jeudi, 01 juin 2017 09:34

La démocratisation du radicalisme

Que l’on parle de politique ou de religion, le radicalisme repose sur la certitude de détenir la vérité et sur le désir d’imposer celle-ci à tous, par n’importe quel moyen. Cette tentation totalitaire habite l’homme depuis toujours, mais elle trouve aujourd’hui les moyens de son épanouissement.

Ana Petrache vient de publier sa thèse Gaston Fessard: un chrétien de rite dialectique ? (Paris, Cerf 2017, 304 p.), qui porte sur la pensée de ce jésuite contre toute forme de totalitarisme. Elle s’intéresse aux relations entre le religieux et le politique et a travaillé pour la Fondation pour la recherche et le dialogue interreligieux de l’Université de Genève.

Être religieux dans nos sociétés laïques, qui fonctionnent d’après d’autres repères et valeurs, est souvent considéré par ceux qui ne le sont pas comme une forme de radicalisme intrinsèque. Un bon chrétien qui croit dans le Royaume de Dieu ou un bon musulman qui se soumet totalement à la volonté d’Allah et applique toutes les prescriptions de sa religion est perçu par ses concitoyens comme un radical par nature. Ainsi, en Roumanie, un projet de loi signé par plus de 3 millions de citoyens voulant définir le mariage comme une « union entre l’homme et la femme » a été catalogué par le président du pays comme un geste de fanatisme religieux.
De l’autre côté, l’athéisme militant qui s’oppose verbalement aux valeurs religieuses est lui aussi perçu par les croyants comme une forme de radicalisation. Ce qui est ou n’est pas radical dépend en fin de compte du point de vue d’où l’on se place, de la géographie et de l’époque. La vie d’un saint du Moyen Âge passe pour les croyants d’aujourd’hui pour une forme de radicalisme, tout comme l’était au début du XIXe siècle l’idée du suffrage universel masculin.[1]
L’adjectif radical n’est pas un qualificatif absolu. Il ne fait que mesurer la distance entre nos propres valeurs et les habitudes de la société. Par rapport au relativisme contemporain dominant, toute croyance en une seule vérité excluant les autres est considérée comme une forme de radicalisme.

Radicalisme religieux
Mais qu’entend-on par radicalisation aujourd’hui ? Ce concept s’oppose-t-il à la raison ou plutôt au relativisme ? Est-il nécessairement corrélé à la violence (envers soi-même ou envers les autres) ? Sur le plan des religions, quand nous parlons aujourd’hui de radicalisme, nous visons le plus souvent la violence commise au nom d’une religion : le radical est celui qui rompt ou menace l’ordre établi, qui affiche donc une prétention politique. C’est ainsi que d’une question spirituelle, le débat glisse vers l’espace public et se fait politique. Plus important, ce qui fait le radicalisme est la prétention à changer l’ordre établi par un processus non démocratique.
En ce sens, le radical qui se contente de l’être envers soi-même, qui ne cherche pas à s’imposer publiquement, se retrouve mal étiqueté : on peut le cataloguer dans le fondamentalisme, mais pas dans le radicalisme. Le fondamentaliste soutient que la révélation est un guide nécessaire et suffisant pour l’organisation de la société. Le radicaliste fait un pas de plus en assumant l’action politique pour imposer sa vision théologique. Il exclut les autres arrangements sociaux et les autres interprétations théologiques concurrentes.
On peut aussi comprendre le radicalisme comme une politisation de la religion.[2] Il désigne l’intention de certains groupes religieux d’aller à la racine de l’ordre social commun et de le changer en imposant leur vision religieuse politisée.

