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lundi, 28 novembre 2016 17:30

Etty Hillesum

Etty Hillesum, 1940
Morte à vingt-neuf ans dans le camp d’Auschwitz, Etty Hillesum est une source d’inspiration spirituelle pour nos contemporains. Face à la nuit de la barbarie, grâce à sa confiance en Dieu et une force de vie peu commune, elle a su, jusqu’au bout, préserver sa liberté et regarder au-delà des limites humaines.

Ancien directeur du Centre spirituel et de formation Notre-Dame de la Route, à Villars-sur-Glâne, Beat Altenbach est un fin connaisseur d’Etty Hillesum. En 2014, il a participé à l’émission religieuse de la RTS À vue d’esprit dédiée à la jeune femme.

«Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi.»

C’est avec cette expérience nocturne, qu’Etty (Esther) Hillesum commence sa fameuse «prière du dimanche matin» du 12 juillet 1942. Expérience bien compréhensible au vu de l’humiliation quotidienne et de la persécution progressive des juifs partout dans les pays occupés par les nazis. Mais cette jeune femme juive, née le 15 janvier 1914 à Hilversum, ne serait pas devenue une source d’inspiration et de courage pour tant de gens aujourd’hui, si elle n’était arrivée à opposer à cette expérience de la nuit une confiance et une force de vie hors du commun, qui la fait conclure ainsi sa prière: «Maintenant je vais me consacrer à cette journée. Je vais me répandre parmi les hommes aujourd’hui et les rumeurs mauvaises, les menaces m’assailliront comme autant de soldats ennemis une forteresse imprenable.»

Dans les écrits (journal et lettres) d’Etty qui, en dépit de tout, arrive à dire « je trouve la vie belle, digne d’être vécue et riche de sens » (1er juillet 1942), on cherchera en vain la métaphore de la nuit. En général, le langage d’Etty frappe plutôt par son immédiateté et son réalisme désarmant, aussi bien par rapport aux expériences intérieures qu’aux évènements extérieurs. Quand elle parle de la nuit, elle parle de nuits concrètes. Et là, nous pouvons distinguer deux temps d’expériences: d’abord les nuits passées dans l’intimité de sa petite chambre chez Han Wegerif et ses colocataires à Amsterdam, et dont elle parle dans son journal -c’étaient des nuits vécues de manière plutôt paisible, en relative sécurité, bien loin de la misère des juifs entassés dans le ghetto d’Amsterdam; et puis les nuits au camp de concentration de Westerbork, dont témoignent les derniers cahiers de son journal et ses lettres.

Pourtant, sur un plan métaphorique, nous pouvons dire qu’Etty fut appelée à traverser trois nuits différentes. Les deux premières correspondent au récit couvert par le journal et la troisième aux confidences des lettres de Westerbork. Le premier temps est celui de la nuit intérieure, due à ses divers troubles psychiques. Le deuxième, la nuit de la peur, est constitué par les humiliations et les menaces progressives d’atteintes à la vie suite aux mesures antijuives; un temps toujours vécu avec une certaine distance grâce à une situation privilégiée. Et puis, vient le troisième temps, qui correspond aux derniers mois de sa vie passée comme détenue dans la misère concrète de Westerbork, la nuit en enfer.

La nuit intérieure

La traversée de la nuit intérieure commence le 3 février 1941 avec la première visite d’Etty chez le psycho-chirologue Julius Spier. À l’âge de 27 ans, «la pauvre godiche peureuse» est hantée par des dépressions fortes, des problèmes psychosomatiques, une vie affective désordonnée et une tête au bord du désespoir: «...cette recherche inquiète, cette insatisfaction, ce sentiment de vide derrière les choses, cette fermeture à la vie et ces ruminations sans fin...» (23 mars 1941). Et avec tout cela, les premières rafles contre les juifs: «On cherche le sens de cette vie, on se demande si elle en a encore un. (...) Tout semble si menaçant, si funeste -et cette terrible impuissance!» (14 juin 1941). «Il m’arrive souvent, ces derniers temps, de trouver plus facile de mourir que de vivre» (9 septembre 1941).

