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mardi, 12 mars 2019 11:24

Un marché violent pour les plus fragiles

Brûlés de l’intérieur… © Phillippe Lissac / GodongAncien secrétaire de la Commission Justice et Paix suisse, Jean-Claude Huot a travaillé à la Déclaration de Berne (aujourd’hui Public Eye), avant de s’engager dans l’Action de Carême. Depuis 2013, il œuvre en qualité d’assistant pastoral pour le Monde du travail (VD).

Un paysan m’expliquait récemment: «Dans un monde globalisé, il y aura toujours quelque part quelqu’un qui pourra vendre moins cher que moi et quelqu’un qui fera de l’argent avec cette différence de prix.» Cette concurrence à l’échelle mondiale fait aussi des dégâts considérables sur le marché du travail local.

La Suisse affiche un taux de chômage qui fait sa fierté: 2,6 % en 2018, le niveau le plus bas depuis 10 ans. Mais ces chiffres ne comptabilisent que les personnes inscrites aux Offices régionaux de placement (ORP). Celles qui n’ont pas droit aux prestations des ORP n’apparaissent pas. On trouve parmi elles les personnes en fin de droit, celles qui n’arrivent pas à travailler les douze mois pleins sur deux ans nécessaires pour avoir droit au chômage, celles qui sont engagées à temps partiel mais qui cherchent à augmenter leurs heures de travail, ou encore les migrants qui tentent leur chance en Suisse. Même en incluant une partie de ces personnes, soit les demandeurs d’emploi établis en Suisse, l’Office fédéral de la statistique arrive à un taux de chômage de 4,5 % fort modeste en comparaison internationale.[1]

Ces chiffres ne doivent toutefois pas cacher la réalité que j’observe à la Pastorale œcuménique dans le monde du travail. Depuis bientôt six ans, j’accompagne des personnes en délicatesse avec le marché du travail. Qu’elles séjournent en Suisse, y soient établies depuis longtemps ou disposent du passeport à croix blanche, elles partagent toutes une même réalité: la difficulté chronique à trouver un emploi stable permettant de vivre décemment.

La précarisation comme système

Arturo,[2] Portugais originaire d’Afrique, vit en Suisse depuis plusieurs années. Il s’est adressé à moi car il n’avait pas été payé. Engagé sur deux chantiers en Suisse romande, il n’avait reçu que des promesses. Devant les prud’hommes, le représentant de l’entreprise, accompagné d’un avocat, a expliqué qu’il avait chargé une entreprise tierce d’effectuer les travaux, que son entreprise n’était donc pas responsable, mais qu’elle acceptait de faire un geste à bien plaire… L’homme n’a jamais récupéré son salaire. Il a fini par quitter la Suisse.

Manuel a vécu de nombreuses années dans un squat. Cet Espagnol est venu en Suisse il y a huit ans. Il a trouvé des emplois, mais toujours de courte durée, si bien qu’il n’a jamais obtenu un permis de séjour ni un appartement. Il continue de passer de ville en ville, proposant ses services dans la construction ou l’agriculture.

D’origine africaine, Berta a un passeport italien. Auxiliaire de santé, elle a facilement trouvé du travail dans des EMS ou des CMS via des agences de placement. Mais comme elle n’était à chaque fois engagée que pour des remplacements, elle n’a pas pu obtenir un permis de séjour. Or, sans emploi fixe et sans permis de séjour, impossible de trouver un logement. Berta a donc habité dans des chambres sous-louées à des prix prohibitifs. Il lui a fallu deux ans pour obtenir un emploi fixe à 80% l’autorisant à obtenir un permis B et un logement. Je pourrais raconter encore bien d'autres histoires, celle de Carlo, cuisinier travaillant comme tel… mais payé comme un aide-cuisinier, ou celle de Julia, domestique exploitée à tel point qu’elle en est tombée malade.

