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lundi, 10 septembre 2018 09:19

Dieu et les femmes

Mettre au monde, introduire un être neuf sur la Terre. Ce miracle se réitère 350 000 fois par jour. Comment s’en lasser, comment ne point s’en émerveiller ? Faire exister un être mortel, voulez-vous dire! Promis zum Tode! ruminait Heidegger. C’est oublier que la création vise la re-création de la résurrection pascale. Alors, les femmes seraient-elles mieux armées pour la joie, car plus libres et décentrées grâce à leur capacité à donner naissance? Méditation sur les pas d’héroïnes mystiques.

Le Père François Marxer enseigne l’histoire de la spiritualité et la théologie spirituelle au Centre Sèvres (Paris). Il est l’auteur de Au péril de la nuit. Femmes mystiques du XXe siècle (Paris, Cerf 2017, 640 p.) et a contribué à l’élaboration du dictionnaire Les femmes mystiques (Paris 2013, Robert Laffont, 1087 p.).

Lors d’un dîner de paroisse, je me retrouvais à la table de la mère de Gaspard, ce tout jeune enfant mort bien trop tôt des atteintes de la maladie de Sandhoff et qui à présent veille sur nous entre terre et ciel.[1] Ses parents, Marie-Axelle et Benoît, s’étaient tenus sur son chemin aux avant-postes de la vigilance et de la prévenance; Marie-Axelle surtout, que je découvrais en cette soirée dans la vivacité de la conversation qui fusait, pétillante de drôlerie. Marie-Axelle n’était pas la dernière à rayonner ce plaisir d’une jubilation partagée, notre façon d’infuser la louange qui avait ouvert la soirée: «Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits...» (Psaume 103).

Les confidences de Marie Noël dans son récit Petit Jour me trottaient cependant en tête, ce qu’elle avait éprouvé juste après avoir reçu sa première communion: «Ce n’était rien d’extraordinaire. C’était tout simple. C’était ... quelqu’un ... quelqu’un à moi, de plus à moi que tous ceux de ma famille ... quelqu’un qui m’aimait ... quelqu’un que j’aimais. J’avais presque oublié que c’était Dieu. Mais bientôt je m’en souvins et je lui fis ma prière. Il pouvait tout. Il était là. Je lui demandai de mourir. Personne ne m’avait enseigné cette prière-là, je ne l’avais lue dans aucun livre. Mais je la trouvais. Mourir ? Je ne savais pas... Mourir était le seul moyen d’arrêter le bonheur qui va s’en aller.»[2]

Alma mater

Me revenait aussi en mémoire, capital, le cri de fierté de la Vivante, la mère de tous les vivants (HaWaH, que nous traduisons par Ève) quand elle mit au monde son premier-né: «C’est par YaHWeH que j’ai acquis un homme!», quitte à reléguer un peu en marge son Adam de mari. Fierté de s’équiparer au Créateur, d’avoir même puissance que lui qui a engendré, accouché le monde ! Fierté de la première femme, qui, auparavant déjà, avait su éveiller l’homme à la parole, alors qu’il ne possédait que le langage: quelle accointance avec le Verbe, le logos! Hildegarde de Bingen l’avait noté: la femme comme le Verbe n’a pas son origine dans une semence humaine, elle surgit dans l’être. Oui, éclat de victoire qui rachète la bévue de son adolescente curiosité à suivre la perfide suggestion du serpent.

Hormis les accents triomphants de Myriam, battant tambourin au bord de la Mer Rouge (Ex 15), ou de Déborah, devenue virile cheffe de guerre (Jg 4), ou de l’audacieuse Judith, érotique et sanglante, je n’entends guère en écho à cette fierté que l’enthousiasme de la fiancée du Cantique et surtout le Fiat de Marie de Nazareth dans sa soudaine certitude d’être l’unique, choisie entre toutes les femmes et toutes les créatures. Élisabeth ne dira pas autre chose. Au fond, mettre au monde un bébé, c’est un acte de foi, couronné de cette joie dont Jésus nous fait un exemple (Jn 16,21): «La femme, lorsqu’elle enfante, éprouve de la tristesse, parce que son heure est venue; mais, lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de la souffrance, à cause de la joie qu’elle a de ce qu’un homme est né dans le monde.»

Comment s’en étonner: ce petit qu’elle ne voit pas, mais qu’elle ressent, qu’elle va sentir bouger en elle (lui demeure en elle, et elle demeure en lui d’attentive vigilance: c’est Jn 6 avant la lettre !), ce petit qu’elle caresse des inflexions de sa voix et qui frémit de cette douceur qui l’éveille à la connaissance, ce nouveau-né, elle va l’introduire dans le langage (langue maternelle) pour qu’il puisse parler le monde et parler au monde. Fastueuse complicité avec le Verbe ou bien vocalité de la Sagesse initiatrice? Les deux sans doute.

