vendredi, 15 septembre 2017 00:18

Le parfum entêtant du jasmin. La Tunisie, six ans après

Tunis février 2015, manifestation anti Ennahda ©Pierre DesorguesLe passage d’une révolution populaire à l’établissement d’une démocratie se déroule rarement sans heurts ou tâtonnements, et exige la vigilance de la société civile. Rien d’étonnant à ce que, six ans après, la Révolution du jasmin, le mécontentement de la population civile persiste en Tunisie. La jeune démocratie subit l’épreuve du feu, affrontant de multiples difficultés sociales et politiques.

Pierre Desorgues est un spécialiste de la Tunisie, où il a résidé durant la révolution du jasmin. Il travaille pour TV5Monde. Il a écrit plusieurs articles sur la Tunisie pour choisir, à découvrir sur notre site.

 

La scène se répète pratiquement tous les quatre mois depuis l’attentat du musée du Bardo (mars 2015). Une forme de scénario immuable, filmé par les grandes chaînes tunisiennes. Le Premier ministre en exercice, Youssef Chahed en ce moment, entre dans le bureau du président Beji Caïd Essebsi. Il demande solennellement la prolongation de quatre mois de l’état d’urgence. Et le président approuve en signant un communiqué. Le gouvernement peut à nouveau restreindre le droit de grève, enfermer des terroristes présumés sans passer par la case judiciaire ou limiter la liberté de circulation des citoyens dans le pays. Cette scène illustre les nombreuses ambivalences de la jeune démocratie.
La Tunisie est le seul pays du monde arabe où les leaders politiques qui détiennent le pouvoir ont une légitimité démocratique, et le seul pays du printemps arabe où la flamme de la révolution démocratique est encore vivace. En Libye, la révolution a plongé le pays dans le chaos, en Syrie la guerre civile fait des ravages, et en Égypte les militaires sont revenus au pouvoir. En Tunisie, par contre, une constitution a été votée après plusieurs années d’atermoiements, un président a été élu et le gouvernement semble disposer d’une majorité parlementaire stable. La réalité politique et sociale du pays est cependant plus complexe.

Une conscience politique

Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps) à Genève, le confirme: « Notre démocratie reste encore imparfaite et inachevée dans son fonctionnement et dans la garantie des droits fondamentaux des citoyens. » La structure politique et sociale du pays semble expliquer les succès et les échecs de cette jeune démocratie. «La Libye n’a pas une longue tradition d’État-nation, explique le chercheur. C’est un pays qui reste dominé sociologiquement par des structures tribales. En Égypte les forces libérales ont été prises en étau entre les Frères musulmans et l’armée. La Tunisie, pour sa part, a développé, notamment sous la présidence du père de l’indépendance Habib Bourguiba, une tradition laïque assez comparable à ce qui s’est passé en Turquie sous Mustapha Kemal. Puis Zine el-Abidine Ben Ali, dictateur déchu lors de la Révolution du jasmin, a démocratisé l’enseignement supérieur dans le pays. Une jeunesse éduquée et diplômée a émergé, avec une conscience sociale et politique. Quant à l’armée tunisienne, elle n’a pas de culture de la répression politique, contrairement à celle de l’Égypte. Tous ces facteurs militent en faveur du maintien actuel de l’expérience démocratique tunisienne.»[1] Messaoud Romdhani, ancien vice-président de la Ligue des droits de l’homme du pays, abonde dans ce sens. «L’opinion publique est aujourd’hui totalement allergique à toute expérience autoritaire. Les Tunisiens connaissent désormais la simple liberté d’expression. C’est un trésor auquel ils ne veulent pas renoncer.» Hazem Ksouri, figure du barreau de Tunis, est pour sa part moins optimiste. Pour lui, si le pays possède une constitution qui respecte les libertés publiques, l’actuelle classe politique au pouvoir n’a pas de vraie culture démocratique. Le prolongement continu de l’état d’urgence, les poursuites contre les rappeurs, contre les jeunes qui ne veulent pas respecter le Ramadan et les persécutions dont sont victimes les homosexuels en sont la preuve. «Le président élu Essebsi était ministre de l’Intérieur dans les années 60, sous un régime autoritaire. La classe politique reste dominée par de vieux caciques, alors que ce sont les jeunes qui ont provoqué la chute de Ben Ali, estime cet avocat de 38 ans. La société civile regorge d’initiatives sur le terrain, notamment contre l’intégrisme. Des collectifs se sont mis en place pour tenter d’empêcher les jeunes de partir en Libye ou en Syrie. Mais ces ONG qui ont une réelle expertise de terrain ne sont pas entendues par le pouvoir. Aucun dialogue n’est possible.»

