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mercredi, 14 janvier 2015 01:00

Dessine-moi la guerre

Avec le centenaire de la Première Guerre mondiale, l'été 2014 sera chargé en commémorations internationales.[1] Mais combien de jeunes y seront sensibles ? Ils liront sans doute plus volontiers des bandes dessinées qui relatent les guerres les plus terribles de notre passé. Raconter l'Histoire, faire acte de mémoire en s'adressant au plus grand nombre, du jeune blanc bec à l'homme pressé, qui mieux que la BD peut s'enorgueillir d'y parvenir ? Démonstration par la Seconde Guerre mondiale.

La bande dessinée évoque avant tout la fiction. Au royaume de Tintin, on s'attend à échapper à la réalité et à voyager en imagination plutôt qu'à retrouver nos préoccupations quotidiennes. C'est ignorer tout un pan de cette production artistique qui s'impose comme un moyen à la fois évocateur et authentique de présenter l'actualité et l'Histoire. Ainsi le dessin de presse se décline aussi en bandeau aujourd'hui et le reportage en bande dessinée devient une forme de journalisme reconnue, permettant un regard intimiste sur les faits. Saluons au passage la création récente de La Revue Dessinée, magazine trimestriel d'enquêtes, reportages et documentaires en bande dessinée. Cette forme de représentation allie le langage à l'image dessinée. Il ne s'agit pas de romans illustrés ou de tableaux sous-titrés, mais bien d'une forme d'art à part entière.
La bande dessinée propose par essence un regard, un point de vue particulier sur des événements. Elle est donc tout à fait adaptée pour problématiser notre rapport à l'Histoire et à la mémoire. Pour les générations d'après-guerre, elle offre un moyen privilégié de découvrir autrement la Seconde Guerre mondiale. Nous n'avons connu ni la guerre ni ses répercussions, et la mémoire de ces événements nous est présentée aujourd'hui comme un « devoir », ce qui peut décourager l'intérêt de certains.
Bien que nous ayons accès à l'information, grâce à la littérature, au cinéma et aux reportages télévisuels, et que nous connaissions le rythme des commémorations annuelles, il n'est pas aisé de comprendre ce que signifiait vivre à l'époque de la guerre et des camps de concentration. La BD, de par sa nature, permet à la fois de montrer et d'expliquer notre passé, sans cacher l'aspect subjectif et faillible de tout souvenir, et donc de toute histoire.

