jeudi, 01 juin 2017 11:53

L'impossible risque 0

Tsunami à Sumatra en 2005 © Alain WICHT/DDC/ CIRIC                           Le mythe contemporain du risque 0, issu de la peur de la mort et du désir de la contrôler, prend des accents apocalyptiques sur le plan collectif où les catastrophes naturelles agissent comme des aiguillons. Ces légitimes inquiétudes appellent à une meilleure acceptation du risque.

Chercheur au Centre François Viète d’histoire des sciences et des techniques, Frédéric Le Blay est spécialiste des savoirs et des sciences de l’Antiquité. Depuis fin 2015, il dirige le programme international ATLANTYS, qui porte sur l’imaginaire de la fin du monde et l’expérience de la catastrophe (atlantys.hypotheses.org).

Les deux dernières décennies ont vu émerger deux nouveaux concepts, appelés à encadrer les processus de la décision politique et du débat public, le principe de précaution et le risque zéro, la recherche du second étant l’horizon logique et le degré ultime de l’application du premier. Ces injonctions témoignent d’une moindre volonté des sociétés démocratiques contemporaines à accepter le risque ou la mise en danger des personnes et des communautés qui les constituent. La notion d’acceptabilité, de plus en plus souvent invoquée, est de fait indissociable de ces deux concepts.

Il est bien sûr incontestable que l’autorité de l’État et des pouvoirs publics n’apparaissent légitimes que dans la mesure où ceux-ci démontrent leur capacité à garantir la sécurité des personnes et des biens, mission régalienne rarement remise en cause. Mais, conçue comme un absolu, la sécurité enfante le paradoxe. Ainsi, à l’occasion d’interventions militaires récentes cautionnées par la communauté internationale, nous avons vu érigée en doctrine la guerre « 0 mort » et son recours aux « frappes chirurgicales », consciencieusement mises en scène sur les écrans. L’image thérapeutique pour qualifier le bon exercice du conflit armé est une association troublante. La guerre reste l’entreprise du danger, de la destruction et de la mort, valant pour autrui comme pour soi-même, ce qui n’interdit pas de l’encadrer par des principes et des conventions qui définissent la ligne de démarcation entre la barbarie et la civilisation.

Penser la mort
Depuis quelques mois, je coordonne un réseau de chercheurs de tous horizons disciplinaires, dans le cadre d’un programme portant sur l’expérience de la catastrophe. Ce questionnement sur ce qui pourrait être la fin de notre monde n’a rien d’anxiogène ni de pessimiste ; au contraire, c’est l’obsession du risque 0 qui empêche de regarder sereinement vers l’avenir.

En tant que lecteur assidu des philosophes de notre Antiquité classique, la pensée de la mort m’apparaît comme le point focal nécessaire à toute existence heureuse. Philosopher, c’est apprendre à mourir, enseigne-t-on dans les classes. Les Grecs parlaient de meletê thanatou, expression que l’on traduit généralement par méditation ou pensée de la mort et qu’il me semble intéressant de considérer comme étant de l’ordre d’une conscience de notre mortalité. Cette conscience doit nous mener à la sagesse. Signifie-t-elle que nous passons notre existence à surmonter l’angoisse de notre disparition ?
Du point de vue de notre tradition philosophique, avoir notre mortalité constamment à l’esprit est au contraire la condition d’une libération de l’âme à l’égard des passions et des superstitions qui la terrorisent, préalable nécessaire à la quête du bonheur. J’aimerais pouvoir affirmer, sans risquer de passer pour un prophète de malheur, que le même enseignement doit valoir pour notre perception du monde. Je me garderai bien de porter un jugement sur ce que pourrait être le Grand Tout de l’Univers, sur lequel je ne connais rien. Je dis simplement que notre monde physique est condamné à disparaître depuis sa naissance, qu’il n’est pas éternel.
L’astrophysique et la planétologie nous enseignent que les systèmes stellaires meurent et que les planètes ont une vie propre. En la matière, il n’est pas de risque 0. Aucune disposition institutionnelle ni aucun dispositif technologique ne semble en mesure de nous prémunir contre cette fin programmée du monde tel que nous le connaissons. Travailler à rendre notre monde durable dans la manière que nous avons de l’habiter, par la préservation de l’environnement et la protection de la biodiversité, constitue, certes, l’enjeu fondamental de notre temps et des générations à venir ; mais l’idée d’un développement durable ne peut être assimilée pour autant à une quête d’éternité. Il est d’ailleurs souhaitable qu’elle ne le soit pas, car tant que l’on pense avoir l’éternité devant soi, il paraît toujours temps de reporter au lendemain l’occasion de bien faire aujourd’hui. Dès lors que nous acceptons l’idée d’une fin, plus ou moins proche -je l’espère aussi lointaine que possible-, la nécessité de bien jouer le rôle qui nous est imparti s’impose comme un impératif de dignité.

