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mercredi, 24 novembre 2021 10:36

Le rapport Sauvé omet une partie du phénomène

Church door. Vaste entreprise de vérité, le rapport Sauvé a permis de montrer l’ampleur des abus sexuels commis dans l’Église, souligne Jean-Pascal Gay, professeur d’Histoire du christianisme à l'Université catholique de Louvain, en Belgique. Mais il fait également quelques impasses, en évacuant les abus spirituels qui ont permis les crimes sexuels, et la possibilité de «complicités plus graves des évêques», explique-t-il dans un article récemment publié (1).

L’Église en France a fait montre d'un don singulier pour nier les problèmes auxquels elle est confrontée, du moins publiquement. Ainsi, lorsqu'en 2005 le Vatican a publié son Instruction sur l'ordination des séminaristes homosexuels, les évêques français ont déclaré que le document visait principalement d'autres pays; et cette année, au moment de la publication du motu proprio Traditionis Custodes et malgré le rôle majeur des communautés françaises dans le mouvement traditionaliste, le secrétaire de leur conférence épiscopale affirmait, contre toute vraisemblance, que la décision visait essentiellement d’autres situations que la situation ecclésiale française. L’origine de ce réflexe n’est guère difficile à trouver. Confrontée davantage que d’autres Églises à un dur régime de laïcité ainsi qu’à un anticléricalisme plus virulent que dans d’autres pays, la fille aînée de l’Église de Rome a eu largement tendance à gérer ses problèmes en interne.

Sa gestion de la crise des abus sexuels fait en un sens exception, mais en un sens seulement. Dans un autre, au contraire, elle reste paradigmatique. L’épiscopat français a accepté en 2018 de se lancer dans une entreprise de vérité sur la réalité des abus sexuels sur mineurs commis par des membres du clergé depuis 1950. (D’autres épiscopats dans le monde, à commencer bien sûr par les épiscopats italien et espagnol, n’ont toujours pas pris acte de la nécessité de se confronter au passé et au présent des abus sexuels.) Il en coûte aujourd’hui considérablement à l’épiscopat français: la déflagration du rapport, en raison notamment de l’ampleur du phénomène qu’il a permis de révéler, va peser durablement sur le devenir proche du catholicisme français.

Le contenu du rapport confirme que la crise des abus vient conclure le cycle ouvert dans les années 1980 et révéler les failles systémiques du fonctionnement ecclésial construit à ce moment et qu’une grande part du clergé et des catholiques français ont vu comme une solution à la «crise catholique» des années 1970. En même temps, et le rapport lui-même le souligne:

le choix de faire la lumière sur la réalité de l’abus sexuel est plus une nécessité qui s’est imposée à l’épiscopat français et aux catholiques de France que le résultat d’une démarche ecclésiale d’ascèse, de vérité et de pénitence.

Ni les réalités auxquelles ses membres étaient confrontés dans leurs diocèses, ni les demandes des associations de victimes, ni l’enseignement des rapports néerlandais, belge, allemand ou des enquêtes américaines et australienne n’y avaient suffi. C’est sous la menace d’une enquête sénatoriale et sous la pression de l’opinion publique, notamment autour du procès du cardinal Barbarin pour non-dénonciation des agissements pédocriminels du Père Bernard Preynat, que l’épiscopat et les responsables des congrégations régulières ont commissionné Jean-Marc Sauvé, un haut fonctionnaire catholique, pour conduire l’enquête qui leur a été remise le 5 octobre 2021 dernier.

L’œuvre de la commission fera date

Reste que l’œuvre de la commission fera date: elle donne la parole aux victimes et ouvre enfin la possibilité de leur considération. Elle offre aussi à l’Église la chance qu’est l’impérieuse nécessité de les écouter. Le recueil des courageux témoignages des victimes est, pour nous catholiques, la première pierre du monument et des noms (Is 56,50) qui leur est due -outre la réparation- et que nous espérons que Dieu construira. Quant au rapport lui-même, avec les recommandations qui l’accompagnent, il offre une réflexion forte sur le passé, le présent et sur les conditions de l’avenir. Une partie des évêques de France voit d’ailleurs clairement qu’il est une chance pour l’Église, et ce malgré le fait qu'il souligne que la réalité des abus n’a cessé d’être sous-estimée, et que les évêques, aussi bien que les supérieurs de congrégations, ont joué un rôle dans cette sous-estimation chronique, voire ce déni.

Les questions que pose le rapport sont nombreuses. Comme le sont par ailleurs ses angles morts. Et la volonté de ne rien changer n’est pas moins forte. Le travail de la commission Sauvé a permis de mettre en évidence la réalité massive de l’abus en contexte ecclésial.

RapportSauve2 Jean PascalGay GodongFR347621AL’enquête "en population générale", largement soulignée par les membres de la commission comme la partie la plus statistiquement fiable du rapport, a permis de mettre en évidence le caractère massif du phénomène de l’abus sexuel sur mineurs et personnes vulnérables en contexte ecclésial depuis 1950 (autour de 330'000 victimes encore vivantes, dont 216'000 abusées par des clercs). Ces chiffres -qu’il faut retenir d’abord comme des ordres de grandeur- sont très au-dessus de ce qu’avaient permis de mettre en évidence les enquêtes précédentes. À l’exception de la commission néerlandaise, aucune autre enquête n’avait recouru à cet outil, qui permet plus que les archives de percer un peu les murs du silence, et dont il sera à l’avenir difficile de se dispenser.

