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mercredi, 10 août 2016 15:03

Post-humanisme. Le fantasme de la maîtrise

Transhumanisme. Le terme inspire nombre d’auteurs de science-fiction et gagne avec insistance les médias. Pour Daniela Cerqui, anthropologue spécialiste des nouvelles technologies,[1] ce n’est pas qu’un effet de mode. La question est à prendre au sérieux. Elle est révélatrice de la profonde tendance au scientisme qui traverse notre culture.

En 2013, interrogée par Rue89,[2] Daniela Cerqui définissait le transhumanisme comme une idéologie affirmant qu’il est du devoir de l’homme d’utiliser toutes les avancées possibles des sciences et des technologies pour augmenter ses performances. Quitte à parvenir à un point de rupture au-delà duquel nous ne pourrons plus parler d’humain mais de post-humain. Une hypothèse extrême, portée un peu plus chaque jour par la réalité.[3]

Lucienne Bittar : Les transhumanistes cherchent à dépasser les limites de notre espèce, ce qui attire et inquiète à la fois. Car l’homme cherche depuis toujours à repousser les frontières, notamment celles de la connaissance et de la mort, mais il a aussi besoin de sécurité, donc de limites. Comment, en tant qu’anthropologue, comprenez-vous cette tension ?

Daniela Cerqui : « Avant de parler de transhumanisme, il faut définir l’humanisme. Chaque société a sa propre définition de ce qu’est un être humain, même si elle n’est pas nécessairement formulée. Vous dites que l’humain a besoin de sécurité. Ce faisant vous partez d’une définition psychologique de l’humain certes courante, mais biaisée. Le besoin de sécurité est une construction sociale et non un besoin “naturel”, physiologique, comme s’hydrater, se nourrir ou dormir.
» Dans notre société occidentale, notre idée de l’humain s’est plutôt bâtie autour des recherches paléontologiques. Pendant très longtemps, on a décrit l’humain comme un utilisateur d’outils. Cette vision se veut scientifique et donc dépassant le cadre des croyances et des mythes fondateurs. Mais ce qui, justement, est spécifique à notre société, c’est que nos mythes fondateurs s’appuient sur des théories scientifiques ! »

Être humain serait donc élargir son potentiel grâce à des prolongements extérieurs à soi ?

« Oui, cette notion rend évidente l’utilisation de la technique. Ce faisant, nous ne nous interrogeons pas sur la finalité de l’existence des outils, mais sur leur usage. Nous considérons qu’il n’y a pas d’humain sans technique. Et jusque dans les années 60, on tenait aussi pour vrai son corollaire : il n’y a pas de technique sans humains. La spécificité des humains par rapport aux animaux était, pensait-on, d’être capables de contrôler la technologie et de transmettre le savoir de génération en génération. D’avoir un usage social de la technique. Nous en sommes bien revenus ! »

Pourtant le transhumanisme, d’une certaine façon, s’appuie sur cette vision puisqu’il cherche à transformer notre espèce grâce à la technologie. Le britannique Neil Harbisson, premier cyborg officiellement reconnu en tant que tel sur son passeport (depuis 2004), se définit ainsi : « Je ne me considère pas comme un humain. Je suis un organisme avec de la cybernétique, un cyborg. En ce sens j’adhérerais plutôt au post-humanisme, qui dépasse l’idée d’humain. »[4]

« Il y a bien cette idée chez les transhumanistes qu’il est de notre devoir d’utiliser les sciences et les technologies à disposition pour augmenter nos performances et transcender notre condition humaine. Mais ils s’appuient plutôt sur les théories de l’évolution qui indiquent l’existence d’une loi universelle qui conduit du plus simple au plus complexe. Ainsi il y a eu un moment où, naturellement, un organisme pluricellulaire a remplacé un organisme unicellulaire.
» La cybernétique dit qu’il n’y a pas de différence ontologique entre le vivant et le non vivant. Tout est question d’organisation. C’est la manière dont les atomes sont organisés qui fait que cet objet est en plastique, alors que moi je suis un être vivant intelligent. Il n’y a pas de différence de nature entre les deux, mais juste une organisation plus complexe.
» Les transhumanistes s’appuient sur cette base scientifique pour dire qu’il est naturel que l’humain actuel cède la place à une espèce plus complexe, associée à la machine. Que l’humain est devenu obsolète et que l’évolution implique forcément mieux que lui. L’énorme paradoxe du transhumanisme, finalement, c’est cela : programmer la disparition de notre espèce ! Mais pourquoi faudrait-il utiliser notre savoir scientifique et la maîtrise de notre environnement pour réaliser cet objectif plutôt que pour chercher à préserver l’humanité ? Pour ma part, je suis attachée à l’homme ! »

