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jeudi, 01 septembre 2016 17:14

Renverser la logique

Aujourd’hui encore la quasi-totalité des systèmes juridiques ne reconnaissent pas de droits aux animaux, se contentant de les protéger en imposant aux humains des limites quant à leur «utilisation». Mais cette approche est en pleine redéfinition. La Cour suprême indienne a rendu du reste une décision exemplaire à ce sujet.

Il est une vidéo qui circule beaucoup dans les groupes virtuels rassemblés autour de la cause animale. On y voit un petit garçon face à son repas. Sa mère, hors champ, lui demande de finir son assiette. Dans la discussion qui suit, l’enfant prend progressivement conscience que les animaux qui se trouvent face à lui ont dû mourir pour pouvoir le nourrir. «Je n’aime pas qu’ils meurent ! Il faut prendre soin des animaux et pas les tuer !», s’exclame l’enfant. Émue, sa mère lui donne raison : dorénavant ils ne mangeront plus d’animaux.
Comme l’enfant de la vidéo, les sociétés (en particulier occidentales) sont confrontées à une redécouverte du rapport qu’elles ont construit avec les animaux. Et comme la mère du garçonnet, elles sont en train d’imaginer des solutions alternatives afin d’organiser ces rapports d’une manière qui soit plus respectueuse des intérêts supposés de ceux-ci.
Le droit est un lieu d’observation de ces mouvements. Certes, les processus de modifications législatives sont lents et le droit contemporain reflète donc essentiellement des visions relativement anciennes des rapports entre animaux humains et animaux non-humains. Mais même dans le droit, la réorganisation de ces rapports est aujourd’hui perceptible.

Anthropocentrisme

Tous les systèmes juridiques du monde ont un point commun : ils sont conçus par les humains. Il n’est donc pas étonnant que ceux-ci soient le plus souvent au centre des préoccupations. En droit civil belge, français ou suisse, par exemple, seuls les êtres humains disposent de la personnalité juridique. Ils l’exercent de manière directe en tant que personnes physiques ou de manière indirecte (et souvent collective) en tant que personnes morales. Toute entité non-humaine, en revanche, en est dépourvue. Cela signifie concrètement qu’elle n’a pas de droits propres et qu’elle peut devenir la propriété d’un être humain.
À travers ces simples dispositions, l’humain a donc créé un système dans lequel les animaux non-humains n’ont formellement aucun droit. Ils ne se possèdent pas. Ils ne possèdent ni leur progéniture ni le fruit de leur travail, et leur territoire peut leur être soustrait. Les animaux humains, en revanche, ont tous les droits sur les animaux qu’ils possèdent, dans les limites prévues par les lois humaines.
Le droit international est organisé de manière tout aussi anthropocentrée. Il n’existe aucun traité ou aucune convention qui ait pour but de donner des droits aux animaux. Au contraire, le droit international autorise les peuples du monde à exploiter leurs «ressources naturelles», ce qui inclut également tout le vivant, animal ou végétal. Le droit commercial international donne aux êtres humains le droit d’échanger des animaux, appelés alors «produits» (produits de l’agriculture, de la pêche, etc.). Enfin le droit de la propriété intellectuelle permet aux êtres humains de s’approprier des espèces entières : une espèce animale dont le génome aura été suffisamment modifié ne sera plus considérée comme «naturelle», mais comme une «innovation», dont la propriété exclusive sera reconnue aux «innovateurs».
Les droits des animaux humains sur les animaux non humains sont, on le voit, assez vastes. Toutefois, depuis plusieurs années, les systèmes juridiques ont tendance à se modifier pour laisser une place plus grande aux intérêts supposés des animaux. Le plus souvent, il s’agit de limiter les droits des humains sans donner de droits aux animaux, même si certains systèmes sont allés jusqu’à reconnaître les animaux comme titulaires de droits.
De fait, les droits des humains sur les animaux non-humains sont limités depuis longtemps dans la majorité des systèmes juridiques du monde. La cruauté gratuite à l’encontre des animaux est, par exemple, le plus souvent prohibée et passible de sanctions pénales. À titre d’exemple, en 2014, le tribunal correctionnel de Marseille a condamné à un an de prison ferme un jeune homme qui avait maltraité un chat et en avait posté la vidéo en ligne.
Les évolutions récentes concernent moins ces actes – le plus souvent isolés – que les violences structurelles commises à l’encontre des animaux dans les élevages et les laboratoires. Une des plus spectaculaires évolutions est l’intégration dans le traité de fonctionnement de l’Union européenne d’un article 13 qui prévoit que tous les animaux sont des «êtres sensibles» (2009). Ce mouvement européen s’est accompagné de législations concrètes relatives, par exemple, à la taille des cages des poules ou aux conditions de bien-être dans les élevages. L’Union a également limité les possibilités de recours aux animaux de laboratoire et, depuis 2013, les tests sur les animaux sont interdits en ce qui concerne les produits cosmétiques. Les tests encore pratiqués sont, pour leur part, censés respecter une logique de limitation dite des trois R : Remplacement – par des tests non animaliers si possible, Réduction – du nombre de tests, Raffinement – des dits tests. Selon la FAO, l’Europe est ainsi la zone où la protection des animaux est (de loin) la plus élevée.
Cette incontestable évolution normative est toutefois paradoxale. Elle vise essentiellement à améliorer les conditions de détention des animaux, sans remettre en cause deux autres droits des humains: celui de les détenir et celui de les tuer. C’est essentiellement autour de ces questions que les tenants de la reconnaissance des droits fondamentaux des animaux se sont focalisés ces dernières années – en partie avec succès.

