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jeudi, 01 juin 2017 14:46

Une aumônerie agricole. Pourquoi?

© Lucienne Bittar Tout un chacun s’accorde pour dire que, pour vivre mieux et plus éthique, nous devons consommer local, préserver la nature, favoriser le bien-être des animaux... mais qu’en est-il de celui des agriculteurs? Le pasteur Schütz répond à la détresse de ceux d’entre eux qui ne trouvent plus leur place dans une société qui leur demande toujours plus et leur redonne toujours moins

Ancien agriculteur, Pierre-André Schütz[1] est aumônier depuis octobre 2015. Il a été mandaté par le Service d’agriculture et de viticulture du canton de Vaud (SAVI) pour mettre sur pied un programme de sensibilisation visant, notamment, à faciliter la détection des personnes en proie à des difficultés. Il vient de recevoir le prix de la Fondation Agrisano pour son engagement altruiste.

Nous sommes aujourd’hui dans le temps de la postmodernité et de la mondialisation qui a réussi ce terrible exploit de déraciner l’homme de sa terre et de séparer l’argent de l’éthique et de la morale. On spécule sur tout, l’humain, sa nourriture, sa vie et son bien-être, pour les sacrifier sur l’autel du dieu Dollar ! L’agriculture, comme d’autres secteurs, est écrasée par ce monstre inhumain qu’est l’économie mondiale. La mort du secteur primaire est un des principaux indicateurs de la décadence d’une civilisation. Journaliste français, Jean-Claude Guillebeaud écrit : « Nous sommes entrés dans un temps où l’Occident ne rayonne plus et est menacé d’une décadence inquiétante ; et ce n’est même plus un temps, c’est un délai. » Une société qui tue ceux qui la nourrissent et qui permet aux géants de l’économie et de l’industrie d’écraser artisans et PME est une société en danger !
Conscient de la détresse de ses membres qui se sentent oppressés, le Service d’agriculture et de viticulture vaudois (SAVI) a mandaté les Églises reconnues de droit public pour créer un poste d’aumônier (à 80 %) dans le monde agricole. Sa mission est de mettre en place un concept de soutien suivant quatre axes : une sensibilisation/formation en entreprise des acteurs des différentes branches qui vont au contact des agriculteurs, une présence à l’aumônerie des écoles d’agriculture (sites de Marcelin et de Grange-Verney) avec sensibilisation/formation au problème et au projet Sentinelle Vaud - Promotion de la vie,[2] un accompagnement des familles et des exploitations qui le demandent, une information à propos du dit projet.

Indécrottable optimisme
Comme je le sais par mon meilleur ami Jésus-Christ, l’amour gagne toujours, et je suis habité par une espérance farouche et un indécrottable optimisme. L’optimiste n’est pas un être béat qui estime que tout ira bien et attend de trouver une perle dans une huître pour payer son repas, comme le dépeint
Coluche. Celui-ci est un rêveur. L’optimiste, au contraire, perçoit les défauts de la réalité sans pour autant en conclure : « Ce sera pire demain. » Il entreprend pour améliorer la situation. Il combat le monde, les autres et lui-même pour corriger les insuffisances de la réalité. C’est le sens du texte d’Esaïe (Es 21,11) qui parle de la sentinelle et qui dit : « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Et la sentinelle répond : le matin vient ! » Au cœur de la nuit nous pouvons œuvrer pour que le matin se lève !
Un jour ou l’autre, dans notre vie, nous sommes confrontés à l’adversité et au mal. La félicité ne consiste pas à se tenir à l’abri du mal ; ça, c’est être épargné. La félicité débute après les coups. Subir des violences, des déceptions, des insultes, des félonies, des deuils, et néanmoins sourire, faire face et savourer la vie... Apprendre à insérer la douleur dans la trame de nos jours. Peut-être avons-nous peur au moment du combat, mais avoir peur ce n’est pas manquer de courage, c’est prendre le chemin qui conduit au courage.