De père en fils
Deux œuvres majeures viennent immédiatement à l'esprit lorsqu'il s'agit d'évoquer la Deuxième Guerre mondiale et la BD. Toutes les deux traitent non seulement de la guerre et des camps, mais aussi de la filiation, de la mémoire, et de la position du survivant et du vaincu dans le monde d'après-guerre.
Le premier ouvrage s'intitule Maus, et il s'agit, à ma connaissance, de la seule bande dessinée à avoir gagné un prix Pulitzer. Art Spiegelman y raconte la vie de son père, depuis sa Pologne natale jusqu'aux camps de concentration, puis sa libération et son retour dans sa famille. Ce voyage dans le passé est l'occasion de thématiser sa relation difficile avec son père et leurs discussions sur la Shoah. Deux temporalités se mêlent, celles du passé et du présent, ce qui reflète le rapport du lecteur à l'Histoire.
Dans un récent ouvrage, Spiegelman revisite son œuvre et son processus créatif et donne accès à l'impressionnante quantité de documentation qu'il a réunie pour finaliser son œuvre : transcriptions des entretiens avec son père, reproductions de documents d'époque, cartes des camps de concentration, dessins et photographies... L'auteur avait à cœur de représenter au mieux chaque détail et d'être fidèle aux événements. Il était cependant conscient que son histoire ne pouvait être une réflexion parfaite de la réalité, puisque celle-ci lui parvenait filtrée par la personnalité et la mémoire de son père et qu'elle était en sus transformée par sa transposition en bande dessinée. Aussi a-t-il choisi de ne pas cacher dans sa BD ces contradictions et de montrer deux versions d'une même réalité lorsqu'il n'avait pas les moyens de déterminer laquelle était la bonne.[2]
Une autre entorse assumée au réalisme est la représentation des juifs comme des souris (Maus en allemand) et des Allemands comme des chats. Il s'agit là d'une métaphore de l'oppression subie par le peuple juif, chassé et exterminé comme de la vermine. Cette image est d'autant plus forte qu'elle résonne avec la propagande nazie qui représentait les juifs comme des parasites ; des juifs qui ont été décimés avec un gaz conçu à l'origine pour tuer les puces et les cafards.
La métaphore permet aussi de créer un effet de distanciation et d'éviter la sensiblerie. Cette sobriété, visible aussi dans l'absence de couleurs, donne une force particulière à ce récit. Au travers des grands et des petits événements, nous comprenons ce qu'ont pu vivre les déportés, ceux qui sont repartis des camps et ceux qui y sont restés.
La même sobriété caractérise l'ouvrage que Jacques Tardi consacre aux souvenirs de son père, prisonnier politique français. Le noir et le blanc reflètent ici la déception d'un soldat qui voulait défendre son pays mais qui a été doublement abandonné : d'abord sur le terrain, puis lorsqu'on l'a laissé croupir dans un camp de prisonniers. Les similarités entre cette œuvre et celle d'Art Spiegelman sont nombreuses. On y retrouve l'évocation de la faim qui tenaille les prisonniers, des manigances nécessaires pour survivre, des rapports ambigus avec les gardes allemands. Il y a aussi une cassure commune dans les deux bandes dessinées : celle des pères qui ont connu le pire de ce dont l'homme est capable, ce qui rend irrémédiablement complexes leurs relations avec leurs enfants. Il y a aussi les regrets de ces fils pour le temps perdu et les souvenirs oubliés. Et une violence à la fois insidieuse et éclatante. Le noir et le gris des images ne sont rompus chez Tardi que par un ciel rouge qui rappelle les drapeaux nazis, et par le bleu d'un drapeau français très solitaire.
Ces œuvres laissent une forte impression au lecteur. Elles le font entrer dans les camps, ou du moins dans leur souvenir. Les images de la libération des détenus sont insupportables, mais le dessin et la présence des enfants des prisonniers permettent de faire face à ces horreurs et d'imaginer l'inconcevable.
Tardi doit encore raconter le retour de son père au pays des collabos, des résistants et des vaincus (album en cours). Un complément à une fresque d'autant plus importante qu'elle présente un aspect de la guerre souvent passé sous silence.
D'autres BD se concentrent sur les célèbres batailles qui opposèrent l'Axe et les Alliés. La série Opération Overlord,[3] par exemple, nous transporte sur les plages du débarquement, sur les traces de soldats de tous horizons. A peine les personnages et leur histoire découverts que certains périssent (beaucoup à vrai dire), comme il y a septante ans. Les auteurs redonnent un passé à ces visages flous, découverts sur les images du débarquement. Mais le lecteur n'a pas plus le temps de s'attarder sur ces plages que les soldats survivants, qui repartent rapidement vers l'intérieur des terres pour poursuivre l'offensive.