Fragilisation de la classe moyenne

La jeune démocratie tunisienne reste donc fragile. «Les revendications du mouvement social à l’origine de la chute de Ben Ali, notamment des jeunes diplômés qui réclamaient du travail et du pain, n’ont toujours pas été entendues», raconte Messaoud Romdhani. Ce militant, qui a dû agir dans la clandestinité durant les années Ben Ali, est désormais membre du comité directeur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, une ONG chargée d’enquêter sur les inégalités de développement au sein du pays. «Le chômage des jeunes dans certaines régions de l’intérieur du pays dépasse les 70%, explique-t-il. Au lendemain de la chute de Ben Ali, le débat politique s’est construit autour des questions constitutionnelles et sociétales. Quelle place pour l’islam dans la société tunisienne ? Les droits des femmes, conquis sous Habib Bourguiba, seront-ils maintenus ? Ces interrogations étaient légitimes, mais la question sociale a été un peu mise de côté», regrette-t-il.
Au lendemain de la Révolution du jasmin, le gouvernement provisoire a décidé de mettre en place une allocation d’aide -le programme Amal (espoir)- pour les jeunes chômeurs. Cela a permis de calmer provisoirement l’impatience des jeunes. Mais Amal (300 dinars, soit 110 francs) a été supprimé au bout de quelques mois car les caisses de l’État étaient vides. « Les gouvernements successifs nés de l’après-révolution n’ont fait qu’appliquer, comme Ben Ali en son temps, les recettes édictées par le Fond monétaire international et la Banque mondiale », s’insurge Riadh Sidaoui. « Au nom du pays, on privatise des services publics, on licencie des fonctionnaires et on réduit le niveau des dépenses publiques. Ce démantèlement de la sphère publique fragilise les classes moyennes. Le petit État-providence né sous Bourguiba est progressivement démantelé. C’est une erreur. Les classes moyennes constituent la base sociale sur laquelle s’appuie toute démocratie libérale. Les gouvernements doivent accompagner et encourager leur essor. Si cette base sociale s’effrite, le régime pourrait être politiquement en danger », prévient le politologue.

Fractures et confusions

De fait, le pays est déjà divisé en deux. D’un côté Tunis et le littoral du pays, ouverts vers l’économie mondiale et qui essaient de s’en sortir. De l’autre, l’intérieur du pays, pourtant à l’origine de la Révolution du jasmin, qui semble ne pas faire partie des priorités des élites politiques du pays. Cette fracture fragilise la jeune démocratie. La Tunisie compte, avec l’Arabie Saoudite, le plus grand nombre de ressortissants partis faire le djihad en Libye et en Syrie! «Certains quartiers de la ville de Kasserine, dans l’intérieur du pays, ont été vidés de leurs jeunes, qui ont basculé dans l’intégrisme. C’est frappant lorsque vous vous y promenez. Le chômage de masse et la désespérance sociale qui s’ensuit n’ont pas épargné la ville», témoigne Messaoud Romdhani.
Les citoyens tunisiens n’arrivent plus à suivre les logiques de la vie politique du pays. Nidaa Tounes, le parti du président Essebsi, est un parti laïc. Ennahdha, issu de l’islam politique et proche des Frères musulmans, cherche pour sa part à islamiser la société. Or ces deux partis, anciennement ennemis, gouvernent aujourd’hui ensemble. «La confusion pour l’électorat est totale. L’opposition constituée autour du Front populaire est trop faible pour constituer une alternative politique crédible. Les Tunisiens ont le sentiment que le climat politique reste dominé par les arrangements et les combines, sans que la question de l’avenir politique et sociale soit posée», estime Riadh Sidaoui.
Depuis quelques mois, la question sécuritaire par contre s’est stabilisée. Le pays n’a plus connu d’attentat de l’ampleur du Bardo ou de la plage de Sousse. Premier signe visible de ce nouveau climat: la reprise du secteur touristique, dont 400 000 Tunisiens dépendent. Un espoir pour le pays.