Une agriculture en crise
Ces derniers mois, plusieurs cas de suicides de paysans ont touché le canton de Vaud. La presse en a beaucoup parlé, évoquant notamment le poids écrasant de la gestion d’un domaine, les investissements considérables que demande la modernisation, les chicanes et paperasseries administratives quotidiennes, la modestie des revenus, l’indifférence des politiciens de droite et de gauche, et la difficulté, enfin, de trouver une femme qui accepte de partager ces charges.
À cela s’ajoute le fait que le paysan n’est plus reconnu dans la dignité de sa vocation première, qui est de nourrir la population. Cela engendre chez certains le sentiment de ne pas avoir de place dans la société. Les plus chargés, ou les plus fragiles, en tirent une conclusion désespérée.
Sous prétexte d’une adaptation à l’économie, les orientations successives de la politique agricole, favorisant la concentration des moyens de production, a généré des crises à répétition, aux conséquences sociales désastreuses. Et ce ne sont pas seulement les agriculteurs les plus âgés, ni les moins bien équipés, ni ceux qui cultivent les terres les plus ingrates qui rencontrent aujourd’hui de graves difficultés. Pourtant ce phénomène demeure à peine perceptible pour l’ensemble de la société, si ce n’est au travers des manifestations mal comprises, des statistiques mal connues sur la chute du nombre d’exploitations, ou des « faits divers » rapportant des suicides de paysans.
Philosophiquement et spirituellement, malgré la mécanique, la chimie, la biologie, les organismes génétiquement modifiés et l’informatique, le paysan a aussi le grand tort d’incarner quotidiennement la soumission de l’homme aux volontés du Créateur et aux lois immuables de la nature. Il a l’audace de rappeler les limites de la volonté humaine à une société qui vit dans l’obsession de la maîtrise totale, du tout, tout de suite et de la non soumission à une instance supérieure. Et cette évidence-là, on ne l’accepte plus.

Se reconstruire
Il suffit de peu pour basculer dans l’engrenage des difficultés : une chute brutale des prix, un financement inadapté, un problème familial ou de santé... L’agriculteur se trouve alors rapidement en rupture avec son environnement. Viennent ensuite l’isolement, le sentiment d’échec, le risque de perdre un outil de travail auquel il est affectivement attaché, les menaces sur la maison d’habitation, l’impossibilité de trouver seul une issue. Il faut qu’il sache qu’il peut se faire accompagner.
Pour l’aumônier que je suis, accompagner signifie se joindre à celui qui demande de l’aide, pour chercher avec lui des solutions à ses difficultés et l’aider à retrouver son autonomie. C’est rompre l’isolement. C’est se positionner clairement à ses côtés et défendre ses intérêts auprès des institutions pour essayer de le rétablir dans ses droits. Autrement dit, c’est essayer de lui fournir les moyens nécessaires pour assurer son soutien et sa défense. L’accompagnement demande que l’on considère à la fois l’ensemble des acteurs environnants et la situation particulière de l’accompagné (prise en compte de sa santé, de ses compétences, de ses besoins, de ses désirs, de ses valeurs, de ses limites).
Un des rôles important de l’accompagnant est de valoriser la personne en difficulté, pour qu’elle reprenne confiance en ses ressources et puisse s’appuyer sur ce qu’il y a de positif dans son entourage. Ainsi on peut l’aider à se reconstruire intérieurement et extérieurement, à améliorer l’image qu’elle a d’elle-même et qu’elle renvoie aux autres. Il est aussi important de saluer le travail accompli. Ce travail a une valeur et prouve que la personne a des compétences à faire valoir et dont elle peut se servir d’une autre façon ou dans un autre secteur.

Promotion de la vie !
Combien d’hommes et de femmes ont mis fin à leurs jours alors « qu’ils avaient tout pour être heureux » : la jeunesse, la beauté, l’intelligence, la richesse, une famille et des amis qui les aimaient. Ils avaient tout, sauf l’essentiel : le goût de vivre. C’est intérieurement, dans son âme et dans son esprit, qu’un homme doit chercher ce dont il a besoin. Seuls son âme et son esprit lui apprendront le sens de la vie.
Le suicide est une problématique de santé publique. En Suisse, plus de mille personnes se suicident chaque année. Le monde agricole n’est pas épargné par ces drames aux significations diverses mais qui expriment toujours une souffrance. Ils suscitent questions et appréhension.
Dans le canton de Vaud, un programme de prévention[3] a été mis en place par l’aumônerie dans le monde agricole, avec l’appui de l’équipe Prometerre, celle du professeur Jacques Besson du CHUV ainsi que celle de l’équipe du Groupe romand prévention suicide (GRPS). Il s’agit d’une formation proposée aux acteurs proches des agriculteurs. Cette approche interactive vise à démontrer qu’il est possible de parler du suicide et de s’appuyer sur l’ensemble des ressources du réseau pour ne pas agir seul. Cette formation est entièrement prise en charge par l’aumônerie. Elle est ouverte à une large palette de professionnels ayant un contact avec les paysans, allant des vétérinaires aux contrôleurs laitiers et autres conseillers techniques et économiques. Le slogan de cette démarche : Oser en parler ! Ne pas rester seul !
Cinq séances de formation ont été organisées durant l’hiver 2016-2017 dans différents coins du canton de Vaud, et 160 personnes y ont participé. Depuis, ce « filet de sauvetage » avec ses sentinelles se tient en état d’alerte pour détecter, accompagner et signaler des personnes en danger de commettre l’irrémédiable.
Je conclurai en dédiant à mes chers paysans et vignerons une injonction lumineuse de « notre » bon pape François : « Ne leur volez pas leur espérance ! »