Progressivement, à travers la thérapie et un véritable accompagnement spirituel par Julius Spier, Etty est menée vers la prise de conscience de son monde intérieur et vers l’acceptation de sa réalité: «Si paradoxal que cela semble, S. guérit les gens en leur apprenant à accepter la souffrance.» Etty fait l’expérience d’être aimée, d’abord par Julius Spier («On ne peut guérir sans amour des gens qui ont un trouble psychologique») et puis par ce vis-à-vis qu’elle découvre au plus profond d’elle-même et qu’elle commence à appeler Dieu.

Ces expériences d’amour deviennent pour Etty le point de départ d’un processus de réconciliation avec elle-même, avec ses parents et avec le monde. Elle ne commence pas seulement à ressentir «un amour et une pitié très profonde pour les êtres et pour l’humanité en général», mais son travail sur elle-même et la résolution de ses problèmes deviennent une véritable source de sens: «...j’ai toujours l’impression que, si j’y parviens, je les aurais résolus aussi pour mille autres femmes. C’est pourquoi je dois m’expliquer avec moi-même (...) Il me faut jeter par-dessus bord beaucoup de paresse, mais surtout beaucoup d’inhibitions et d’incertitude pour me rejoindre moi-même. Et pour toucher les autres à travers moi. Je dois y voir clair et je dois m’accepter moi-même» (4 août 1941).

La nuit de la peur

C’est parce qu’elle voit de plus en plus clair dans sa nuit intérieure, qu’Etty devient capable d’affronter la réalité extérieure qui risque progressivement d’engloutir ses contemporains juifs dans une nuit de la peur et du désespoir. Ce deuxième temps de nuit a bien ses raisons objectives (menaces, interdictions, humiliations, arrestations, camps de concentration et déportation), mais Etty se rend compte que ce ne sont jamais les choses du monde extérieur qui l’attristent: «...c’est toujours ce sentiment en moi, abattement, incertitude ou autre, qui donne aux choses extérieures leur coloration triste ou menaçante. Chez moi, tout va de l’intérieur vers l’extérieur, non en sens inverse» (12 juin 1942). Et elle en tire cette conséquence radicale: «Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout: celui qui veut bien se laisser humilier. (...) C’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur.  (20 juin 1942).

La haine et la peur sont pour Etty les principales menaces contre la liberté intérieure de l’homme. Ayant pris conscience de ses propres limites et de tout ce qui est haïssant et haïssable en elle, Etty en vient à cette conclusion: «C’est la seule solution (...): que chacun de nous fasse un retour sur lui-même et extirpe et anéantisse en lui tout ce qu’il croit devoir anéantir chez les autres. Et soyons bien convaincus que le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà» (23 septembre 1942).

Etty est bien consciente de cette inhospitalité du monde («ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus», 3 juillet 1942), mais elle refuse de se laisser dominer par la peur: «À chaque jour suffit sa peine. Les pires souffrances de l’homme, ce sont celles qu’il redoute. (...) Car le grand obstacle, c’est toujours la représentation [de la souffrance] et non la réalité. (...) Et en brisant ces représentations qui emprisonnent la vie derrière leurs grilles, on libère en soi-même la vie réelle avec toutes ses forces, et l’on devient capable de supporter la souffrance réelle» (30 septembre 1942).

Le même exercice de prise de conscience qui a permis à Etty de traverser sa nuit intérieure l’amène donc aussi à développer une vie intérieure riche, qui devient pour elle le rempart contre les attaques de la nuit de la peur: «Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse et la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus ‹ ramassée» (18 mai 1942). «Quand on a une vie intérieure, peu importe, sans doute, de quel côté des grilles d’un camp on se trouve.» Mais en même temps, elle se demande: «Saurai-je être à la hauteur de ces paroles, saurai-je les vivre?» (12 mars 1942).