L’expérience de la catastrophe
Que faut-il entendre par fin du monde ? Il s’agit surtout de la fin de notre monde, the world as we know it, ainsi que le disent et l’écrivent mes collègues anglophones, car la fin du monde est d’abord la manière dont j’envisage la destruction ou la disparition du monde tel que je le connais, hors duquel je ne parviens pas à envisager les conditions de mon existence. Pour l’Homme, la fin du monde est donc avant tout l’avènement d’un monde sans l’Homme.[1]
Lorsque nous pensons la fin du monde, nous pensons en fait notre propre mort d’un point de vue collectif. Nous nous savons mortels, et nous sommes naturellement tentés de penser aussi la mortalité de ce qui nous entoure. En tant qu’espèce pensante, nous sommes de fait la conscience du monde. Un monde sans conscience de sa propre existence est un monde qui s’ignore. Il n’a donc ni naissance ni fin. Mais en attendant la fin du monde, il reste notre expérience partagée de la catastrophe. Nous assistons sur nos écrans de télévision et sur les différents canaux d’information numérique à une multiplication d’images et de récits de catastrophes naturelles, dont l’ampleur et les dommages causés nous paraissent de plus en plus graves et inquiétants. Ces événements, désormais retransmis sur tous les continents quasiment en direct, suscitent à chaque fois une émotion que les journalistes et commentateurs aiment qualifier de « planétaire ».
La violence de ces désastres, doublée du sentiment d’une augmentation de leur fréquence et de leur amplitude, nourrit toutes les inquiétudes, fait surgir de nombreuses questions et fait surtout ressurgir de vieilles peurs millénaires d’apocalypse. Ainsi ce qui se passe actuellement dans l’archipel polynésien de Tuvalu[2] préfigure pour certains un scénario de fin du monde à l’échelle de la planète, en lien avec le dérèglement climatique.
Le cinéma s’est largement fait le relais de cette angoisse, en portant à l’écran de nombreux scénarios de fin du monde. La filmographie du réalisateur allemand Roland Emmerich, passé maître dans le genre du film catastrophe,[3] est sans doute l’un des cas les plus emblématiques de cette réactualisation de l’imaginaire apocalyptique. Deux superproductions telles The Day after Tomorrow (2004) et 2012 (2009) se firent l’écho d’une actualité brûlante. Le premier misait pour sa réussite sur nos inquiétudes bien réelles quant à l’avenir de notre planète. Le second s’attachait à relayer par la fiction l’hystérie collective et médiatique que suscita la prophétie millénariste du calendrier Maya, censé annoncer la fin d’un cycle. Dans ces deux productions, le spectateur ne peut qu’être frappé par le rôle que joue le motif de l’engloutissement sous les eaux. Les représentations proposées par les affiches sont à ce titre on ne peut plus parlantes, leurs versions en langue française portant comme slogan d’accroche deux mises en garde, respectivement Où serez-vous ? et Nous étions prévenus.

Des dieux aux scientifiques
Il faut noter le rôle généralement central que joue la figure du scientifique dans ces productions ; il est le personnage qui sait, comprend à l’avance et tente, en vain le plus souvent, d’alerter. C’est aussi lui qui peut jouer le rôle du sauveur de l’Humanité en vue d’un happy end.
Mais que peut la science par rapport aux catastrophes d’origine naturelle ? La quête du risque 0 a-t-elle un sens et faut-il charger la communauté scientifique de donner au principe de précaution les moyens de son application ? Il me semble judicieux, sans chercher à minimiser le risque ni à gommer le drame humain que chaque catastrophe représente aux yeux des victimes, de se livrer à un travail de contextualisation historique. Une histoire de la catastrophe permet de comprendre que les événements cataclysmiques font partie intégrante de l’histoire humaine et qu’ils façonnent nos représentations de la nature, dont il faut se garder de penser qu’elle est bienveillante pour peu qu’on la respecte.
Si la science ne peut vraisemblablement pas créer les conditions du risque 0, elle peut certainement contribuer à créer les conditions d’une acceptation plus facile et plus raisonnable du risque. Par science, j’entends ici très simplement connaissance. Il peut, en effet, y avoir derrière nos angoisses de fin du monde une forme d’obscurantisme ou d’irrationalisme à dépasser. L’étude des grandes catastrophes naturelles et de la manière dont elles ont été vécues invite au recul et permet de porter le regard critique indispensable.
Le tremblement de terre qui toucha Lisbonne en 1755 constitue une sorte d’événement originel dans notre conscience du risque.[4] Premier séisme historique à avoir suscité une abondante littérature, il frappa les esprits de manière durable. Il fut l’enjeu de débats philosophiques intenses et relança la question fort débattue de l’existence du Mal sur Terre. On connaît la polémique de Voltaire contre la théodicée de Leibniz, mise en scène ironiquement dans le conte Candide ou l’Optimisme, mais on sait moins que le philosophe fut aussi l’auteur d’un Poème sur le désastre de Lisbonne.
La catastrophe agit de fait comme un catalyseur polémique au sein des sociétés qui, parvenues à un degré d’organisation et de structuration complexe, doivent faire face à un événement destructeur dont la maîtrise leur échappe : elle invite à une remise en question des certitudes acquises, telles que la foi en la Providence divine, la foi dans le progrès humain et le pouvoir de la science, la confiance dans la capacité des pouvoirs publics à garantir la sécurité des populations ; elle conduit à reposer la question des relations entre l’Homme et la nature ; elle oblige à redéfinir les limites de la science et son rôle au sein de la société.
Pendant longtemps, on invoqua la colère divine face à des désastres naturels meurtriers, qui furent souvent suivis par la désignation de boucs-émissaires, le déchaînement de chasses aux sorcières et autres pogroms.[5] La science ayant pris la place de Dieu dans nos sociétés technologiques, c’est aujourd’hui elle qui se trouve sommée de rendre des comptes lorsqu’elle est jugée inapte. On se souvient comment, à l’issue du tremblement de terre qui ravagea la région de L’Aquila (Italie) en 2009, sept experts et scientifiques furent jugés et condamnés par la justice pour « homicide par imprudence », parce qu’ils n’avaient pas su estimer les risques à leur juste mesure.