Un piège : le génie féminin

Jean Paul II aura célébré en une vibrante apologie le «génie féminin»: ne voulait-il pas redonner aux femmes dans l’Église toute la place qu’elles n’auraient pas dû perdre?[3] Quoiqu’il en soit de la sincérité de ses intentions, c’est un bien mauvais tour qu’il leur a joué en les assignant à une exclusivité du dévouement et à une spécialisation dans le service: injonction diaconale sans qu’il soit question pour autant du ministère d’un diaconat féminin.

On pouvait entendre dans cet éloge de la maternité se profiler les trois K, Kinder, Küche und Kirche (enfants, cuisine et Église), qui auront dessiné le destin de bien des femmes outre-Rhin. Était-ce une manière élégante, comme l’a soupçonné Lucetta Scaraffia, de renvoyer les femmes au «dernier rang»[4] et de faire taire des revendications de pouvoir (devenir prêtre)? Alors que c’est de puissance qu’est l’enjeu.

Après tout, à la suite de Jésus, la civilisation ecclésiale a bien œuvré à émanciper les femmes des contraintes biologiques de la parturience qui, seule, leur assurait leur légitimité sociale dans l’Antiquité. Mais en même temps, le discours de l’autorité entretient la confusion entre ces deux mots du grec ancien qui disent la vie: bios, qui regarde nos dispositions animales, et zoè, qui relève de la construction de soi.

Puissance du care

Maternité, certes, mais n’avons-nous pas là l’émergence, l’épiphanie d’une puissance créatrice, analogue à celle du Père souverain, une puissance qu’on dira transcendantale? L’histoire de l’Église, avec ces institutions que les femmes ont génialement suscitées et qu’elles ont investies pour y exceller, parle d’elle-même.

De même, n’ayant que peu ou pas accès au pouvoir magistériel ou clérical, elles ont développé, dans le champ théologique, un langage, une logique de l’expérience qui produira les plus beaux fleurons de l’écriture mystique; ce que Paul VI consacrera en érigeant docteurs de l’Église Thérèse d’Avila et Catherine de Sienne. Suivront Thérèse de Lisieux, Hildegarde de Bingen, Edith Stein, et on attend Élisabeth de la Trinité et bien d’autres... Ces femmes attestent avec opiniâtreté une audace créatrice, mêlant parrhésia et hypomonè, franchise et endurance apostoliques, et cela au seul bénéfice (proactif dirais-je) d’autrui - on retrouve ce souci du care, non comme une fatalité sociétale mais comme une disposition charismatique.

Audace qui n’hésite pas à s’engager dans le mystère du Dieu qui vient à elles, sans retenue ni protocole: obscurité impérieuse de la nuit, affrontement inévitable et perte de soi délectable. Toute l’histoire spirituelle depuis le XIIe siècle plaide en faveur de ce singulier génie mystique dont les femmes ont l’apanage privilégié.

Quia quem meruisti portare, chante le Regina coeli, «car est ressuscité celui que tu as mérité de porter...» Mérite qui n’est pas une récompense, mais désigne la place exacte à laquelle tu as été appelée et à quoi tu as répondu: «recueillir ce Dieu dans le petit enclos (claustrum) de ton ventre saint», comme l’écrivait Claire d’Assise à Agnès de Prague. Le ventre vu comme un cloître, un sanctuaire.

J’ai parlé un peu plus haut de la transcendance, qui manifeste une relation singulière à la Trinité divine: avec le Père, Créateur et source de vie, avec le Logos-verbe qui gouverne le cosmos (il aurait fallu évoquer l’autorité patiente et attentive de la régence maternelle, référence si appréciée de François d’Assise), avec la douceur sapientiale du Saint-Esprit.[5] La notion de transcendance reste malheureusement connotée d’un rapport à la force, force qui surplombe et qui (s’)impose, exigeant soumission et allégeance, alors que, avant tout, la transcendance exalte et magnifie. Il en est de même de la puissance (dont on minimise l’éventail des possibles qu’elle recèle pour ne la comprendre que dans le cadre du conflit et de l’affrontement).

L’écrivain Romain Gary, qui n’entretenait qu’un rapport distant avec la foi religieuse («je ne m’intéresse pas aux résidences secondaires», tranchait-il quand on lui parlait de Dieu), ne cachait pas sa détestation du culte de la force, de l’arrogance masculine, de son appétit de pouvoir qui, pensait-il, conduisait à la déchéance une société vouée aux «valeurs» masculines et la livrerait à l’impuissance, dans son mépris des valeurs de la féminité. En revanche lui, l’athée déclaré, vénérait en Jésus le comble de cette faiblesse qui garantit le souci du déshérité, de l’abandonné, du pauvre, ayant pour les damnés de la terre cette parole toute féminine de douceur et de compassion.

