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mardi, 12 mars 2019 18:23

C’est vrai cette foutaise ?

Sebastian Dieguez est chercheur au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (Paris, PUF 2018, 358 p.).

2016 aurait signé notre entrée dans l’ère de la post-vérité, un monde régi par des «circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles» (Oxford Dictionaries). Ne s’agit-il pas, de fait, d’une excroissance, d’un type de rapport au savoir et à la vérité déjà fort ancien, baptisé aujourd’hui bullshit? Ne nous méprenons pas, derrière ce mot argotique anglais se cache une inquiétante réalité.

Certains événements politiques, comme l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis ou le vote référendaire en faveur de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, peuvent être appréciés comme des symptômes de la post-vérité. Ceux-ci auraient été, si ce n’est favorisés, au moins entachés par un style de communication à la fois brutal et approximatif, sous la forme de fake news, de mensonges purs et simples, de théories du complot, de «faits alternatifs» et de déni scientifique. On pense aussi bien sûr à la montée du populisme. Mais le terme post-vérité permet d’élargir la problématique à d’autres sphères de la vie commune que la seule politique, bien que les deux termes entretiennent des rapports plus qu’étroits.

Certains questionnent le diagnostic même de post-vérité, arguant que le mensonge et la mauvaise foi ont toujours existé, que derrière la dénonciation du faux se cache une défense des élites dominantes, qui seules seraient porteuses de la vérité, méprisant ainsi les masses ignorantes et avides de sensationnel. Ou encore qu’une prétendue ère de la post-vérité implique que l’on soit sorti d’une ère de la vérité, laquelle n’aurait bien entendu jamais existé. D’autres acceptent que quelque chose de spécial est réellement en train de se passer et cherchent des explications: faillite de l’éducation, montée de l’individualisme, narcissisme généralisé, crise politique et économique, essor des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, perte des repères, érosion de la confiance, influence de philosophies relativistes et anti-réalistes… Pour ma part, je ne cherche ni à prouver l’existence de la post-vérité ni à en identifier les causes, mais à saisir ce qui est au cœur de cette idée, ce qu’elle révèle de nos manières d’être, de communiquer, de produire et de recevoir de l’information.

Menteurs et bullshitteurs

Bullshit: ce mot argotique et ordurier signifie littéralement «merde de taureau», ce qui renvoie à des propos sans valeur, inutiles, injustes ou faux. Les anglo-saxons qualifient de bullshit, avec mépris ou incrédulité, des choses que nous appellerions, selon les circonstances, des balivernes, de la foutaise, des conneries, du baratin ou de la langue de bois. Ce terme pénètre de plus en plus la langue française et surtout renvoie désormais à un concept technique en philosophie.

Dans un essai célèbre, en effet, le philosophe étatsunien Harry Frankfurt a proposé d’isoler la notion de bullshit en tant qu’«indifférence à l’égard de la vérité»,[1] distinguant ainsi le bullshitteur du simple menteur. Il note que malgré l’opprobre générale qui s’abat sur le menteur, celui-ci a au moins quelque chose de réjouissant: il se soucie forcément de la vérité.

Pour mentir, il faut en effet croire autre chose que ce que nous disons, et avoir pour but d’induire notre interlocuteur en erreur. Or cette démarche n’a aucun sens si le menteur ne pense pas que ce qu’il dit est faux, et que ce qu’il croit vraiment et qu’il cherche précisément à dissimuler est vrai. Par conséquent, le menteur est capable de distinguer le vrai du faux, et c’est même nécessaire qu’il le fasse. Il doit, dit H. Frankfurt, toujours «garder un œil sur les faits», de sorte à mieux pouvoir les dissimuler, les travestir, les déformer, un art qui demande une grande rigueur et une attention de tous les instants. Il risque à tout moment de se trahir ou d’être confondu. Le menteur partage donc avec l’honnête homme -celui qui dit la vérité- un soin particulier dévolu à l’examen de la vérité. C’est peut-être pour la flouer, mais au moins les deux hommes jouent «au même jeu».

Il en va tout autrement pour le bullshitteur. Ne tenant aucun compte de la vérité, il ne cherche même pas à la nier: il s’en fiche, tout simplement. À ce compte, le bullshit, contrairement au mensonge, n’a même pas à être faux. Le bullshitteur ne cherche pas à tromper son auditoire sur des faits spécifiques. Il veut le tromper sur le fait qu’il se fiche de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux: il veut simplement produire l’illusion que ce qu’il dit est important et pertinent.