En revanche, le chiffre d’environ 3000 prêtres abuseurs, tiré lui de l’enquête "archivistique", a curieusement été maintenu dans le rapport de synthèse. Les scénarios évoqués ailleurs de 5% à 7% de prêtres abuseurs sont plus crédibles et plus cohérents avec les chiffres de cette enquête. En soulignant aussi que la prévalence des abus avait baissé entre 1970 et 1990 avant de se stabiliser, le rapport Sauvé remet aussi en cause les grands récits ecclésiaux sur les progrès réguliers de la communauté catholique dans la gestion des abus sexuels.

La tentation de la sous-estimation

Ne pas céder à la tentation de la sous-estimation et de la réécriture de l’histoire est d’autant plus essentiel que le rapport laisse malgré tout de côté un certain nombre de questions sur l’histoire et la construction de l’espace dans lequel l’abus est possible. Trois d’entre elles me semblent essentielles.

D’abord, en se focalisant sur les abus de personnes mineurs ou vulnérables (selon le périmètre de la mission qui lui avait été confiée par les évêques et supérieurs de congrégations), le rapport ne va finalement pas au bout de l’évaluation du phénomène et ne peut vraiment rendre compte du continuum d’abus (moraux, spirituels et sexuels) et des logiques de domination qui construisent l’espace de l’abus sexuel et de l’exigence de silence imposé aux victimes.

Ensuite, le rapport souligne le tournant raté du début du XXIe siècle. Pendant plus de 15 ans, malgré la révélation publique des violences sexuelles commises dans l’Église catholique ailleurs dans le monde, et malgré les prises de paroles plus nombreuses des victimes, l’épiscopat catholique a tardé à faire face au problème. De ce point de vue, la rhétorique actuelle de la «découverte» de l’ampleur du problème a quelque chose de particulièrement insupportable, compte tenu de ce que nombre d’évêques savaient.

Le rapport historique souligne la cruauté de l’indifférence des évêques français, mais la rabat sur un mélange de naïveté et de volonté de préserver l’institution.

Il laisse largement de côté la possibilité de complicités plus graves, notamment la question de l’existence d’évêques abuseurs ou de la promotion d’abuseurs à l’épiscopat, sur laquelle il faudra un jour faire la lumière. Il n’évoque pas non plus de manière assez directe le choix de certains évêques de protéger de nombreux abuseurs, non seulement par réflexe de protection de l’institution, mais parce qu’ils n’arrivent pas à se dégager d’une perception idéologique de la dénonciation des abus, notamment parce qu’ils la lisent ou l’ont lu prioritairement par rapport à une conflictualité interne à l’Église catholique.

Enfin, le rapport montre très bien comment une logique de silence a été durablement imposée aux victimes, redoublant la difficulté pour ces dernières de prendre la parole. Un silence reste cependant peu évoqué, celui qui porte sur la sexualité des prêtres. Le rapport, en signalant le caractère massif des crimes sexuels commis en contexte ecclésial, ouvre aussi une porte sur le caractère, plus massif encore, de l’irrespect des normes sexuelles proclamées par le clergé catholique par une part importante de ce même clergé. Ainsi, le silence dont bénéficient les abuseurs est aussi l’épais silence solidaire d’une grande part du clergé catholique sur les sexualités cléricales et sur les sexualités épiscopales. La rupture de ce silence est une des conditions de la rupture des solidarités qui ont protégé les abuseurs. Que le clergé et nombre de laïcs français, plus engagés que d’autres dans les croisades anti-genre, aient les outils et la volonté pour provoquer cette rupture est loin d’être certain.

Naissance d'un espoir

L’espoir reste et le rapport le rend possible. On doit savoir gré à l’épiscopat français de l’avoir enfin voulu, quoique parfois à son corps défendant. Le travail cependant reste immense, et une de ses difficultés est qu’il requiert de rompre avec des grilles d’analyse et des récits sur l’Église, ses rapports avec la société, son clergé (et notamment son haut clergé) dans lesquels l’Église de France, peut-être plus que d’autres dans le catholicisme global, semble empêtrée. Le chameau, le chas de l’aiguille. L’espérance que rien n’est impossible à Dieu.

 

1.  Ndlr: Cet article de Jean-Pascal Gay, professeur d’Histoire du christianisme (époques moderne et contemporaine) à l'Université catholique de Louvain (Belgique) a été initialement publié le 15 octobre 2021 en italien dans le magazine Il Mulino. Il a ensuite été remanié et publié sur le site du journal La Croix, le 16 novembre 2021. Il est reproduit ici avec l'aimable accord de son auteur et de La Croix. À noter que cet article a paru avant la réunion de la Conférence des évêques de France (CEF) à Lourdes début novembre.

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