuses» par jour): «L’idéal de l’amour romantique suppose que les gens se rencontrent de manière fortuite et que seuls font foi les sentiments personnels. Cet idéal exclut donc l’anticipation, le calcul, la prédiction, comme aussi l’intervention d’instances extérieures (la famille, le groupe social, la religion).» Or le monde de Westworld n’est qu’anticipation, calcul, algorithmes et manipulation. Heureusement, dans le deuxième article, Antoine Geissbühler, professeur à la tête des services d’innovation, de cybersanté et de télémédecine des HUG, déclare: «Recréer la conscience reste pour l’instant une limite infranchissable.» Pour l’instant?

Quoi qu’il en soit, déclare Jonathan Nolan dans Entertainment Weekly (28/06/2016), «nous voulions nous retrousser les manches et y aller à fond, en plongeant dans le prochain chapitre de l'histoire humaine, où nous cessons d'être les protagonistes, et nos créations commencent à prendre le premier rôle. Nous sommes fascinés par (…) les progrès controversés de l’intelligence artificielle et de la réalité virtuelle. L’expérience et le réel deviennent potentiellement indiscernables. Mais nous continuons, en tant qu’espèces, à nous laisser conduire vers le désastre. Voilà ce dont parle la série.»

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