De l'Histoire à l'uchronie
Le débarquement, dont on vient de commémorer les septante ans, a représenté un tournant décisif dans la Seconde Guerre mondiale. Que serait devenu le monde si cette opération n'avait pas eu lieu ?
L'uchronie est un genre de fiction qui se développe autour de la modification d'un événement du passé et imagine le monde qui en aurait résulté. Les lecteurs de BD en sont friands, ainsi qu'en témoigne la popularité de la série en cours Jour J, dont deux tomes touchent à la guerre de 39-45.
L'un imagine que les Allemands se sont trop attardés en France, ce qui a pour conséquence que la Seine remplace le mur de Berlin comme frontière entre l'Ouest et le bloc soviétique.[4] L'autre propose un monde où la Deuxième Guerre mondiale n'a pas eu lieu, même si une guerre est sur le point d'être déclenchée.[5]
La série Wunderwaffen,[6] elle, présente un monde dans lequel le débarquement a échoué. Les nazis ont repoussé les alliés et le cours de la guerre s'en est trouvé complètement modifié. Dans ce monde alternatif, cette victoire, en effet, a donné du temps supplémentaire aux Allemands, ce qui leur a permis de mener à bien leurs projets militaires secrets et de produire les Wunderwaffen, leurs « armes miracles ». Cette œuvre répond à la fascination pour la technologie nazie avancée. Que ce serait-il passé si elle avait pu être utilisée, puis même perfectionnée ?
Il ne s'agit pas ici uniquement d'imaginer quelle arme serait supérieure à telle autre, ni quelles tactiques elles rendraient possibles, mais de se demander quelle aurait pu être l'évolution du régime nazi. Qu'auraient-ils fait des camps et de leurs occupants ? Que cherchaient-ils vraiment à détruire et quelle société voulaient-ils créer ? Le docteur Mengele fut-il le seul à perpétrer des expériences sur des êtres humains ? Les auteurs puisent dans l'imaginaire collectif et dans les soupçons quant aux horreurs qui ont été commises et oubliées, pour construire une histoire qui tient le lecteur en haleine.
Nous suivons ainsi l'histoire d'un aviateur allemand embarqué malgré lui dans les projets secrets du troisième Reich. Certains semblent voir en lui un héritier des pouvoirs mythiques de la race arienne. Son habileté au combat aérien lui permet de piloter les derniers prototypes sortis des usines allemandes. Il croise le chemin de personnages pas tout à fait historiques, tels qu'un Hitler défiguré et handicapé par un attentat, qui se prend d'une haine particulière pour celui qu'il surnomme « le pilote du Diable ». De l'autre côté de la Manche, Anglais, Américains et Français libres continuent à organiser des opérations d'infiltration et de résistance. Grâce à un génial inventeur juif, ils découvrent l'ampleur des opérations et des secrets nazis.
Au fil des planches, l'histoire s'accélère et emporte le lecteur dans ses remous. Chaque tome est complété par un dossier qui enrichit, parfois, le monde imaginaire alternatif proposé par les auteurs et, d'autres fois, présente les faits réels sur lesquels les auteurs se sont basés pour construire ce monde. Cette œuvre, comme bien d'autres qui pourraient encore être citées, est un exercice de raisonnement contrefactuel, qui pousse à s'interroger sur le monde dans lequel nous vivons, comme sur son origine.

[1] • A Paris, soixante-douze pays belligérants de la Première Guerre mondiale seront symboliquement réunis pour la fête nationale du 14 juillet, à l'invitation de la France, afin de participer au défilé des Champs-Elysées. Paris se prépare en outre à commémorer en août les 70 ans de sa libération, après les 4 ans d'occupation allemande de 1940 à 1944. (n.d.l.r.)
[2] • Par exemple la scène de la sortie du camp pour la journée de travail, présentée une fois avec orchestre et une fois sans, in Maus, p. 214.
[3] • Le troisième et dernier tome de cette série vient de paraître : La batterie de Merville, Issy-Les-Moulineaux, Glénât 2014, 48 p.
[4] • Jean-Pierre Pécu et Gaël Séjourné, Jour J, Paris, secteur soviétique, tome 2, Paris, Delcourt 2010, 55 p.
[5] • Fred Duval et Maza, Jour J, Oméga, tome 14, Paris, Delcourt 2013, 64 p.
[6] • Le cinquième tome vient de paraître : Disaster Day, Paris, Soleil 2014, 56 p.

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