Les douze propositions-clés de Harry Frankfurt

- Le bullshitteur est indifférent à l’égard de la vérité ou de la fausseté de ce qu’il dit.
- Il est indifférent aux croyances de ceux qui l’écoutent.
- Il a l’intention de faire croire à ceux qui l’écoutent qu’il n’est pas en train de bullshitter.
- Bullshitter et mentir sont incompatibles.
- Le bullshit est omniprésent.
- Il y a différents « usages et mésusages » du bullshit (que Frankfurt choisit de ne pas développer).
- Le bullshit est mieux toléré que le mensonge (Frankfurt laisse cette question en suspens « à titre d’exercice pour le lecteur »).
- Il est un pire danger pour la vérité que le mensonge.
- Il éloigne insidieusement du souci pour la vérité.
- Le bullshit concerne la présentation de soi : le bullshitteur veut « s’en sortir » ou « tromper sur son entreprise ».
- Les causes de l’omniprésence du bullshit sont une idée subjectiviste de ce qu’est la démocratie et le scepticisme philosophique quant au concept de vérité.
- La sincérité est du bullshit.

De nombreux auteurs ont commenté et développé ces idées. La bullshitologie post-Frankfurt a porté sur des questions aussi diverses que le rôle de l’intentionnalité dans le bullshit (peut-on vraiment être délibérément indifférent à quelque chose?), la nature exacte de cette indifférence (à l’égard de la vérité ou plutôt de la connaissance?), la possibilité de se bullshitter soi-même, les degrés d’immoralité respectifs de l’induction en erreur, du mensonge et du bullshit, les facteurs linguistiques, cognitifs et culturels qui favorisent le bullshit, etc. C’est un vaste champ de recherches et de réflexion qu’a ouvert H. Frankfurt, qui est loin encore d’avoir livré tous ses secrets. [2]

Je crois, donc c’est vrai

L’horizon contemporain de la post-vérité, et toutes ses manifestations sous forme de fake news, de théories du complot, de «faits alternatifs», de populisme, de rejet de la science et de polarisation idéologique, me semble largement tributaire du succès du bullshit. Si le débat public se trouve entièrement dissocié de l’idée que les assertions de chacun tendent soit à nous rapprocher de la vérité, soit à nous en éloigner, alors il n’y a plus de «socle commun» permettant de délibérer démocratiquement. Il ne reste qu’une polyphonie discordante de voix, chacune voulant imposer sa « manière de voir » sans se soucier de ce qu'elle soit correcte ou pas.

Pour autant, le bullshitteur est toujours sûr de son fait. Non qu’il sache de quoi il parle ou qu’il se soucie de la pertinence de sa contribution au discours: il a simplement substitué sa conviction personnelle à la vérité proprement dite. C’est ainsi qu’il faut comprendre le dernier point, frappant, de la théorie de H. Frankfurt: «la sincérité elle-même est du bullshit». Quand la valeur d’une croyance ou d’un argument ne dépend plus de sa fidélité aux faits ou de la qualité du raisonnement, mais simplement du fait qu’ils ont été exprimés avec sincérité, qu’ils viennent du «cœur» et qu’ils «sonnent juste», c’est non seulement que nous sommes entrés dans le bullshit, mais que nous nous y confortons.

À large échelle, cette attitude explique pourquoi nous partageons des informations douteuses, du moment qu’elles s’alignent avec ce que nous aimerions sincèrement croire. «C’est peut-être faux, mais c’est ce que je pense» pourrait être le leitmotiv du partageur intempestif de fake news.

Érosion de la confiance

Le complotiste, lui, décide que le type d’explications fournies par les autorités compétentes (gouvernement, justice, journalisme, science) ne vise qu’à le priver de sa liberté de «se former sa propre opinion». Hélas, sans les moyens ni la volonté d’accéder véritablement à la vérité, il est alors contraint d’errer dans le no man’s land de zones d’ombres, d’hyperboles, d’accusations, d’allusions et d’interconnections sauvages qui caractérisent les «théories du complot», renonçant alors au «regard critique» sur lequel il croyait fonder sa démarche.