Si je comprends bien, pour les transhumanistes, toute chose n’étant qu’un amalgame d’« atomes », nous allons naturellement vers un alliage du vivant et du non vivant.

« Exactement. Toutes les objections que l’on pourrait avoir à l’idée d’interchangeabilité entre vivant et non vivant tombent. Mais contrairement à ce que la majorité des gens pensent, cette vision ne va pas à l’encontre des valeurs de notre société. Elle est au contraire révélatrice des tendances profondes qui la traversent. Elle fait partie intrinsèque de notre culture et elle nous indique dans quelle direction nous allons. »

Le transhumanisme ne serait donc pas une nouvelle révolution culturelle, au même titre que l’a été le web ?

« C’est juste une étape supplémentaire. Devenir le terminal de l’information est dans la logique de notre développement technologique. Notre société est focalisée sur l’accès et le traitement toujours plus rapide à l’information. Par ailleurs, je ne suis même pas sûre que le web soit une révolution culturelle.
» Il y a une trentaine d’années, alors que l’on ne parlait pas encore de transhumanisme, le français Paul Virilio a élaboré une étude de l’effet de la vitesse dans nos sociétés, qu’il a appelée la dromologie.[5] Sa théorie montre que l’homme a d’abord maîtrisé la vitesse de ses déplacements dans l’espace, en développant les moyens de transports. La révolution des transmissions lui a ensuite permis d’accéder encore plus vite à l’information, sans avoir à se déplacer. La troisième révolution, annonçait-il, serait celle des implants robotiques dans l’humain, qui minimiserait encore plus le temps d’accès à l’information. Le web apparaît dans cette histoire-là comme une sous-catégorie de la révolution des transmissions. »

Vous parlez ici de maîtrise de l’espace et du temps. Mais il s’agit aussi de maîtriser le corps.

« Tout à fait, maîtriser l’humain jusque dans ses constituants les plus petits. L’élément le plus flagrant de cette évolution réside dans les nanotechnologies. Il y a souvent une espèce de flou autour de ce sujet. On les met toutes sur un pied d’égalité. Il existe d’ailleurs un mouvement dit de technologies convergentes qui soutient que les biotechnologies, les sciences cognitives, les technologies de l’information et les nanotechnologies doivent converger pour augmenter les performances de l’humain. Or si les biotechnologies et autres sciences se définissent par l’objet sur lesquelles elles travaillent, ce n’est pas le cas des nanotechnologies, qui se définissent par une échelle. Et qui donc peuvent s’appliquer à toutes les autres recherches.
» L’idée en réalité est de pouvoir pratiquer toutes les technologies à l’échelle nano. Or à l’échelle nano, il n’y a pas de différence entre le vivant et le non vivant : un atome est un atome, que celui soit constituant d’un cœur humain ou d’un cœur artificiel. »

Pour les post-humanistes, l’humanisme aurait donc atteint ses limites ? Cela renvoie aux recherches scientifiques de surhommes et au spectre de l’eugénisme...

« Le philosophe allemand Peter Sloterdijk avait publié en 1999 un article qui avait fait grand scandale à l’époque. Pour caricaturer, il y évoquait la possibilité de désensauvager l’humain, d’éliminer sa violence intrinsèque par des pratiques génétiques. En fait, il s’était contenté de dire tout haut ce qui se pratiquait déjà dans les éprouvettes des laboratoires. Le cyborg d’ailleurs est un terme qui a été créé dans les années 60 dans le cadre de l’exploration spatiale de la Nasa. Les chercheurs, qui réfléchissaient au concept d'un humain “amélioré” qui pourrait survivre dans des environnements extraterrestres, ont fondu les termes de cybernétique et d’organisme. »

A quel moment est-on passé du stade de la recherche thérapeutique - de la réparation ou de l’élimination de la souffrance - à celle de « l’homme augmenté », repoussant les limites de la dégradation des corps et de la mort ? Quitte à sortir des frontières entre l’homme et l’animal, ou l’homme et la machine. Ou même, poussé à l’extrême, à dissocier l’humain de la majeure partie de son corps, en dehors de son cerveau ?