Droit à la vie

L’idée de donner des droits fondamentaux aux animaux n’est pas neuve. Depuis le début des années 90, elle est portée par des primatologues et des philosophes qui réclament leur octroi pour les grands singes. Ils revendiquent en particulier la reconnaissance de leur droit à la vie, à la liberté et à ne pas être victimes d’actes de torture.
Au départ, leur ambition était de faire reconnaître ces droits par des législateurs nationaux ou internationaux. Devant le peu de réaction de ceux-ci, différents groupes de défense des animaux ont entrepris de porter la question devant des tribunaux. Dans deux pays, ces actions ont eu un retentissement assez important. Aux États-Unis tout d’abord, où l’ONG Nonhuman Rights Project porte depuis 2013 la question du droit à la liberté des grands singes devant différentes juridictions. L’argument invoqué est le droit dit d’habeas corpus, par lequel un juge peut ordonner la libération de toute personne dont l’incarcération n’est pas justifiée.
Le point le plus délicat de l’affaire est donc de faire reconnaître au juge que les grands singes concernés sont des «personnes» titulaires de droits. À l’appui de sa thèse, le groupe souligne que la notion de «personne titulaire de droit» a toujours été détachée de la notion d’humanité. Pour preuve, les membres des minorités raciales et les femmes ont longtemps été exclus du champ d’application de ce statut. Bien que l’argument puisse paraître choquant, la situation serait similaire pour les grands singes, toutes les études scientifiques prouvant que, à l’instar des humains, ils souhaitent biologiquement la vie, la liberté et le bien-être physique. Le groupe conclut qu’il est de la responsabilité du juge d’étendre l’habeas corpus aux animaux, comme il a été étendu par exemple dans le passé aux esclaves.
Différents juges ont donné réponse à ces arguments (la procédure est complexe). Toutes à ce jour sont négatives. Parmi les justifications choisies pour rejeter la demande du groupe, une retient particulièrement l’attention, celle du juge du comté de Suffolk qui se base sur la notion de contrat social. Selon le juge, les animaux non seulement n’ont pas de droits, mais ils ne pourront jamais en avoir parce qu’ils n’endossent pas de responsabilités sociales. Une vision étrange lorsque l’on sait, d’une part, que les animaux pollinisent nos fruits et légumes et recyclent nos déchets et, d’autre part, que le concept même de droit fondamental réside dans le fait qu’il n’exige pas de contrepartie. Le droit à la liberté est reconnu aux humains pour la simple raison qu’ils sont humains et non, par exemple, parce qu’ils seraient de bons travailleurs.
En Argentine, les choses se sont mieux passées pour les défenseurs des animaux. Les tribunaux ont reconnu en décembre 2014 que les animaux étaient titulaires de droits. Il s’agit d’une très grande avancée symbolique. En pratique toutefois, cela n’a pas changé fondamentalement les choses : le juge en effet a déclaré que les droits dont étaient titulaires les grands singes n’incluaient pas celui à la liberté.
Mais c’est en Inde que les évolutions les plus impressionnantes en matière animale se sont produites. La Cour suprême a rendu en 2014 une décision importante, non seulement pour l’Inde mais pour le reste du monde qu’elle pourrait inspirer. Elle a renversé la logique de nos codes civils selon laquelle l’être humain peut tout faire subir à l’animal, sauf si la loi le lui interdit. Selon la Cour suprême indienne, il faut voir les choses dans l’autre sens. Les animaux (tous les animaux) ont un droit naturel à la liberté, à la vie et à ne pas subir de traitements cruels. Les limitations à ces libertés ne se présument pas : elles doivent être établies par la loi et répondre à des nécessités humaines démontrables.
Cette jurisprudence a déjà donné lieu à des décisions de tribunaux inférieurs, qui ont, par exemple, ordonné de relâcher des oiseaux emprisonnés au motif qu’aucune loi ne prévoit le droit de les mettre en cage. Cette jurisprudence indienne est à la fois spectaculaire et relativement simple. Elle demande aux humains de ne pas préjuger de leur droit à limiter la vie et le bien-être des animaux, et réclame un débat démocratique sur les situations dans lesquelles le mal fait à un animal peut être considéré comme «nécessaire».