Une question politique
Mais alors, le radicalisme religieux est-il vraiment d’une autre nature que le radicalisme politique ? Le fait d’invoquer une autorité religieuse pour bénir un nouvel ordre change-t-il la donne ? Dans l’Histoire, les millénarismes religieux et les millénarismes politiques sont souvent concurrents, mais sont-ils si différents ? Les seconds, il est vrai, ont fait bien plus de victimes que les premiers, et cela pour une raison simple : le discours religieux a des anticorps contre le millénarisme dont ne dispose pas le discours politique. Ainsi un « vrai » chrétien sait que le Royaume dans sa forme complète n’adviendra qu’à la fin de l’Histoire, et un « bon » musulman qu’Allah seul a le pouvoir de punir les infidèles.
En dehors de cette différence, on ne peut pas distinguer le radicalisme religieux du radicalisme politique. Ces deux catégories, au final, proposent d’usurper la place de Dieu par l’instauration d’un ordre incontournable pour tous. Il n’existe donc qu’une seule forme de radicalisme, qui consiste à s’opposer à la liberté des autres, quitte à détruire ce qui n’est pas conforme à sa propre vision du monde, pour imposer son interprétation de la Vérité. Le radical tout comme le fondamentaliste croit avoir un accès privilégié à la vérité qui exclut toutes les autres narrations.
La différence est plutôt dans les moyens mis en œuvre pour établir cette vérité. Le prophète fondamentaliste qui se cantonne à essayer de persuader les autres sans leur imposer de contraintes est encore considéré dans nos sociétés comme « un bon citoyen » -même si l’ordre politique devine la menace que contient un discours du type « Repentez-vous ! ». Il cesse d’être ce « bon citoyen » quand son passage vers le radicalisme est accompli et qu’il transforme sa vérité en un instrument légitimant une action politique révolutionnaire.
Ce phénomène n’est pas nouveau, comme on a tendance à le croire. Les radicaux ont toujours existé, en Europe, comme ailleurs. Ce qui est plus récent en revanche, et qui induit des effets pour tous, est la « démocratisation du radicalisme ». Non pas qu’il y ait beaucoup plus de radicaux aujourd’hui, mais du fait de notre développement technologique, n’importe qui -y compris l’adolescent rebelle d’autrefois ou le marginal de jadis- peut s’exprimer comme un radical, comme un messie à rebours. L’accès aux informations via Internet est confondu avec l’accès à la connaissance. Un tout petit nombre de radicaux peuvent détruire beaucoup de modérés.

Un ersatz de sens
Le langage religieux est utilisé pour exprimer un désir révolutionnaire mettant en cause l’ordre établi qui semble injuste (et qui parfois l’est vraiment). Le discours radical offre un ersatz de sens, qui passe pour un vrai idéal chez des âmes assoiffées de direction. Mais si le Messie est celui qui sauve, le radical est celui qui punit, qui fait advenir le jour du jugement, la destruction et la désolation. Le radical adhère à un discours apocalyptique ; il veut interrompre le flux normal du temps et amener la destruction qui obligera l’ordre social à changer. Même ceux qui prétendent œuvrer à la création d’un ordre théocratique. Un régime théocratique, aussi utopique qu’il soit, suppose des règles claires de fonctionnement, un effort de construction et de pensée, choses qui sont absentes dans les discours radicaux, animés par un pur désir de destruction.

Une pensée réduite
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a donc une corrélation entre le radicalisme et le manque de culture religieuse. Le désir de vérité se contente de deux ou trois idées répétées mais jamais questionnées ; il n’y a pas de recherche d’une compréhension authentiquement religieuse. Le radicalisme religieux -tout comme l’idéologie politique par rapport à la philosophie- est une petite somme de « vérités » exprimées dans une langue de bois qui exige la soumission inconditionnée. L’expression radicale de la religion nie la beauté des traditions et des héritages, en réduisant des conjectures complexes et raffinées à des raccourcis utiles pour l’action. La première victime du radicalisme religieux est donc le pluralisme théologique, le débat au sein de la même tradition.
À côté de cette démocratisation du radicalisme, on observe également sa globalisation. Le radicalisme n’a plus de domicile fixe, il apparaît tout aussi bien dans des pays profondément religieux que dans des pays laïques, dans des sociétés conservatrices traditionnelles, que dans des sociétés progressistes émancipées. C’est ainsi que le radicalisme peut devenir une politique d’État autoritaire, comme en Arabie saoudite, ou rester marginal, comme en France.
Le comble de la globalisation est que chacun peut devenir une victime de la radicalisation ou, pire, d’une de ses expressions extrêmes, le terrorisme, qu’il vive à Paris, à Tel Aviv, à Londres ou à Bagdad. Au niveau épistémique, cela signifie qu’il n’y a pas de société type engendrant le radicalisme religieux. Ni l’acceptation d’une religion officielle, ni l’acceptation du pluralisme multiculturel ne sont a priori des cadres capables de s’en protéger.

Fragile armistice
Enfin, le radicalisme incarne la fin du rêve démocratique de consensus et la déception concernant le pouvoir de la démocratie à construire des communautés. Karl Popper définissait la démocratie comme l’armistice des conceptions fondamentalistes. Un armistice possible et nécessaire, selon le penseur politique, à cause du caractère non manifeste de la vérité : personne ne peut prouver aux autres qu’il a accès à la vérité, même si chacun est en droit de le croire. Toutefois l’armistice n’est pas la paix. Son équilibre fragile peut toujours être remis en cause par une forme de radicalisme.

[1] Elie Halévy, La formation du radicalisme philosophique. L’évolution de la doctrine utilitaire, Paris, Felix Alcan 1901, p. 206.
[2] Oren Yiftachel, Batya Roded, « Abraham's Urban footsteps : political geography and religious radicalism in Israel/Palestine », in The fundamentalist city. Religiosity and the remaking of urban space, Nezar Alsayyad, Mejgan Massoumi, Roudlegde 2010, p. 179.

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