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mardi, 12 mars 2019 18:50

What the fake ?

 Antoine Droux est le producteur de Médialogues, une émission qui explore, décortique et observe le fonctionnement et le contenu des médias, diffusée les samedis, de 9h à 10h, sur La 1ère.

What the fake? Inspiré de l’expression anglo-saxonne what the fuck, ce titre a été choisi par la RTS en 2018 pour un jeu en ligne. Objectif? Montrer à quel point on peut se faire tromper par les informations disponibles en quelques clics. Partagées des centaines de milliers de fois, commentées à la folie, ces nouvelles délibérément fausses peuvent désormais déstabiliser un pays, faire vaciller une économie, ruiner des vies.

Cet homme va-t-il décoller dans sa propre fusée pour prouver que la Terre est plate? Les Polonais ont-ils vraiment été appelés à s’inspirer des lapins pour remédier à leur déclin démographique? Cet homme a-t-il réellement tout vendu en échange de bitcoins pour attendre la fortune dans un camping? Le QI de Donald Trump est-il exceptionnel? En s’intéressant à la source, au contexte, le joueur de la RTS est sensibilisé à la détection des fake news qui se glissent désormais sans vergogne dans nos vies connectées. Certes le phénomène est aussi vieux que l’humanité,[1] mais il a gagné en dangereuse intensité ces dernières années avec le développement des voies numériques, et toutes les fake news sont loin d’être aussi anodines.

Pauvre Pandore!

Si elle avait su, jamais elle n’aurait ouvert cette fichue boîte offerte par Zeus: Apaté, déesse grecque du mensonge et de la duperie, en a jailli aux côtés des autres maux de l’humanité. Chez les Romains, Fama souffle bel et bien dans sa longue trompette de la renommée, mais la plus courte est celle des ragots et de la malveillance. La donation de Constantin était censée offrir au pape Sylvestre le pouvoir suprême sur l’Occident, et la papauté s’est appuyée sur cet acte -qui s’est révélé être un faux- pour justifier ses prétentions territoriales et politiques.

L’apparition de l’imprimerie au  XVe siècle a donné un coup d’accélérateur aux calomnies et autres billevesées. Les fake news sont en pleine forme avant et pendant la Révolution française: le XVIIIe siècle voit l’extension des rotatives et le début de l’industrialisation des fausses nouvelles. À Londres, le Docteur Vipère et le Révérend Cogneur s’en donnent à cœur joie dans The Morning Herald et The Morning Post. Ils font des ragots de bistrot et des mensonges éhontés un genre journalistique à part entière. On peut encore citer Les protocoles des sages de Sion, qui se présentent au début du XXe siècle comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons. Forgé par la police secrète du tsar Nicolas II pour le convaincre de renouer avec une politique antisémite, ces protocoles ont été repris par Hitler dans Mein Kampf. Et s’il est établi que ce document a été inventé de toutes pièces, il continue de faire les beaux jours des sites suprémacistes.

Alors quoi? Pourquoi en faire une montagne aujourd’hui, puisque de tout temps l’humain a propagé des fausses nouvelles destinées à s’octroyer un avantage politique ou économique? Parce que les outils ont changé et que jamais dans l’histoire nous n’avons eu autant de moyens de communication à disposition. Artistes, politiciens, entreprises, ouvriers, avocats ou procureurs, policiers ou braqueurs, gentils et méchants, rien ne s’oppose à ce que leur voix porte. Et c’est tant mieux… en théorie du moins.

N’importe qui aujourd’hui peut, avec un ordinateur standard et un peu de matériel, créer de toutes pièces une histoire, réaliser une vidéo, un podcast audio, pêcher des photos sur le web, les décontextualiser, puis diffuser ces contenus à travers la planète via les réseaux sociaux. Cerise sur le gâteau : vous ne saurez même pas qui en est l’auteur s’il ne le veut pas. Non seulement c’est facile, mais en plus ça peut rapporter gros. Les «fermes à clics» en Macédoine ou en Asie tournent à plein régime. Ce qui marche le mieux? Les articles sur les migrants, bien sûr, ou sur le milliardaire George Soros, par exemple.

La potion magique

Mais pour qu’une fausse nouvelle existe, pour qu’elle soit partagée à travers la toile, pour qu’elle marque durablement l’opinion, qu’elle influence une élection, il lui faut une potion magique indispensable, un ingrédient primordial: un public pour la croire. C’est là qu’intervient la seconde différence avec les ragots et la propagande du passé: l’intensité du numérique.