Utopies contemporaines

Cette restructuration des rapports entre animaux humains et animaux non-humains s’insère dans une prise de conscience de plus en plus aigüe que nous ne pouvons pas indéfiniment traiter la planète en général et les autres êtres vivants en particulier comme bon nous semble. Pour de nombreuses raisons (parmi lesquelles notre propre survie), nous sommes en train de réfléchir à des moyens de changer notre comportement en tant qu’espèce. Cela implique de penser de nouveaux modèles et de nouveaux outils.
L’Église catholique, traditionnellement extrêmement anthropocentriste, vient de faire un pas dans ce sens. Dans l’encyclique Laudato Si’ (2015), le pape plaide en faveur d’un rapport au monde où les humains ne régneraient pas sur la Terre mais en seraient les gardiens.[1] Il propose comme modèle sociétal celui prêché par François d’Assise, qui parlait aux fleurs et considérait toutes les créatures de la planète comme des sœurs.
Par ailleurs, des solutions juridiques sont créées pour favoriser la prise en compte des intérêts de la nature et des animaux. En Nouvelle-Zélande, une rivière possède son propre lit. En Équateur et en Bolivie, la nature est titulaire de droits. Au Costa- Rica, l’intérêt à agir pour la nature est si large que presque tout le monde peut lancer une action judiciaire pour sa défense. En Suisse, le métier d’avocat pour animal existe. De manière plus ambitieuse, certaines personnes réfléchissent à donner des droits politiques aux animaux.[2] Bruno Latour, éminent sociologue français, plaide même pour l’intégration de représentants des forêts, des océans et des animaux dans les chambres législatives.[3] Les utopies sont là. Elles ne demandent qu’un débat public pour devenir réalité.

* Vincent Chapaux est un spécialiste du droit international, notamment pour les questions animales. Il tient un blog consacré au droit des animaux, https:// internationanimals. wordpress.com/

[1] Lire à ce sujet, Michel Maxime Egger, «Environnement. Jalons pour une conversion», in choisir n° 670, octobre 2015, pp. 14-17. À découvrir sur www.choisir.ch, rubrique théologie. (n.d.l.r.)
[2] Sue Donaldson, Will Kymlicka, Zoopolis, A Political Theory of Animal Rights, Oxford, Oxford University Press 2011, 352 p.
[3] «Comment représenter les forêts, les pôles et les océans», in Le Monde, 18.01.2016.

En Suisse
Depuis le 1er avril 2003, la législation suisse ne traite plus les animaux comme des choses, mais tient compte de leur qualité d’êtres vivants, capables de ressentir et de souffrir. Ce changement trouve son expression dans l’article 641a du Code civil, qui stipule que n’étant pas des choses, les animaux ne peuvent être traités comme telles que tant qu’il n’existe pas de dispositions spéciales les concernant. Par la suite, en septembre 2008, une loi fédérale détaillée «sur la protection des animaux» est entrée en vigueur. Elle déclare notamment qu’il y a atteinte à la dignité de l’animal lorsque la contrainte qui lui est imposée ne peut être justifiée par des intérêts prépondérants. Cette loi cependant ne s’applique pas à tous les animaux ; elle établit une différence entre les vertébrés et les invertébrés. L’article 2 précise: «Le Conseil fédéral détermine à quels invertébrés elle s’applique et dans quelle mesure. Il s’appuie à cet égard sur les résultats de la recherche scientifique menée sur les capacités sensitives de ces derniers.» (réd.)

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