[1] L’aumônerie agricole fait partie de la Pastorale œcuménique dans le monde du travail (http://mondedutravail.eerv.ch). Un ministère commun aux Eglises catholique et réformée du canton de Vaud.
[2] Plus d’informations sur www.prometerre.ch/proconseil/sentinelle_vaud_fr
[3] Ce programme est issu de la formation de deux jours Faire face au risque suicidaire, dispensée dans le canton de Vaud depuis dix ans.

La foi pour source de soutien
La religion et ma foi n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans la vie du monde, que si elles deviennent action au cœur de la société. Je suis paysan, ingénieur agronome animé par un profond esprit d’entrepreneur, mais je suis tout autant pasteur et ... chrétien. C’est un tout, un ensemble qui n’est pas un mélange, mais un espace où mon amour de l’humain, ma passion de la terre et ma soif spirituelle me permettent de « dire la Vie ». C’est dans cet espace que je vis ma spécificité et ma vocation d’aumônier en agriculture. Un espace que j’aime définir concrètement en trois axes bibliques qui donnent ses dimensions à ce ministère bien particulier.

L’axe de la parabole du Samaritain (Lc 10,29-37) : il a pour dimension de secourir, panser, amener au bon endroit et suivre.
C’est ici que mes compétences et mon expérience d’agronome sont un atout précieux. Je dois pouvoir comprendre en profondeur les problèmes rencontrés, les contraintes afférentes, les conséquences. Elles sont le lot du difficile et magnifique métier de paysan. Je dois aussi être au fait des questions juridiques, politiques, sanitaires, écologiques et économiques qui font son environnement, hélas de plus en plus hostile. Enfin, les relations que j’entretiens depuis longtemps dans les milieux agricoles, économiques, politiques, ceux des soins et de l’assistance spirituelle sont indispensables. Seul, je ne suis rien !

L’axe du récit des pèlerins d'Emmaüs (Lc 24,13-35) : il a pour dimension de rejoindre les paysans et de leur permettre de « raconter », d’être pour eux un compagnon de voyage.
La solitude est un des fléaux du monde paysan. Et le constat est sans appel : plus les problèmes pèsent sur une exploitation, plus le paysan s’isole, se referme sur lui-même, parfois jusqu’au suicide. Mon expérience de l’accompagnement pastoral, mon empathie et mes compétences d’agriculteur m’aident à gagner la confiance de ces êtres souvent trop fiers pour « se répandre », jusqu’à se pendre ! C’est ici qu’une écoute active et un dialogue peuvent avoir lieu, afin qu’une « parole » puisse commencer d’être et d’agir afin que revienne la Vie.

L’axe du récit de la rencontre de Jésus avec le paralysé de Bethesda (Jn 5,1-15) : devant la question que le Christ adresse au paralysé - « Veux-tu guérir » - doit émerger ce que la personne veut vraiment afin de discerner avec elle les possibles.
La solution est entre les mains de celui qui veut s’en sortir. Comment l’aider, en le bousculant parfois, en mettant en perspective ses certitudes souvent héritées de pratiques obsolètes que des loyautés l'empêchent d’enfreindre ? C’est un subtil mélange de psychologie, de connaissances techniques, de coaching et de charisme qui sont ici en jeu. C’est la capacité d’adresser un message qui dit la Vie, envers et contre tout. Chaque être humain n’est pas fait que de chair et de sang. Il a une dimension spirituelle. La reconnaître et lui donner corps, c’est reprendre le chemin de la Vie. Et ce n’est la plupart du temps qu’au travers de la souffrance, que l’homme le plus hermétique cherche à s’ouvrir à cet espace-là. C’est ma passion et ma vocation que de lui montrer le chemin.

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