Nous sommes dans une période de crise, une crise politique, morale, économique. Une période de changements profonds qui rendent l’opinion publique -si tant est qu’elle existe vraiment- beaucoup plus malléable, plus sensible, plus clivée. Du véritable pain bénit pour ceux qui propagent les fake news. Ces faiseurs d’infox jouent sur l’émotion, sur l’affect, sur ces biais cognitifs exacerbés en période de crise. Deux doses de technologies performantes, trois doses d’émotions à fleur de peau, une dose de décomplexion politique… de quoi composer un cocktail puissant, intense, beaucoup plus intense que dans le passé et qui vous assomme en quelques gorgées.

Déconstruire, un travail de titan

Face à cette intense déferlante, les rédactions du monde entier se tournent vers le fact-checking. Pardon? La vérification des faits n’est-elle pas la base du métier de journaliste ? Oui, évidemment. Mais quand un journaliste vérifie des faits, c’est avant de les publier. Or, on l’a vu, n’importe qui peut aujourd’hui publier n’importe quoi à large échelle. En se lançant dans le fact-checking, le journaliste doit donc vérifier les publications des autres, parce qu’elles peuvent avoir un impact immense sur les convictions des citoyens et par extension sur leurs bulletins de vote. Nombreuses sont les rédactions à travers le monde à avoir mis sur pied ces dernières années des cellules de vérification des faits, avant de les supprimer, de les réduire, de les renforcer, de les intégrer plus largement à la news room ou d’en faire des laboratoires.

Si en Suisse romande la RTS avait fait de ce genre une chronique radio quotidienne sur La 1ère, avant de l’abandonner, on peut aujourd’hui se tourner vers l’Agence France Presse (AFP) pour mieux comprendre l’importance de cette nouvelle méthodologie. Fin 2017, Guillaume Daudin est le seul journaliste de l’AFP à mener des enquêtes pour démêler le vrai du faux. Elles sont éditées sur un blog discret de l’institution. Ses recherches répondent à une telle demande, qu’un an plus tard, vingt et un journalistes de l’AFP, répartis dans treize pays et publiant en quatre langues, produisent les pages factuel.afp.com. Particulièrement actif au plus fort des manifestations des gilets jaunes, ce service de l’AFP a déconstruit d’innombrables clichés trafiqués ou décontextualisés. Il a, par exemple, décortiqué un post Facebook qui mêlait des photos de manifestations vieilles de plusieurs années, parfois prises à l’étranger, à des clichés d’actualité prises par des photographes de l’AFP. Si on mélange du vrai à du faux, qu’obtient-on? Une vérité partielle ou un petit mensonge?

En juillet 2018, une vidéo choquante est partagée sur les réseaux sociaux. On y voit deux femmes et deux enfants maltraités, avant d’être froidement abattus de vingt-deux coups de feu. On ne sait alors rien sur ces exécutions, sauf qu’elles se déroulent visiblement en Afrique. Grâce aux ressources numériques à disposition, l’équipe de BBC Africa réussit à identifier le lieu précis de la fusillade, le moment de l’année où elle est survenue ainsi que plusieurs protagonistes, dont ceux qui ont appuyé sur la gâchette des armes automatiques. Un travail de longue haleine durant lequel la BBC a, par exemple, comparé le profil des montagnes apparaissant dans la vidéo à ceux visibles sur Google Earth pour déterminer le «Où?»; étudié l’angle des ombres projetées au sol par les personnages et comparé des photos satellite prises sur plusieurs années pour trouver le «Quand?»; ou encore identifié les armes et les uniformes portés par les soldats pour cibler le «Qui?». Autant de vérifications inimaginables il y a encore seulement quelques années, quand les journalistes ne disposaient pas de la puissance des outils numériques facilement accessibles aujourd’hui.