Les mouvements populistes, eux, tablent sur une scission nette entre les «élites» et le «peuple», lequel a l’avantage décisif d’avoir raison du simple fait qu’il est le peuple. Sa volonté doit s’imposer organiquement, car elle est de facto la vérité. Les «vrais gens» sont mécaniquement des «gens vrais». Les leaders populistes ont beau mentir comme ils respirent, ils n’en sont pas moins perçus comme «sincères» et «authentiques», et souvent d’ailleurs du fait même qu’ils mentent effrontément. Si c’est «pour la bonne cause», c’est-à-dire la protection de notre précieuse identité face aux ennemis, alors le mensonge et le bullshit populistes signalent ostensiblement que le ressenti personnel est plus important que la véracité des faits. Après tout, les experts, ceux qui prétendent savoir, ne font justement pas partie du «peuple». Comment pourraient-ils ressentir alors ce qui est vrai?

Le relativisme, un danger

Comment en est-on arrivé là? H. Frankfurt répond sommairement que l’avènement du bullshit est lié à trois raisons. D’une part, une conception dévoyée de ce qu’implique la démocratie conduit de plus en plus les individus à agir comme si la liberté d’opinion équivalait non seulement au devoir d’avoir une opinion sur tout, mais aussi à la véracité inaliénable de ces opinions. Quoi de plus anti-démocratique, sous cet éclairage, que d’informer quelqu’un qu’il se trompe?

D’autre part, H. Frankfurt incrimine le succès de philosophies «anti-réalistes», c’est-à-dire radicalement relativistes vis-à-vis de la question de la vérité, engageant ainsi directement une tradition de pensée qui s’étend de Nietzsche aux théories «critiques» contemporaines, en passant par la déconstruction de Derrida et l’équivalence entre vérité et pouvoir chez Foucault. Mais plutôt que d’y voir un lien de causalité avec la post-vérité, ces doctrines ne pourraient-elles pas être elles-mêmes le produit du bullshit? Il ne me semble pas incongru de penser qu’un électeur inculte de Trump en 2016 puisse partager la même attitude envers la vérité et la connaissance qu’un intellectuel parisien des années 70, sans que l’un ait directement influencé l’autre. Le bullshit n’est pas élitiste!

Enfin, H. Frankfurt note que si le bullshit est omniprésent, c’est aussi parce qu’il est mieux toléré que le mensonge. Son caractère vague et imprécis, peut-on spéculer, lui donne des gages de survie supérieurs au mensonge, lequel s’effondre sitôt qu’il est découvert. Le mensonge a aussi ceci de paradoxal qu’il nous attire vers la vérité: comme le menteur affirme dire la vérité, on veut au moins savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux. Le bullshit, en revanche, finit par nous désintéresser complètement de la vérité.

De fait, la prolifération des fake news ne cherche pas à imposer des croyances spécifiques, ni littéralement à «faire croire» quoi que ce soit, mais plutôt à créer un environnement si saturé d’ambiguïtés, de faussetés et d’inepties qu’il devienne illusoire, et même dérisoire, de chercher à discerner le vrai du faux. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas simplement se fier à son instinct et tenir pour vrai ce qui nous semble vrai, ce qui «nous parle» et, en définitive, ce qui nous arrange? Et comment faire autrement lorsqu’on nous y encourage en permanence et que les nouveaux médias offrent l’infrastructure technologique parfaite pour renforcer cette attitude?

Retrouver le goût pour la vérité

Face au danger réel d’effritement du commun et d’érosion de la confiance que le bullshit, élevé à l’échelle de la post-vérité, fait courir à l’idée même de démocratie, des démarches ont été engagées pour en limiter les effets. On cherche à légiférer sur les fake news, on songe à altérer l’architecture des réseaux sociaux, on multiplie les initiatives journalistiques de fact-checking, on déconstruit les théories du complot dans les classes et, plus généralement, on s’engage à restaurer la pensée critique dans l’éducation.

Ces initiatives sont certes nécessaires, mais n’agissent-elles pas sur les symptômes plutôt que sur les causes du problème, qui est le bullshit et son indifférence à l’égard de la vérité? Peut-on encore, tout simplement, retrouver et redonner le goût pour la vérité? Et si oui, comment? Voilà les questions fondamentales qui se posent à nous aujourd’hui. 

 [1] Harry G. Frankfurt, On Bullshit, Princeton, Princeton University Press 2005, 80 p.; trad. fr. Didier Sénécal, L’Art de dire des conneries, Paris, Mazarine 2017, 74 p.
[2] Cf. Sebastian Dieguez, Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité, Paris, PUF 2018, 358 p.

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