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lundi, 10 septembre 2018 12:49

Au Pays du Matin calme

Mudra de la méditation et de la concentration. Méditation zen. © Pascal Deloche / GODONG L’assimilation, l’approfondissement et la mise en pratique intégrale de l’esprit du Chan[1] dans la vie courante sont très exigeants et demandent des années de formation sous l’égide d’un maître de dhyãna (méditation) rattaché à une tradition patriarcale. Pour appréhender ce chemin, voici quelques considérations d’un jésuite spécialiste du bouddhisme coréen.

Bernard Senécal vit en Corée du Sud depuis plus de trente ans et est devenu un maître Sŏn. Il y dirige la communauté interreligieuse et internationale du Champ de Pierre au Bout du Chemin. Il est professeur de bouddhisme à l'Université jésuite Sogang et anime des retraites ou des sessions un peu partout dans le monde, notamment au domaine Notre-Dame de la Route, à Villars-sur-Glâne.

Peut-on éviter le piège d’un néo-orientalisme en parlant de l’accompagnement spirituel en Asie de l’Est? Oui, si l’on accepte de brider la tendance de nos esprits à généraliser en passant trop vite de données concrètes à l’abstraction, dans le but de tout comprendre et saisir.

Le bouddhisme n’existe pas. Ce titre d’un ouvrage d’Éric Rommeluère[2] semble vouloir en finir avec ces mécanismes d’autant plus rassurants qu’ils sont puissamment réducteurs. En contrepoint de cette troublante négation, apparemment destinée à plonger les esprits un peu trop logocentriques dans une silencieuse vacuité, affirmons qu’il n’y a pas «un bouddhisme», mais «des bouddhismes». Aucune tradition, pas même ignatienne, ne saurait prétendre échapper à cette règle de la multiplicité.

Grenouillette au fond d’un puits

En conséquence, cet article ne reflète que le point de vue d’une grenouillette assise au fond d’un puits, spéculant sur le ciel qu’elle contemple à la mesure du diamètre de la margelle de son domicile.

Plus concrètement, cet essai est fondé sur trois décennies consacrées à étudier, faire des recherches sur, et enseigner le bouddhisme au Pays du Matin calme. Plus précisément encore, depuis 1996 ce travail académique a été accompagné d’une pratique assidue à l’école d’un maître de dhyãna coréen nommé Pŏpkyŏng 法境[3], nom dharmique[4] signifiant Domaine du dharma.[5] Ce dernier est rattaché à la branche coréenne de l’école Linji 臨濟(Imje[6] en coréen et Rinzai en japonais). Née à l’époque des Tang (618-907), cette école méditative demeure l’une des plus grandes de toute l’histoire de la Chine et du monde sinisé. La suite de cet article s’inspire donc essentiellement d’observations faites sur l’esprit dans lequel, et la pédagogie avec laquelle, ce maître m’a guidé au cours des vingt-deux dernières années.

Une tradition patriarcale

L’insistance du maître pour souligner son rattachement institutionnel à une tradition patriarcale remontant au Bouddha Śākyamuni (vers 563-483 av. J.-C.) en personne frappe dès la première rencontre. Cette insistance s’accompagne de l’importance accordée au culte de feu le maître,[7] dont il a lui-même l’autorité requise pour pouvoir transmettre le dharma du Bouddha, c’est-à-dire l’enseignement du fondateur du bouddhisme dans l’Antiquité indienne. Ce «culte de l’Ancêtre», auquel sont toujours vivement invités à participer tous les disciples du maître, et auquel ne manquent pratiquement jamais de se joindre les plus assidus, est célébré deux fois par année : au nouvel an solaire et à la date de l’anniversaire de son décès. L’esprit de la pédagogie du maître se fonde donc sur sa foi en une transmission continue, lignée de patriarches s’enchaînant sans la moindre interruption entre le Bouddha historique et lui-même.

Relation maître-disciple et Éveil

Le but du maître est de former des disciples auxquels il pourra transmettre son dharma. S’adresser à un maître pour lui demander son enseignement signifie vouloir devenir son disciple. Il va sans dire qu’une telle demande se fonde sur une réelle foi en la qualité de l’Éveil du maître, et donc en sa capacité à guider son disciple sur la voie dudit Éveil. Pour recevoir le dharma de son maître, un disciple devra atteindre un degré d’Éveil suffisant pour être à même de guider d’autres adeptes de la Voie bouddhique vers ledit Éveil.