De plus en plus loin

Effrayant? Vous n’avez encore rien vu! Si ces fake news se cantonnent à du texte ou à du matériel audiovisuel trafiqué, décontextualisé, la technologie est aujourd’hui assez puissante pour ouvrir une voie royale au deep fake. Le principe est simple, comme un algorithme d’apprentissage automatique. On peut remplacer le visage d’une actrice porno par celui d’une quadra américaine grâce à quelques centaines de photos piochées sur sa page Facebook. Bien sûr, il faut de solides compétences techniques, de l’argent, du temps et le matériel ad hoc pour parvenir à de telles tromperies… comme il fallait énormément de matériel, de compétences, de temps et d’argent il y a seulement quelques années pour trafiquer une photo et la diffuser auprès d’un nombreux public. Et quand bien même un sordide montage porno ne menacerait pas la démocratie, il en va différemment d’une vidéo où Barack Obama insulte vertement Donald Trump. Cette fausse vidéo, facilement trouvable en tapant Barack Obama deepfake video dans votre moteur de recherche favori, a été réalisée grâce à la puissance de calcul de machines. Elles reproduisent la voix de l’ex-président américain, mais aussi ses intonations typiques, jusqu’à bluffer sans problème le spectateur peu attentif, entre deux j’aime et trois émoticônes envoyés en quelques secondes sur son téléphone.

Alors, quel serait l’impact d’une vidéo de Theresa May annonçant sa démission en pleine négociations sur le Brexit? De Darius Rochebin déclarant la faillite de l’AVS ou de Pierre-Yves Maillard affichant un soutien sans faille à l’accord-cadre avec l’Union européenne? Ces nouvelles seraient très vite démenties, mais les vidéos circuleraient encore longtemps dans les méandres du monde numérique. De quoi imposer un code de déontologie aux développeurs?

Si l’intensité de notre époque est irréversible, si un mouvement comme les gilets jaunes devient une usine à fake news, si n’importe qui peut faire dire n’importe quoi à Barack Obama ou à Darius Rochebin, s’il suffit d’une retransmission en direct sur Facebook pour s’adresser à des centaines de milliers de personnes, quel est l’avenir des médias dits traditionnels? Sont-ils condamnés à fermer, grignotés par les pressions conjuguées d’un modèle économique en faillite et d’une crise de confiance sans précédent?

Une économie de l’attention

Il n’y a encore pas si longtemps, bien des gens débutaient leur journée par l’écoute d’une émission radio. Les plus chanceux feuilletaient leur journal avant de partir au travail. À la pause-café, il traînait souvent à la cafétéria un ou deux quotidiens qu’ils pouvaient consulter. Et le soir venant, on écoutait encore une émission radio dans la voiture et on regardait le Téléjournal. Le weekend pouvait être consacré à la lecture d’un hebdomadaire. Qui peut aujourd’hui se targuer d’une telle consommation de médias «traditionnels»?

Les journaux, les radios, les télévisions du monde entier sont disponibles en ligne 24 heures sur 24. Des passionnés lancent leurs podcasts audios. Netflix s’est juré de faire disparaître le temps libre de l’agenda humain, les réseaux sociaux déploient des trésors d’ingéniosité pour que leurs utilisateurs passent le plus de temps possible sur leurs plateformes. Comment, dans cette économie de l’attention généralisée, trouver encore le temps pour s’intéresser aux nouvelles du monde, souvent tragiques ? Bientôt l’ère post-news? titrait en décembre 2018 metamedia.fr, une ère où le citoyen, fatigué de tant de bruit, se recroquevillerait dans son cocon, avec son propre bien-être comme seul horizon.

Face à de tels défis, les rédactions ne peuvent plus « faire comme avant », suivre le programme des conférences de presse d’institutions qui, de toute manière, ont souvent développé leur propre réseau de communication avec leur public cible. Elles se doivent de réagir. Oui, les médias traditionnels risquent de disparaître s’ils ne font pas la chasse à une objectivité à géométrie variable ou s’ils persistent à ne pas faire preuve de plus de transparence concernant leurs choix éditoriaux et leurs méthodes de travail. La question du recrutement se pose aussi avec acuité. Les rédactions, très nombreuses à exiger une formation universitaire (pourtant minoritaire dans le public), gagneraient à varier les profils sociologiques des journalistes, afin d’éviter le piège de l’entre-soi ou de la pensée unique.

Dans un monde médiatique où toute publication peut être sujette à caution, seuls les médias qui auront su gagner la confiance en béton armé de leur audience pourront prétendre à la garder. Pour que leur nom, leur marque soit synonyme d’une crédibilité sans faille, ils doivent devenir une source sûre, fiable en tout temps, sur tout support. 

 [1] Cf. Philippe Bourdin, Stéphane Le Bras (dir.), Les fausses nouvelles. Un millénaire de bruits et de rumeurs dans l’espace public français, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal 2018,
212 p.

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