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lundi, 10 septembre 2018 11:29

Haute Égypte. Le village des veuves et des divorcées

© Ines Della Valle, inesdellavalle.comÀ plus de mille kilomètres du Caire et à deux heures de route d’Assouan, en plein désert, se dresse le village de Samaha, nom qui signifie tolérance en arabe. À l’instar des amazones, ces guerrières de la mythologie grecque, une centaine de femmes vivent dans ce lieu dont les hommes sont bannis. Mais toute ressemblance avec le mythe s’arrête là.

Eleonora Vio, Milan, journaliste, Nawart Press

Quelques silhouettes drapées de noir rentrent des champs, poussant devant elles des brouettes débordant de blé et de branches d’hibiscus. Des femmes plus âgées les accompagnent, assises dans des carrioles branlantes tirées par des chevaux, et leurs filles, de lourdes haches sur l’épaule, avancent d’un pas traînant sur la terre craquelée par le soleil brûlant.

«Bienvenue au village des divorcées et des veuves», lance Ahmed, le guide du village, à l’intention de ses visiteurs. Quelques femmes passent, resserrent autour d’elles le tissu dont elles sont vêtues, les yeux fixés au sol. Une autre, toute ridée, les regarde sans aucune gêne. «C’est Nazira Moustafa, la première habitante venue s’installer au village», précise Ahmed. Baissant la voix, il ajoute: «Elle a perdu la raison. Méfiez-vous d’elle.»

Une idée originale…

Dans la Haute-Égypte conservatrice, les veuves et les femmes divorcées sont fortement stigmatisées. Elles continuent à être soumises à de nombreuses restrictions, notamment concernant leur habillement ou les endroits où elles sont autorisées à se rendre sans un gardien de sexe masculin. Le droit égyptien relatif au statut personnel est censé protéger les femmes en matière d’héritage, mais ses nombreuses lacunes permettent aux familles des défunts de dépouiller les survivantes de leurs ressources les plus élémentaires.

Samaha est issu à la base d’une idée révolutionnaire visant à donner pour la première fois à ces laissées-pour-compte une possibilité de gagner leur vie en compagnie de leurs semblables. Fondé en 1998, le village faisait partie d’un vaste programme parrainé par le Ministère de l’agriculture, le Programme alimentaire mondial (PAM) et le Fonds international de développement agricole (FIDA). Étaient prévues la création de 5000 villages et l’exploitation de 24'000 feddans (environ 10'000 hectares). Samaha était destiné à 303 femmes. Chacune d’entre elles devait recevoir un terrain de 2,5 hectares, un logement et quelques têtes de bétail, et le tout devait être financé, grâce à des subventions gouvernementales, par des hypothèques à des taux 80 % moins élevés que ceux pratiqués dans le reste du pays.

Mais aujourd’hui, le nombre des femmes a diminué. Certaines sont décédées, d’autres ont vendu leur terre ou l’ont transmise à leurs enfants -exclusivement aux filles. «Nous avons donné la priorité aux femmes qui se trouvaient sans aucune ressource», explique Hamdy el-Kashef, le superviseur de Samaha. «À ce jour, le projet a eu un tel succès que nous aimerions l’étendre. Nous avons certes quelques petits problèmes, comme par exemple l’eau contaminée qui détériore les champs, mais… rien de grave.» Au cours de nos rencontres, jamais el-Kashef n’acceptera de reconnaître à quel point les conditions de vie sont difficiles à Samaha.

Des citoyennes non ordinaires

Au village, Nazira attend les visiteurs dans son logement, une pièce minuscule sans fenêtres, sans électricité, dont le seul ameublement consiste en un sommier et une table branlante. «Je suis née à Edfou, dans une famille de cultivateurs», dit-elle en tirant longuement sur un narguilé crasseux. «Ma mère est morte alors que j’étais encore très jeune. Quand mon père m’a mariée, à l’âge de 14 ans, j’ai beaucoup pleuré, mais mon mari était technicien et je savais qu’en m’unissant à lui, mon père m’offrait une existence qu’il n’avait jamais eue lui-même.» Les premières années, seule avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, ont été difficiles, mais au fil du temps, Nazira s’est habituée à cette nouvelle existence. Son mari s’efforçait de lui faire plaisir, et lorsqu’ils eurent des enfants, il lui promit qu’ils deviendraient techniciens eux aussi. «Puis mon père est tombé malade, et j’ai pris soin de lui, raconte-t-elle. C’est alors que mon mari a changé de comportement. Quand il s’est mis à me battre, puis a pris une deuxième épouse, j’ai demandé le divorce.»

Azza Soliman est une avocate féministe. Elle se bat pour une nouvelle interprétation du rôle des femmes dans la société égyptienne. «Les femmes sont vénérées en tant qu’épouses et sœurs, mais nous exigeons qu’elles soient traitées en citoyennes ordinaires, comme les hommes.» L’inégalité entre les sexes est ancrée dans le droit de la famille. «Pour obtenir un divorce, il suffit aux hommes de le demander alors que les femmes doivent aller au tribunal et attendre au moins trois ans.» La seule exception est la procédure du khula, qui depuis 2000 accorde le divorce aux femmes à condition qu’elles renoncent à tout soutien financier. Comme de toute façon les maris ne paient presque jamais de pension alimentaire, le khula est devenu la procédure préférée des femmes.