L’Éveil peut se définir simplement comme «la capacité à ne plus tomber dans le piège des attachements désordonnés à soi, à autrui ou à un quelconque objet inanimé, qui sont la cause fondamentale de toutes souffrances, que ce soit celles des autres ou la nôtre». Selon le bouddhisme, ces attachements sont la cause de formations karmiques qui maintiennent celui qui en est le sujet dans le saṃsāra ou cycle des renaissances. La direction spirituelle offerte par un maître à un disciple a pour but essentiel de l’aider à se libérer le plus complètement possible de ce type d’attachements, en vue d’un affranchissement complet de ce cycle.

Être accepté par un maître, et donc devenir son disciple, autorise à dire «mon maître». Dans les meilleurs des cas, dès l’acceptation de la demande, une relation à vie, qui définit et structure l’identité du disciple au sein de la saṃgha (communauté bouddhiste), se noue entre lui et son maître.

Les trois piliers

Le maître commence par initier le disciple aux trois piliers de la pratique méditative: la position du corps, le contrôle respiratoire, le contrôle du mental. Il lui demande de pratiquer ces éléments au minimum trente minutes par jour et de participer à une séance de méditation commune une fois par semaine. À la faveur de cette rencontre, le maître rencontre ses disciples individuellement, afin de vérifier s’ils assimilent correctement ces trois piliers. Une fois qu’ils sont en place, ce qui exige généralement environ deux mois de pratique assidue, le disciple peut commencer un parcours fait d’une série de kōans.[8]

Un kōan est une proposition ou un cas soumis à l’attention du disciple et qui a priori semble bizarre, sinon insensé, mais auquel il ne lui faut pas moins trouver une solution sensée. Le plus typique est celui du kōan mu 無. «Lorsqu’un bonze demanda à maître Zaozu (778-897): ‹Est-ce que même un chiot est pourvu de la nature de Bouddha›, il répondit: Mu! », ce qui signifie, entre autres choses, non. La réponse de Zaozu ne peut que surprendre, dans la mesure où il aurait dû répondre Oui! En effet, selon la doctrine du bouddhisme du Grand Véhicule, tous les êtres sensibles, sans exception, y compris l’animal le plus vil qu’est le chien, sont pourvus de la nature de Bouddha.

Le disciple doit donc trouver une ou plusieurs réponses sensées à cet énoncé qui apparemment n’a ni queue ni tête. En fait Zaozu cherche d’abord et avant tout à conduire celui qui l’interroge au dépassement d’une pensée qui, dans la mesure où elle repose entièrement sur des distinctions du type «il y a» et «il n’y a pas», peut être définie comme binaire.[9] Le disciple doit trouver une ou des réponses, plus souvent non-verbales que verbales, transcendant cette dualité, démontrant ainsi qu’il a compris en profondeur et qu’il est prêt à recevoir un nouveau kōan.

Autrement dit, la ou les réponses à trouver doivent procéder davantage du développement d’une attitude existentielle plus ajustée au Réel -donc plus libérée des attachements désordonnés dont font partie les modes de pensée binaire- que d’une intelligence théorique.

De longues étapes à franchir

La première étape de la formation proposée par le maître à son disciple, pour que celui-ci devienne à son tour un maître de dhyāna, est un parcours de kōans pour débutants, constitué d’une vingtaine de cas. Quelque deux ans de pratique accompagnée d’entretiens réguliers sont généralement requis pour le terminer.

Tous ces entretiens commencent, sinon par une prosternation complète du disciple devant son maître, au minimum par une salutation faite en s’inclinant respectueusement devant lui tout en joignant les mains. Immédiatement après, le disciple doit crier, le plus fort possible, le titre du kōan auquel il s’apprête à proposer une solution. Ce cri permet au maître de vérifier tant la maîtrise du souffle que la concentration et l’assurance du disciple; il lui rappelle aussi le kōan auquel est rendue la pratique de ce dernier. Au terme de cette première étape, le maître attribue au disciple un nom dharmique composé de deux sinogrammes. Ce nom est choisi en fonction du profil de ce dernier. L’attribution de ce nom renforce à la fois le lien du disciple à son maître et son sens d’appartenir à une longue et sûre tradition.