Des héroïnes

Privilège du care, non pas vertu de circonstance mais disposition généreusement fondamentale, dont Mère Teresa reste l’icône indépassable pour notre temps, mais qu’on retrouve dans le destin d’une Simone Weil avec son projet d’Infirmières de première ligne[6] (insensé en 1942, mais qui anticipait l’engagement humanitaire d’aujourd’hui); d’une Etty Hillesum (qui n’aspire plus qu’à être «baume versé sur tant de plaies»[7] et ainsi à sauvegarder Dieu, si faible, en proie à la cruauté des violents et des pervers); de la spéculative Edith Stein, quand elle est jetée dans la détresse du camp de transit de Westerbork; voire même de la dominicaine Marie de la Trinité, rescapée de son naufrage psychique pour se mettre au service des patients qui connurent eux aussi le malheur psychiatrique. Liste non exhaustive, mais qui met en avant des femmes en qui l’on peut légitimement saluer des héroïnes de l’aventure mystique.

Traverser la clôture

Un monde religieux, même quand il affiche une ambition universelle, se protège d’une clôture réputée indépassable (l’adage Hors de l’Église, point de salut),[8] qui lui assure sa sécurité. Or, à la différence de la croyance qui organise avec précaution et raffinement parfois un système du monde, la foi, qui n’a pas à redouter la faiblesse de croire,[9] a l’audace de passer outre cette clôture (sans doute parce qu’elle ne peut passer sous silence cette nostalgie de l’admirable[10] qui l’habite: non pour se lamenter en regret, mais pour retrouver la puissance de l’émerveillement : «Magnificat, le Puissant fit pour moi des merveilles!»).

Passer outre hardiment, comme la petite Thérèse qui se refuse à abdiquer l’évidence de la miséricorde puissante, à s’embourber dans les eaux amères de la culpabilité et de la tristesse et à se désoler de la nuit qui l’assaille et qu’elle ne saisit pas. Franchir la clôture pour répondre à l’appel de l’être (l’être que les femmes ont tant d’aptitude à mettre au monde). La joie sera l’impératif catégorique de la perfection de l’être récusant la tristesse qui se nourrit de l’évidence de sa finitude.

Le masculin, tenté par la force (arrogant, belliqueux est le veau d’or), est guetté par la tristesse, celle-là même qui s’abat sur Élie après ses exploits meurtriers et ses succès pastoraux (1 R 19) ou sur Moïse, le meurtrier non pardonné, échouant à garder son peuple en orthodoxie identitaire (Ex 32), ou sur Paul de Tarse, l’impétueux militant tenu en échec par l’obstination opiniâtre de ses frères de race qui lui démange son âme (Rm 9,2 et 2 Co 12,7). L’homme (le mâle) préserve à tout prix la clôture. Peut-être attend-il que vienne «quelqu’un qui soit en moi plus moi-même que moi». «Ce [ne serait pas alors] payer trop cher de mourir, mon Dieu, afin que Vous existiez davantage.» De quoi être affreusement sérieux et inquiet!

Mais la femme, plus judicieuse, murmure: «Que c’est beau de vivre! Et que la gloire de Dieu est immense: [...] / Mais que c’est bon aussi de mourir!»[11] Habitée par la plénitude de l’être qu’elle met au monde, à qui elle donne chair ou voix, elle aura sa jouissance immaîtrisable (incompréhensible, dira Freud) dans cette effraction de transcendance. Une brèche certes dans la sécurité, mais n’est-ce pas toujours par une brèche que passe ce Dieu nôtre, qui (n’)est (que) de passage?

[1] Marie-Axelle et Benoît Clermont, Gaspard, entre terre et ciel, Paris, Cerf 2018, 224 p.
[2] Marie Noël, Petit-Jour et Souvenirs du beau Mai, Paris, Stock 1964, pp. 187-188.
[3] Jean-Paul II, lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, 15 août 1988.
[4] Lucetta Scaraffia, Du dernier rang. Les femmes et l’Église, Paris, Salvator 2016, 166 p.
[5] Certains ont tiré argument du genre grammatical féminin de ce nom dans les langues sémitiques pour parler d'une féminité en Dieu.
[6] Simone Weil, «Lettre à Maurice Schuman», in Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard 1957.
[7] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Seuil 1995, p. 246.
[8] Pour saisir le sens de cette formule souvent caricaturée, on lira Bernard Sesboüé, Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Église, Paris, Lessius 2013, 380 p.
[9] Cf. Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil 1987, 352 p.
[10] Bertrand Vergely, La Foi, ou la nostalgie de l’admirable, Paris, Albin Michel 2004, 160 p.
[11] Paul Claudel, Vers d’Exil, puis L’Annonce faite à Marie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957 et 1956.

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