vendredi, 15 septembre 2017 00:28

Le mystère à portée de notes

Par son universalité et son immédiateté, la musique est une forme d’art privilégiée. Elle peut nous porter aux arcanes d’une dimension supérieure, ouvrir les cœurs et les esprits aux manifestations invisibles. C’est particulièrement vrai lors de ces moments douloureux et questionnant que sont les deuils.

Jacques Schmitt a créé et dirigé à Genève pendant plus de 20 ans, J-Sonic, un magasin de disques réputé pour sa collection d’enregistrements d’opéras. Il collabore aujourd’hui à Resmusica.com, un quotidien consacré à  la musique classique et à la danse sur Internet.

La mort, source de réflexion des maîtres de la pensée - les philosophes -, des maîtres de l’esprit - et des hommes d’Église. Source d’inspiration pour les artistes. À commencer par les musiciens et les compositeurs. À partir de la littérature, des romans, de l’Histoire et des légendes, les musiciens écrivent des opéras. Des drames sanglants mettant en scène la trahison, l’inceste, le fratricide, la vengeance…
À la différence des opéras qui traitent d’intrigues singulières, les textes liturgiques se prévalent, eux, de l’élévation de l’âme, de l’indicible, du mystère. La liturgie en fait des messes, que les musiciens décorent, magnifient, subliment parfois. Rien d’étonnant à ce que nous soyons si touchés à l’écoute d’un requiem. Les circonstances parfois particulières dans lesquelles sont joués les requiem génèrent des émotions compréhensibles.

À mesure humaine

Cette musique composée pour la célébration du culte des morts est-elle pour autant la seule à émouvoir? La réponse est bien évidemment non. Quand Jacques Brel et Billie Holiday composent (et chantent) respectivement Jaurès et Strange Fruit, quand ils projettent leurs mots, leurs paroles, d’une force inouïe, touchent une part de nous-même qui nous échappe. Ce ne sont plus de «simples» chansons, française ou américaine.

Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s’appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grands-parents

Entre l’absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d’être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laissent au visage un teint de cendre

Oui, notre Monsieur oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès
?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès
?
(J. Brel)

Bien sûr, Jaurès n’est pas un requiem au sens liturgique du terme, mais la chanson provoque une émotion, un questionnement qui s’apparente à ce qu’on peut ressentir à l’écoute d’un requiem. C’est un requiem à mesure humaine. À travers l’hommage rendu à Jaurès, Brel célèbre la misère d’une époque dont nous ressentons la proximité quand bien même nous ne l’avons pas vécue. Non seulement le poème est d’une grande beauté, mais la mélodie qui l’accompagne est incroyablement inspirée et l’orchestration qui l’entoure la complète avec magnificence. Un tel résultat ne peut éclore que grâce à l’inspiration d’un auteur relié à la musique, à ses musiciens et aux « écouteurs ». C’est là que réside la dimension du divin. Ce qui n’empêchait pas Jacques Brel de s’auto-définir comme un «anticlérical militant».
De même, Billie Holiday n’était pas un parangon d’ecclésialisme. Sa complainte s’assimile à un requiem profane commémorant les lynchages de Noirs dans les États du sud des États-Unis au siècle dernier. Avec Strange Fruit, nous touchons de près « ces étranges fruits qui pendent aux branches des arbres et dont le sang abreuve leurs racines ». Assénant le jaillissement de la souffrance humaine, ses mots et sa mélodie inspirés dépassent l’entendement cartésien.
Car les paroles, pour ce qu’elles contiennent d’essentiel, sont peu de chose si elles sont pas vêtues de musique. Dans Jaurès, comme dans Strange Fruit, nul besoin de comprendre l’idiome pour être touché par le sens, la musique renforçant l’intention littéraire. Au point qu’une musique sans paroles peut soulever une grande capacité d’émotion. Mais quand les mots et la musique sont réunis, éventuellement rehaussés par l’apport d’un orchestre ou d’un chœur, les émotions s’en trouvent exacerbées.