La pression sur les salaires est systématique. Sur les chantiers, le prix articulé au départ, y compris par des donneurs d’ordre publics, est si bas que les entreprises doivent raboter sur tous les coûts. Le seul volant de manœuvre disponible est celui de la main-d’œuvre, qu’on délègue à des sous-traitants de manière à éviter d’endosser soi-même la responsabilité finale. Dans le domaine de la santé aussi, la pression est forte. Les services sont sous-dotés en personnel et doivent constamment faire appel à des agences pour compléter les effectifs. Le nettoyage n’échappe pas au phénomène. Il est souvent sous-traité par des agences spécialisées qui engagent du personnel rémunéré à l’heure. La mission des nettoyeurs ressemble à celle-ci: trois heures de travail quotidien, de 18 h à 21 h. Difficile pour eux de compléter cet horaire en journée. Résultat, leur salaire est insuffisant pour vivre.

Interchangeabilité

La libre circulation, quand elle est non contrôlée, permet de mettre en concurrence des travailleurs de l’Europe entière. Il se trouvera toujours quelqu’un pour accepter le travail, même si le contrat proposé enferme dans la précarité. Quand Nestlé a annoncé fin mai 2018 le déplacement de son service informatique vers Barcelone et Turin, ça a été un choc: 500 places de travail effacées d’un coup. Quelques postes ont été sauvés, mais la tendance est bien là: s’il est possible de délocaliser un service dans un autre pays pour réduire les coûts, ce sera fait. L’informatique, Internet et l’intelligence artificielle facilitent grandement la mise en concurrence des marchés nationaux du travail.

En Suisse, l’informatique peut aussi avoir des conséquences délétères, y compris dans les métiers sociaux ou médicaux. Dans les soins à domicile, il faut noter sur support informatique le temps passé pour chacune des tâches effectuées. Difficile pour l’auxiliaire de santé de prendre le temps de partager une tasse de café avec la personne âgée qu’elle soigne. Dans les entreprises de transport également, fini le temps de la prise du travail où l’on croisait les collègues autour d’un café en recevant son plan journalier. Tout arrive sur la tablette. Et cette dernière permet de tracer avec précision le parcours du chauffeur durant la journée.

Les procédures mises en place réduisent ainsi les personnes humaines à des individus interchangeables … pour autant qu’ils fournissent les services rendus.[3] On retrouve là la logique de mise en concurrence évoquée plus haut. Concrètement, cette interchangeabilité se voit dans la manière dont sont organisés les plans de travail. On remplit les cases plutôt que de se demander si la continuité du service est assurée parce que le client ou le bénéficiaire connaît son interlocuteur. Pour la personne en charge de la planification, sortir de cette logique est un vrai casse-tête tant les obstacles sont nombreux. Tout est organisé pour empêcher la concertation interpersonnelle. Il faut être réactif, tel est l’impératif. Et la réactivité ne permet ni la mise en perspective, ni la mise en relation.

L’âge comme pénalité

Juriste, employée de commerce, designer, quelle que soit la profession, il devient difficile de récupérer un emploi perdu une fois passé les 55 ans. Selon la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), 31 % des chômeurs de cette classe d’âge arrivés à la fin du droit au chômage ne retrouvent pas d’emploi lucratif. Certains touchent l’aide sociale (leur nombre a augmenté de 40 % entre 2011 et 2017),[4] d’autres se débrouillent tant bien que mal et épuisent leurs économies (car un bas de laine empêche l’accès à l’aide sociale) ou deviennent des «indépendants».

Les personnes dans cette situation que je rencontre sont profondément affectées. Leur expérience n’est pas reconnue, elles ont le sentiment de devenir inutiles. Non seulement leur confiance en soi est entamée, mais leur santé psychique est souvent altérée. La contrainte, d’extérieure, devient intérieure. L’individu ne se voit plus comme le membre d’un collectif auquel il peut demander des comptes. Il a assimilé l’idée qu’il a des obligations de performance et d’optimisation, et que visiblement il n’y est pas parvenu. En conséquence, il ne vaut rien...[5] Il lui devient dès lors extrêmement difficile de proposer ses services et même de demander de l’aide.