Anticiper non cauchemarder
La question se pose : quelque chose a-t-il vraiment changé entre hier et aujourd’hui ? Du point de vue du risque que représentent les grandes catastrophes naturelles elles-mêmes, sans doute rien. Le fatalisme reste une posture philosophique indépassable car personne n’est en mesure de garantir le risque 0. Au contraire, dans de nombreux cas, notre vulnérabilité n’a fait que croître du fait de l’augmentation de la densité et de la concentration humaines, notamment dans des zones particulièrement exposées comme les littoraux.
L’activité humaine est elle aussi un facteur supplémentaire de risque, la catastrophe de Fukushima constituant un cas d’école : le tsunami, qui aurait pu n’être qu’un épisode de plus de catastrophe naturelle dans l’histoire d’un pays qui en compte beaucoup, s’est doublé d’un accident nucléaire majeur dont les conséquences se feront sentir sur plusieurs générations.[6] Nos inquiétudes légitimes quant au réchauffement climatique et à ses conséquences écologiques viennent compléter le tableau alors que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’histoire de notre système planétaire, celle de l’anthropocène où les activités humaines ont un impact significatif sur l'écosystème terrestre.[7]
Notre capacité à accepter le risque - notion d’acceptabilité - et à surmonter les drames que nous vivons -concept de résilience- sont sans doute ce sur quoi nous pouvons tous collectivement travailler, avec de sérieuses chances de réussite. La connaissance toujours plus fine des phénomènes que la science offre doit accroître nos compétences en matière de prévision, d’anticipation et d’adaptation.
Restera toujours l’utopie du risque 0, ligne d’horizon qui peut être un stimulant au progrès de la connaissance. Méfions-nous cependant de peur que cette utopie ne nous précipite dans la dystopie : l’idée que nous puissions, par le biais de la science, parvenir à un contrôle complet de la nature ouvre bien des portes qu’il est difficile de refermer.

Exemples de catastrophes récentes marquantes
2004 : tsunami en Indonésie, 220 000 morts
2005 : inondation de 80% de la Nouvelle Orléans en Louisiane, 1221 morts
2011 : tsunami au Japon, 18 000 morts plus un accident nucléaire majeur
2015 : tremblement de terre au Népal, plus de 7000 morts

[1] Exemple, Voluntary Human Extinction Movement (VHEMT), un mouvement écologiste extrémiste, fondé en 1991 par Les U. Knight, qui appelle tous les hommes à s’abstenir de se reproduire pour provoquer l’extinction progressive de l’espèce et sauver ainsi l’avenir de la planète et de sa biodiversité. Paradoxalement, on aboutirait ainsi à un monde privé des seuls de ses habitants qui en mesurent la valeur, un monde privé de toute valeur ontologique.
[2] Plus petit État du monde, Tuvalu est menacé d’une disparition du fait de la montée des eaux. Pour sa population, l’engloutissement d’un territoire qui constitue une terre ancestrale sera véritablement la fin d’un monde.
[3] Avec Independance Day (1996) et le remake Godzilla (1998) ; l’une de ses premières œuvres, Le Principe de l’Arche de Noé, réalisée en 1984 dans l’ancienne RFA, rejoue l’épisode du déluge biblique sous l’angle du voyage dans l’espace.
[4] Ce séisme d’une magnitude estimée entre 8,9 et 9 sur l’échelle de Richter et dont l’épicentre était situé à environ 200 km des côtes de l’Atlantique fut suivi d’un tsunami. Il fit entre 50 000 et 70 000 victimes, pour une ville qui comptait environ 275 000 habitants, et causa la destruction de la quasi-totalité des bâtiments.
[5] Cette attitude ne renvoie pas qu’à des temps révolus. En témoigne par exemple le déferlement médiatique de prédications vindicatives après la terrible tempête Katrina de 2005, interprétée par certains mouvements évangéliques comme une manifestation de la colère divine à l’encontre de la Nouvelle-Orléans la décadente.
[6] Voir la collection de textes et témoignages dirigée par C. Quentin et C. Sakai, L’archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11 mars 2011, Picquier, Paris 2012, en particulier l’article du philosophe et spécialiste des médias Ishida Idetaka, « La force de l’impermanence et un espoir de l’esprit ».
[7] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Seuil, Paris 2013, 320 p.

 

Lu 720 fois