vendredi, 15 septembre 2017 00:23

Picasso XXL

Pablo Picasso "Autoportrait", 1906 - © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Succession PicassoL’art ne fait pas exception à la mondialisation, c’est du moins ce que confirment les quelque soixante institutions qui célèbreront jusqu’en 2019 le déjà très célébré Picasso. La déferlante d’expositions lancée par Laurent Le Bon, président du musée Picasso à Paris, sera toutefois circonscrite à la Méditerranée, cette source d’inspiration féconde à laquelle l’artiste lui-même s’est tant abreuvé.

La France et l’Espagne sont au cœur du projet. En France, ces manifestations occuperont, surtout à partir de l’été 2018, une quarantaine de sites, pour la plupart dans le grand sud entre Antibes, Arles, Avignon, Céret, Nice et Cannes que Picasso connaissait pour y avoir longtemps vécu ou simplement séjourné. Le peintre a inlassablement réinterprété ses paysages ensoleillés, ses plages encadrées de bleu et ses arènes vouées à la tauromachie qui ranimaient son inaltérable hispanisme. Il y trouva un terreau fertile et de nouvelles cultures qui relanceront continûment sa créativité. Lui ont aussi été révélés de nouveaux modes d’expression, comme la technique de la céramique à Vallauris, où pas moins de trois expositions lui seront consacrées. L’artiste prolifique y avait produit, il est vrai, des milliers d’objets, des assiettes, des vases, qu’il peignait, gravait et décorait de toute une faune d’animaux fantastiques.

La part de l’intime

Ces manifestations démontrent, s’il en est besoin, la prégnance des lieux. C’est à ce registre autant qu’à celui de l’intime que renvoie le musée Hyacinthe Rigaud à Perpignan. Avant de devenir un musée, l’hôtel particulier avait été la demeure de Paule et Jacques de Lazerme, qui en avaient fait un véritable cercle artistique et littéraire. Ils invitèrent souvent leur ami Picasso, de 1954 à 1956. Chagall, Jean Cocteau et l’écrivain Michel Leiris précédaient les multiples séjours du peintre avec Maya, Paulo le fils d’Olga, mais aussi Claude et Paloma, les enfants de Françoise Gilot. Picasso y aménagea son atelier où il immortalisa la comtesse de Lazerme « en Catalane ». La région le renvoyait à sa si proche Catalogne natale, à laquelle il assimilait la maîtresse de maison. Il lui offrit, en remerciement de son hospitalité, un collier de grenats confectionné localement, qu’il fit orner d’une tête de taureau, mêlant ainsi, selon un mode opératoire qui lui était habituel, les coutumes et un peu de lui-même.
À la Fundació Palau à Caldes d’Estrac et à la Fundación Picasso de Malaga, l’artiste est associé au centenaire de Josep Palau i Fabre (1917-2008). L’auteur de Picasso vivant (1881-1907) ne fut pas qu’un historien d’art spécialiste de la période cubiste ; ses photographies saisissent également Picasso dans ses nombreux ateliers, à Céret, Sorgues ou Avignon. Cet album photo de l’amitié entre le peintre et le poète égrène, à la faveur de documents souvent inédits, des lieux fréquentés par Picasso, tels Madrid, La Corogne, mais aussi l’Angleterre, l’Italie ou la Hollande. L’exposition reconstitue les liens indéfectibles entre les deux hommes, jusqu’à la mort du peintre dont l’enterrement fut de la même manière consigné. On redécouvre enfin l’émouvante Vue du port de Malaga, considérée comme la première peinture connue de Picasso quand, âgé de sept ans, il signait encore P. Ruiz. Il copia alors une toile réalisée un an plus tôt par son père José Ruiz Blasco. Issu de la petite noblesse, ce dernier avait été peintre, conservateur d’un musée local et le premier professeur de dessin de son fils qu’il n’eut de cesse d’encourager dans son art.