L’étape suivante consiste à résoudre un à un les quarante-huit kōans contenus dans la Passe sans porte, un recueil de kōans sélectionnés par le Chinois Wumen Huikai (1183-1260) sous la dynastie des Song du Sud (1127-1279).[10] Cette tâche demande facilement entre cinq et dix ans. Quand elle achevée, le maître propose au disciple une quinzaine de kōans dits de finition, dont la résolution exige aisément entre un et deux ans. Une fois cette tâche accomplie, à son grand étonnement, le disciple est invité à la recommencer en entier, à partir du premier kōan de la Passe sans porte. Pour ajouter à cet étonnement, dans plus de la moitié des cas, le maître refuse, pour en exiger de nouvelles, les réponses trouvées lors de la première traversée de la Passe sans porte.

À ce travail, qui exige plusieurs années, s’ajoute un exercice d’un genre particulier. Il consiste à sélectionner, au sein d’une liste de dizaines de poèmes en chinois classique (plus de cent parfois), celui dont l’esprit correspond le mieux à l’esprit de la solution d’un kōan donné. Pour ajouter à la complexité de la tâche, il existe plusieurs listes de poèmes ; le maître propose au disciple celle dans laquelle se trouve le poème correspondant au kōan dont il s’agit de mieux pénétrer l’esprit. Une fois que ce poème a été trouvé, le maître propose un autre kōan, avec une liste de poème.

C’est au terme du parcours de ces multiples étapes -entre quinze et vingt ans, sinon davantage- que le disciple devient maître de dharma. Il va sans dire qu’en cours de route nombre de disciples interrompent leur pratique pendant des périodes plus ou moins longues, quand ils ne finissent par l’abandonner complètement. Le titre de maître de dharma autorise à accueillir des disciples et à leur transmettre l’enseignement reçu au fil de longues années de persévérance. Un maître de dharma continue à résoudre des kōans, mais désormais à partir du Recueil de la falaise verte (Biyan-lu) et sans avoir à rencontrer régulièrement son maître, sauf s’il le souhaite. Et après une décennie consacrée à former des disciples, un maître de dharma peut être nommé maître de dhyãna.

Coexistence de traditions

Mon maître a toujours été infiniment respectueux de mon identité chrétienne. Pendant toutes ces années consacrées à résoudre des kōans à son école, c’est naturellement à moi qu’est incombée la tâche de rencontre et d’appropriation du bouddhisme : une expérience philosophique et religieuse qui est née, a grandi et continue à exister sans se réclamer en quoi que ce soit du mystère du Christ.

Si j’avais à nuancer son enseignement, ce serait quant à sa tendance à relativiser les différences entre traditions au profit de leurs points de convergence et donc d’une pensée qui tend vers le développement d’une certaine « pleine conscience ». À vouloir sauter trop haut, une grenouillette assoiffée d’une telle conscience risque fort de se retrouver dans une orbite trans-personnelle sans plus de rapport avec ses coordonnées historiques de départ.

Théologiquement, il est possible d’investir le Christ de la «pleine conscience», mais sans pour autant aller jusqu’à subvertir son mystère, c’est-à-dire le dépourvoir de son unicité, pour le réduire à un quelconque avatar du bouddhisme, de l’hindouisme ou du New Age. En tant que Jésus de Nazareth, la conscience du Christ était forcément définie, et donc limitée. Mais c’est précisément en assumant pleinement son identité humaine que Jésus de Nazareth est le Christ: un Homme pleinement ouvert sur l’Infini, et donc capable de nous tourner, nous aussi, vers l’Infini d’un Dieu conçu comme personnel.

[1] Chan(na) est la translittération en chinois du sanskrit dhyãna, signifiant méditation. Le même sinogramme se prononce zen(na) en japonais, sŏn (na) en coréen et thiền (na) en vietnamien. Voir note 3.
[2] Éric Rommeluère, Le bouddhisme n’existe pas, Paris, Seuil 2011, 192 p.
[3] Õ se prononce comme le o de pomme.
[4] Par dharmiques on entend des religions ou mouvements de pensées nées dans le sous-continent indien: hindouisme, bouddhisme, jaïnisme et sikhisme (n.d.l.r.).
[5] Le mot dharma est difficile à traduire mais se rapproche d’enseignement. (n.d.l.r.)
[6] e se prononce comme le è de Ève, et j comme le dj de Djibouti.
[7] Chongdal (1905-1990).
[8] Prononciation japonaise du chinois gongan.
[9] Parce qu’elle repose sur les catégories d’existence et de non-existence que le Bouddha a rejetées.
[10] Il en existe plusieurs traductions en français.

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