Confirmation

À partir du 30 juillet 1942, Etty aura l’occasion de prouver que ses belles paroles sur la haine, la peur, la souffrance et la beauté de la vie sont bien plus que les fruits d’une illuminée, d’une rêveuse et d’une «belle âme». Ce jour-là, elle commence son service «d’aide sociale aux populations en transit» au camp de Westerbork. Poussée par son frère Jaap et après beaucoup de réticence, elle accepte finalement de se laisser recruter par le Conseil juif pour se mettre au service de son peuple, et pour prendre sa part du «destin de masse», qu’elle a toujours refusé de fuir du reste.

Comme «fonctionnaire» assistante sociale, elle est chargée de l’accueil des nouveaux arrivés au camp. Malgré le privilège d’un logement un peu plus confortable, elle se dépense auprès des détenues. Grâce à son statut officiel, elle a encore l’opportunité de quitter le camp et de rentrer à Amsterdam pour se refaire une santé. C’est après son deuxième séjour à Westerbork qu’elle écrit dans son journal: «À ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. (...) À aucun moment je ne me suis senti coupée d’une vie qu’on prétendait révolue: tout se fondait en une grande continuité de sens» (22 septembre 1942). Et malgré les moments où «toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse», [je] ressens «une petite vague qui remonte toujours en moi et me réchauffe, même après les moments les plus difficiles: ‹ Comme la vie est belle pourtant!» (24 septembre 1942).

La nuit en enfer

Le 5 juin 1943, après un séjour de six mois à Amsterdam, Etty rentre à Westerbork pour ce qui sera sa troisième nuit à traverser. À partir de juillet, elle perd son statut de fonctionnaire et devient une détenue comme les autres. Il n’y a plus de retour possible à son bureau et chez ses amis. Le moment est venu pour elle de vérifier si elle a bien appris sa leçon, «la plus dure, mon Dieu: assumer les souffrances que tu m’envoies et non celles que je me suis choisies» (2 octobre 1942).

Privée de sa liberté extérieure et condamnée à l’impuissance, elle constate: «...un moment vient où l’on ne peut plus agir, il faut se contenter d’être et d’accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps, mais on ne peut le faire que pour soi, jamais pour les autres» (lettre de Westerbork, 10 juillet 1943). Pendant deux ans et demi, Etty s’est préparée pour affronter, après la nuit intérieure et la nuit de la peur, les nuits de misère presque irréelles des baraques surpeuplées de Westerbork. Et en particulier les nuits hebdomadaires des convois, les lundi et mardi, quand les trains de marchandise partent à chaque fois avec mille malheureux entassés dans les wagons, vers les camps d’extermination en Pologne.

Dans sa description détaillée de la nuit du 24 août 1943, elle écrit à ses amis: «Quand je dis: cette nuit j’ai été en enfer, je me demande ce que ce mot exprime pour vous. Je me le suis dit à moi-même au milieu de la nuit, à haute voix, sur le ton d’une constatation objective: ‹Voilà, c’est donc cela l’enfer.» Deux semaines plus tard, le 7 septembre 1943, elle se retrouve assise sur son sac à dos dans un wagon bondé. Et au milieu de cette nuit en enfer, elle écrit sur une carte postale: «J’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci: ‹ Le Seigneur est ma chambre haute.»

Cette carte est la dernière trace écrite d’Etty. Mais pour tous ceux qui la connaissent, il n’y a aucun doute, les lignes suivantes, datées dans son journal au 4 octobre 1942, auraient pu être rédigées par elle dans la nuit du 30 novembre 1943, le jour de sa mort à Auschwitz: «En pleine nuit. Je reste seule avec Dieu. Il n’y a plus personne d’autre pour m’aider. (...) Je suis désormais toute seule avec Dieu.»


Pour compléter cet article, à voir sur jesuites.ch, une conférence filmée de Luc Ruedin sj (avril 2016), Pleine lumière sur l'itinéraire de Etty Hillesum.

Les citations de cet article sont tirées de Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Seuil 1985, 248 p. et Lettres de Westerbork, Paris, Seuil 1988, 126 p.

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