Réenchanter le quotidien

À Perpignan, comme dans les expositions en Espagne, affleurent les sources de cet art abondamment puisé dans l’existence même de l’artiste. Le Musée catalan du jouet à Figueres s’est intéressé pour sa part à ce Picasso intime, bricoleur du réel, et vient de l’évoquer de manière singulière en exposant ses jouets si rarement montrés. Il en avait confectionné pour ses propres enfants, tels des papiers découpés ou des poupées sculptées pour Paloma. En visionnaire, il était capable de voir la robe plissée d’une poupée dans les rainures d’une brique de construction, ou une tête de guenon (La guenon et son petit, 1951) en accolant deux petites voitures de son fils Paul ; et ceci pour ne rien dire de la fameuse Tête de taureau née de l’assemblage d’une selle et d’un guidon de vélo. Il était capable de créer à partir de rien. «Je n’aime, avouait-il, que les objets sans valeur, de rebut, et si ce qui ne coûte rien coûtait cher, je me serais ruiné depuis longtemps.»
La création naît d’un regard qui s’approprie les êtres et les choses... On a beaucoup glosé sur l'antinaturalisme de Picasso, alors que tout prouve son enracinement dans une réalité jamais niée, même s’il entretient avec elle un rapport dictatorial.

Un artiste qui se réinvente

Très attendu, Pablo Picasso entre cubisme et néoclassicisme, 1915-1925, aux Scuderie del Quirinale à Rome, développe son itinéraire sinueux entre tradition et révolution. Picasso est protéiforme, classique dans les portraits d’Olga, dissident quand il invente le cubisme, ou primitif lorsqu’il trempe ses pinceaux dans les eaux océaniennes ou dans l’art qu’on disait « nègre ». Il se montre toujours le digne ou indigne héritier d’une culture qui englobe le monde, bien que son esthétique ait paradoxalement des accents de jamais vu.
L’institution romaine prend pour point de départ l’automne 1915, et plus particulièrement l’Arlequin, tableau pour lequel avait posé son fils Paul. Le personnage de la Commedia dell’Arte anticipait déjà son intérêt pour l’Italie, qu’il redécouvre véritablement en 1917 à la faveur d’un voyage à Rome. Accompagné de Cocteau, l’Espagnol devait rejoindre Diaghilev, Igor Stravinsky et la troupe des Ballets russes, avec pour tâche de réaliser le rideau de scène de Parade.
L’épisode est essentiel. Côté vie privée, il s’éprend de la danseuse Olga Khokhlova, qui deviendra son épouse. Il visite Naples, Pompéi et enfin Florence où il est de nouveau confronté aux sources des grands maîtres. Le classicisme le renvoie perpétuellement à Ingres, dont s’inspirent son autoportrait de 1917-1919 et ses dessins de la Villa Médicis où Ingres avait été pensionnaire. Il applique la technique du pointillisme au Retour du baptême (intitulé aujourd’hui La Famille heureuse) de Louis Le Nain, première peinture, semble-t-il, de Picasso en référence directe avec un peintre du passé. Du peintre du XVIIe siècle, il acquiert même autour de 1919-1920 La Halte du cavalier. Il ne cessera dès lors d’interroger les grands maîtres, les Italiens dans L’Italienne de 1919, d’après La Femme voilée de Raphaël, mais aussi Corot, Zurbaran, Delacroix et Vélasquez.
Picasso cannibale ingérait l’histoire de l’art comme il avait pu absorber le réel. « C’est dans la nature, affirmait-il en pleine période cubiste, que les peintres ont toujours cherché la réalité, mais la recherche est dans la peinture. Ce n’est que par elle que la réalité nous apparaîtra alors évidente dans la nature. » Comme pour dresser un pont entre les siècles, Parade est exposée au Palais Barberini (et non pas aux Scuderie en raison de ses dimensions : le décor de scène mesure dix mètres sur seize). L’Italie le présente ainsi en regard du Triomphe de la divine providence du baroque Pierre de Cortone.

À l’épreuve des jeunes chypriotes

C’est à l’île de Chypre située au cœur de la Méditerranée qu’il reviendra de conclure en 2019 sur la fortune critique de Picasso. À Nicosie, le Mimac (musée archéologie de Chypre) n’exposera que le Portrait de Dora Maar, sacrifiant à la tendance tenace d’instaurer un dialogue entre des vestiges archéologiques - en l’occurrence, les statuettes néolithiques de ses collections - et les céramiques du Catalan. Une rencontre qui permettra de souligner l’érudition XXL de l’artiste qui, tel une éponge, engrangea les cultures, y compris celles d’un passé très lointain, pour donner naissance à un art qui ne renvoyait qu’à lui-même. L’institution chypriote se penchera par ailleurs sur sa réception auprès des jeunes générations invitées à s’en inspirer.
On ne sait si l’œuvre de Picasso renferme encore des mystères. Reste que beaucoup de visiteurs la découvriront pour la première fois «en vrai» grâce à ce florilège d’expositions qui trace l’arbre généalogique de celui qui fut un héritier des maîtres avant d’en devenir un.

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