Mobilisation anti-corruption

Au lendemain de la Révolution du jasmin, le gouvernement provisoire tunisien avait mis en place une instance de lutte contre la corruption pour dénoncer les actes du précèdent régime. Elle a reçu plus de 8500 plaintes, mais seulement une centaine de dossiers ont été instruits. Aujourd’hui, le gouvernement entend faire voter une loi de « réconciliation économique » qui s’apparente à une loi d’amnistie pour les profiteurs de l’ère Ben Ali.
Ce projet met la société civile en ébullition. À Tunis, depuis, les manifestations sont nombreuses aux cris de Manich Msamah («je ne pardonne pas»). Et le 22 mai dernier, à Tataouine, dans le sud-est du pays, un jeune a été tué par la garde nationale alors qu’il manifestait pour le blocage des sites pétroliers: il demandait plus de transparence autour des contrats entre l’État et les multinationales qui exploitent ce site. De nombreuses ONG ont lancé un appel au Premier ministre pour qu’il abandonne le projet et engage enfin une véritable lutte contre la corruption. Pour Larmine Benghazi, de l’ONG Al Baswalla qui se charge de relayer auprès du grand public le travail des parlementaires, «la corruption est un véritable fléau. Elle mine la confiance de l’opinion dans cette jeune démocratie et elle détruit l’économie.»
Il existe différents types de corruption, selon lui. «Sous Ben Ali, elle était essentiellement concentrée dans un clan, celui du président et de son épouse Leila Trabelsi. Aujourd’hui, elle est bien plus diffuse et touche toutes les strates de la société.» L’administration, fragilisée par les coupes budgétaires, est minée par ces pratiques. Des petits fonctionnaires empochent de l’argent de privés pour survivre ; des hauts fonctionnaires tombent dans l’abus. Celui qui veut passer un concours pour devenir professeur doit par exemple payer plusieurs milliers de dinars. «Ce fléau nuit aux plus pauvres. La corruption des douaniers, par exemple, fait monter les prix des produits alimentaires importés», explique Larmine Benghazi.
Le monde des affaires est également touché. «Les barons locaux ont remplacé les Ben Ali. L’effet est le même: l’appauvrissement du pays.» Dans le nord-ouest, le prix du mètre carré, et donc des loyers, a augmenté à cause de la corruption des politiciens locaux, engraissés par les promoteurs immobiliers. Pour le spécialiste anti-corruption, le problème réside principalement dans le manque de moyens mis à la disposition de la justice et dans le fait que celle-ci reste très influencée par le pouvoir politique.

Un Sommet international contre la corruption s’est tenu au Vatican le 15 juin dernier. Il a réuni des magistrats antimafia et anticorruption, des représentants de l’ONU, des journalistes, des ambassadeurs et des victimes. Pour Mgr Silvano Tomasi, ancien représentant du Saint-Siège auprès des Nations Unies à Genève, l’objectif est de « sensibiliser l'opinion publique et d’identifier les mesures concrètes qui peuvent aider à la mise en place de politiques et de législations préventives. La corruption, comme un ver, s’infiltre dans les processus de développement des pays et ruine les relations entre les institutions et les personnes. » (réd.)

[1] Pour en savoir plus, Riadh Sidaoui, Du printemps arabe à Daesh, Tunis, Apollonia 2017.

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