« D’un point de vue historique, je ne suis pas sûre que l’on puisse parler de retournement. Même si je situe un point de rupture à l’époque des Lumières et de la foi en le Progrès. Au XVIIIe siècle, nous passons en Occident d’une société théocentrée à une société technocentrée, où le salut ne passe plus par la foi et ne se situe plus dans l’au-delà, mais est attendu ici et maintenant grâce à la science et la technique.
» Reste qu’on a tort d’opposer réparer et augmenter. L’augmentation est dans la droite ligne de la réparation. Car la définition même de ce qu’est la réparation évolue. En 1946, l’OMS avait donné une définition de la santé qui dit ceci : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » C’est une définition constamment adaptable, et adaptée à une société consumériste telle que la nôtre, qui crée toujours de nouveaux besoins. Il y a des choses qui sont considérées comme des réparations aujourd’hui et qui auraient étaient vues comme des augmentations il n’y a pas si longtemps. L’exemple classique, ce sont les pacemakers actuels connectés à Internet, qui permettent d’alerter les médecins tout de suite en cas de problème ; ils vont donc au-delà du thérapeutique, qui est de faire battre le cœur.
» Le culte de la performance ou de la perfection réduit la norme de ce que notre société accepte comme imperfections. Les troubles de l’apprentissage, par exemple, tous ces dys (dyslexie, dysorthographie) que l’on cherche à traiter. C’est là encore un paradoxe. On vend les technologies comme libérateurs d’un handicap, mais on fait des humains, forcément non parfaits, des personnes avec un handicap. L’armée américaine développe un programme de recherche pour permettre au pilote de chasse de zoomer. Un jour peut-être tous les gens qui voient à 100 % mais qui ne pourront pas zoomer seront considérés comme des personnes handicapées !
» Le problème de fond, c’est l’acceptation de la différence. C’est la tolérance face à l’handicap ou la maladie. A l’heure du diagnostic préimplantatoire, la possibilité de laisser venir au monde un enfant trisomique est de plus en plus mal acceptée par exemple. »

Les comités d’éthiques, les législations ne sont-ils pas de bons garde-fous ?

« Ils arrivent toujours comme la grêle après les vendanges ! Leur réflexion se base sur une distinction qui part de la définition de l’OMS. Si l’augmenté fait partie du besoin de la personne, il a un statut de thérapeutique. Et c’est là un bon usage de la connaissance technique. Si le but poursuivi est de faire du transhumanisme, c’est un mauvais usage, et il faut alors mettre des garde-fous. Mais le transhumanisme ne s’apparente pas à un mauvais usage de la technologie ! C’est l’aboutissement même de la logique du bon usage thérapeutique ! Aujourd’hui nous cherchons à créer des humains toujours plus performants, mais nous ne pensons pas à la société dans laquelle ils devront vivre. »

[1] Daniela Cerqui a effectué un travail d’observation au département de cybernétique de l’Université de Readingle, dans le laboratoire de Kewin Warwick. Celui-ci s’était greffé un implant sous-cutané connecté au système nerveux en 2002 (enlevé depuis). La prochaine étape du programme devrait consister en un implant dans le cerveau pour développer la communication par la pensée.
[2] http://rue89.nouvelobs.com
[3] Voir l’article de Charles Delhez aux pp. 16-19 de ce numéro.
[4] Migros Magazine, 18.01.2016. Neil Harbisson souffre d’achromatopsie et ne peut donc pas discerner les couleurs. Une antenne avec un détecteur de lumière a été greffée dans son crâne, qui lui permet de ressentir et d’entendre les couleurs.
[5] Vitesse et Politique : essai de dromologie, Paris, Galilée 1977, 152 p.

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