L’influence des tonalités sur l’affect

Encore faut-il que la musique soit habillée par la nuance pour en traduire l’intention. Dès la fin du XVIIe siècle, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), dans ses Règles de composition, et Jean-Philippe Rameau (1683-1764), dans son Traité de l’harmonie, énoncent l’influence des tonalités sur l’affect. On y apprend que certaines d’entre elles sont utilisées lorsqu’on aspire à traduire la colère ou l’emportement. D’autres encore pour traduire la dévotion, la mélancolie ou la tendresse. Une véritable palette de moyens, propres à peindre les sentiments humains.
On ne s’étonnera donc pas que le Requiem de Mozart soit composé dans la tonalité de ré mineur, une tonalité définie comme «grave et dévote» par Charpentier, «douce et tendre» par Rameau. Cependant, l’accomplissement de l’œuvre artistique, bien plus complexe, ne se contente pas de ces seules clefs pour atteindre l’âme des auditeurs. Sinon quelle valeur attribuer aux émotions que procure l’écoute du dernier mouvement de la Symphonie n°  6 «Pathétique» de Piotr Illitch Tchaïkovski, souvent assimilée à «son» requiem, ou celle de l’adagietto de la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler, l’obsédante musique du film de Lucchino Visconti, Mort à Venise, ou de l’adagio du Concerto en Sol pour piano et orchestre de Maurice Ravel?
Ces musiques relèvent du même souffle que celui qui a porté Brel et Holiday vers l’expression personnelle, en même temps qu’universelle, de leurs sentiments, de l’instant subi ou vécu. S’impose alors l’évidence du regard et de la rencontre d’un artiste, en l’occurrence d’un musicien, avec une sensation, une émotion qui, à un moment de son existence, l’a touché, interpellé, envahi. Une émotion qui l’a porté vers un questionnement existentiel, lui-même susceptible de l’amener vers un dépassement de sa propre con-science.

2000 requiem

Depuis 1540, date des premières notations de la musique, près de deux mille requiem nous sont parvenus. Mille six-cents compositeurs se sont ainsi attachés à rendre hommage à une personnalité, à remémorer un événement tragique. Tous (ou presque) se sont inspirés de cette idée de la prière pour le repos des âmes défuntes. Parmi ces œuvres, bon nombre sont l’objet d’une commande, et donc un travail rémunéré et non point le résultat d’une inspiration spontanée et divine au sens noble. Bien malin celui qui pourra en dresser une liste qualitative, une vie ne suffirait pas à les entendre tous!
Si jusqu’au XVIIIe siècle ces célébrations étaient principalement de facture polyphonique, l’engouement pour l’opéra porta l’expression musicale de ces messes vers la dramatisation de leur contenu liturgique, avec l’adjonction d’orchestres, de chœurs et de solistes. En gagnant sur l’effet, le requiem perdit ainsi peut-être de son essence.
Certains d’entre eux cependant échappèrent à ce nivellement et restent aujourd’hui encore, pour un public fervent amateur d’une tradition artistique qui doit beaucoup au romantisme du XIXe siècle, des références en terme d’émotions toujours renouvelées. Ainsi en est-il du plus célèbre d’entre eux, le Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). En dépit de l’aura faussement mystérieuse qui entoure cette œuvre depuis la légende construite par Miloš Forman dans son film Amadeus, on sait aujourd’hui que Mozart n’a pas écrit toute la partition de son requiem. Reste que l’esprit qui l’habite (et qui a certainement influencé Franz Xaver Süssmayr, le finisseur) projette l’auditeur dans l’angoisse d’un Mozart superstitieux, craignant la mort en la bravant, tel Don Giovanni narguant le Commandeur.
Autre requiem célèbre et célébré, celui de Giuseppe Verdi (1813-1901). En 1836, quand il épouse Margherita Barezzi, la fille de son mécène, Verdi a 23 ans. Au printemps suivant, sa femme met au monde leur fille Virginia, puis un an après leur fils Icilio. Mais Virginia décède de tuberculose en août 1838 et Icilio de pneumonie en octobre 1839. Huit mois plus tard, Margherita trépasse à son tour d’une encéphalite. Après de tels drames, la foi de quiconque ne pourrait être qu’ébranlée et celle du compositeur de Sant’Agata ne fera pas exception. Pourtant, avec son Requiem de 1874, Verdi composera une musique d’une hauteur spirituelle d’exception. L’homme d’opéra qu’il est illustre « son » jugement dernier dans l’impressionnant et monumental Dies iræ, ponctué de fracassants coups de timbales et culminant ensuite dans la théâtralité du Tuba mirum, avec sa sonnerie de trompettes (qu’on dissémine parfois hors de l’orchestre pour accentuer l’impression d’espaces célestes).

De Berlioz à Barbara

Malgré leur indéniable valeur spirituelle, les églises n’offrent de nos jours qu’en de très rares occasions l’audition de requiem (comme lors de la commémoration du 200e anniversaire de la mort de Mozart, à la cathédrale St-Etienne à Vienne, en 1991). L’imposant appareil de l’orchestre, des solistes et du chœur a repoussé ces œuvres vers les salles de concert. En outre, la popularisation des musiques enregistrées a remplacé l’usage traditionnel de la musique classique lors des cérémonies d’adieu aux défunts. Elton John a pris la place de Mozart, Jacques Brel celle de Verdi et Barbara celle de Berlioz. Le disque compact a remplacé l’organiste, qui lui-même avait déjà remplacé le chœur, qui lui-même avait remplacé l’orchestre. L’économie est entrée à l’Église.

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