Lorsqu’après quatre ans de bataille juridique Nazira obtint la dissolution de son mariage, son mari la laissa sans rien. «En outre, les gens me traitaient très mal, se souvient-elle. C’est pourquoi, lorsqu’une cousine m’a parlé de Samaha, j’ai immédiatement demandé à y être admise.» Elle vend alors la maison de son père et paye 35'000 livres égyptiennes au gouvernement pour un lopin de terre désertique. «Avec d’autres femmes, j’ai travaillé jour après jour pour le rendre fertile.» Mais le système d’irrigation avait été construit sans tenir compte des hauts niveaux que peut atteindre la nappe phréatique. Des inondations refoulent les eaux usées, à la fois dans les conduites d’eau potable et dans les champs, et Nazira doit bientôt renoncer à cultiver son terrain. Aujourd’hui, elle tire de maigres ressources de la vente d’œufs et de poulets.

«Autrefois, nos relations entre femmes étaient fondées sur le respect. Mais lorsque nous avons commencé à avoir des problèmes…» Nazira ne peut terminer sa phrase, car Ahmed l’interrompt et emmène les visiteurs dans les champs avoisinants. Une femme d’aspect robuste, vêtue d’un tissu noir, est occupée à couper de l’herbe avec une lourde faucille. Un globe bleu tient lieu et place de son œil gauche. C’est Fatma Nubi: «Quand mon mari est mort, j’ai tellement pleuré que j’ai perdu la vue.» Puis son beau-père a pris tout ce qu’elle possédait; elle a décidé alors de s’établir à Samaha. «Ici, je me sens en sécurité», murmure-t-elle.

L’avocate Azza Soliman précise: «Du point de vue social, il y a une grande différence entre le statut de divorcée et celui de veuve, parce qu’une femme peut choisir de quitter son mari, mais elle ne peut pas l’empêcher de mourir. Toutefois, dans les deux cas, les femmes le plus souvent perdent à la fois leur liberté et tout soutien financier.»

Un village qui se lézarde…

La vie n’a pas épargné Nubi, mais elle se sent protégée à Samaha. Fatma, l’une des rares femmes à porter un foulard coloré à la place du voile noir, l’aide dans son travail aux champs. Elle a 27 ans et sa mère, l’une des premières bénéficiaires du programme, lui a laissé à sa mort une maison et un lopin de (mauvaise) terre. «La vie au village, c’est un enfer», déclare-t-elle sèchement.

Ce projet qui avait pour but de «réduire la pauvreté et accroître la sécurité alimentaire», à en croire la description qu’en donne le FIDA, révèle de nos jours sa part d’ombre. La distribution gratuite de nourriture a diminué. Les femmes peinent à joindre les deux bouts parce qu’elles ne peuvent pas cultiver la terre. L’eau potable n’est fournie au village que deux fois par semaine, ce qui force les habitantes à utiliser l’eau polluée. Il n’y a pas d’école, pas de transports publics, et il est rare que des médecins fassent une apparition au dispensaire du village, qui n’est d’ailleurs pas équipé.

Personne n’assume la responsabilité de cette situation. Le PAM déclare ne plus agir sur ce projet depuis dix ans; le FIDA parle de développements … dont on ne trouve pas trace sur le terrain; tandis qu’Ahmed et Hamdy el-Kashef, les deux représentants du gouvernement, ne cessent de répéter que le village «va retrouver les bonnes conditions d’autrefois», mais sans proposer de solution concrète.© Ines Della Valle, inesdellavalle.com

…et surgissent les conflits

La détérioration des conditions de vie s’est répercutée sur les relations entre les femmes. Elles s’accusent mutuellement d’être la cause des difficultés qu’elles partagent pourtant toutes. Fatma montre du doigt Sayeda, responsable des deux associations caritatives locales: «Au lieu de partager avec nous ce qu’elle reçoit des ONG internationales, elle le revend!» Mais Sayeda, seule femme du village qui a fait des études, a un point de vue différent. «Quand il n’y avait ici que des femmes divorcées et des veuves, tout allait bien. Mais leurs filles ont grandi et se sont mariées, et maintenant les maris, qui sont frustrés parce que les femmes possèdent tout, disent du mal de moi devant leurs femmes. » Nahma Nubi, fille d’une autre divorcée, la seule habitante du village qui refuse de se laisser photographier, se met alors à crier: «Nous en avons assez d’être traitées comme des animaux dans un zoo! Ils ont dit qu’ils voulaient nous aider, mais ils ont créé un ghetto. Ils ne seront contents que quand nous nous serons détruites les unes les autres.»

Fatigués de ces querelles, les mots «ghetto» et «animaux» résonnant dans leur tête, les visiteurs prennent congé de cette terre qui ne saurait être plus éloignée de son image d’Épinal d’origine, celle d’une oasis de «tolérance».

(traduction Claire Chimelli)

 

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