L’obsolescence très rapide du personnel de plus de 55 ans quand il est au chômage ne s’explique pas seulement par le coût. Certes les cotisations à la caisse de pension sont souvent plus élevées, mais ces personnes sont souvent fortement investies dans leur travail et parfois prêtes à accepter un salaire moins élevé. Leurs compétences transversales, comme la capacité de gérer ou de planifier des projets, ou encore de travailler en équipe, sont sous-évaluées en regard des compétences techniques. Ces dernières sont en effet jugées prioritaires dans la concurrence que se livrent les entreprises et même les États. Il faut être le premier à mettre sur le marché le nouveau produit qui dictera les choix des consommateurs de demain. Dès lors les travailleurs âgés apparaissent comme un désavantage concurrentiel.[6]

Notre vocation humaine

Mon regard sur le monde du travail est évidemment partiel. Les personnes qui trouvent sens et épanouissement au travail ne viennent pas solliciter mon écoute. Il reste que cette violence dans l’exploitation de la force de travail est bien réelle. La norme n’est pas seulement la rapidité, la précision et le moindre coût, mais la comparaison des offres. Aujourd’hui on peut comparer des machines à des humains, ainsi que les humains entre eux répartis dans le monde entier (grâce aux algorithmes qui permettent d’analyser de grandes quantités de données). Et on choisira le plus rapide, le plus précis et le moins cher.[7]

Cette manière de faire exerce une énorme pression sur les gens, d’où les réactions parfois irrationnelles et violentes qui surgissent, y compris dans le champ politique. Il est vital de dévoiler ces rapports de force, de dénoncer les injustices et de rappeler que les actions appartenant au processus de travail, indépendamment de leur contenu objectif, «doivent toutes servir à la réalisation de l’humanité du travailleur, à l’accomplissement de la vocation qui lui est propre en raison de son humanité même: celle d’être une personne».[8]

Quand je rencontre des personnes qui peinent à retrouver une place dans le processus de production de richesses, je m’interroge sur le sens d’une société qui nie, depuis le paysan jusqu’au personnel soignant, en passant par l’ouvrier et le chauffeur de camion, la qualité humaine du travailleur pour n’y voir qu’une force de travail, quitte à remplacer l’homme par une machine. N’est-elle pas en train de se saborder? Je rejoins alors l’appel du pape François à éviter que le progrès technologique remplace le travail humain,[9] afin de redonner à celui-ci toute sa noblesse de collaboration interpersonnelle et de participation à la création divine. 

 [1] «Chômage: une vision partielle de la réalité», in Le Temps, 09.01.2019, p. 11.
[2] Tous les prénoms dans cet article sont des pseudonymes, mais ce sont des personnes que j’ai effectivement rencontrées.
[3] Voir Éric Sadin, L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Anatomie d’un antihumanisme radical, Paris, L’échappée 2018, pp. 120 et ss.
[4] «Trop de chômeurs âgés scotchés à l’aide sociale», in 24 Heures, 16.01.2019, p. 3.
[5] Cf. Manuela Specker, «L’âme à l’ère numérique», in Caritas Suisse, Almanach social 2019. La numérisation – et l’individu dans tout ça?, Lucerne, décembre 2018.
[6] Cf. The longevity dividend: Work in an era of 100 year lives, article consulté le 10 janvier 2019 sur www2.deloitte.com.
[7] Éric Sadin, op. cit, p. 159.
[8] Jean Paul II, Laborem Exercens, Rome 1981, 6.2.
[9] Pape François, Laudato si’, Lettre encyclique sur l’écologie, Rome 2015, ch. 128.


La Pastorale œcuménique dans le monde du travail

Mission commune des Églises catholique et protestante du canton de Vaud, la pastorale du travail est composée de deux services, une aumônerie du monde agricole et une aumônerie du monde du travail, mise en œuvre par quatre agents pastoraux des deux Églises. Ses prestations sont les suivantes: accompagnement individuel, offre de groupes de partage, notamment la révision de vie, et événements publics comme le Forum œcuménique romand Monde du travail. Du côté catholique, cette pastorale existe également dans le canton de Genève et dans le Jura Pastoral. À Fribourg, un petit temps de travail du Service Solidarité y est consacré.
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