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mercredi, 20 novembre 2019 15:10

De l’enfant roi aux enfants juges

© Adobe Stock/ PalidachanLorsqu’une forêt brûle, c’est toute la faune qui surgit des fourrés, détale, rampe, saute, ignore les préséances, la prudence, le camouflage. Le chevreuil, le sanglier, le lapin, la pie, la belette, les insectes se massent dans le désordre d’un exil forcé, le poil roussi ou l’antenne grillée, à mesure que progresse le brasier et que s’écroulent les arbres dans des craquements désespérés. Aujourd’hui, c’est notre futur lui-même qui brûle. Tous les spécimens qui y étaient hébergés sortent en trombe, hirsutes, calcinés. Parmi eux, nos enfants.

Dalibor Frioux, Paris, est un écrivain et philosophe. Il fait partie du think tank de Terra Nova, lié aux questions écologiques. Il a cofondé en 2018 le Prix du roman d’écologie (France). Cet écrit est un condensé de l’article paru originellement dans la revue Études (n° 4262, juillet-août 2019), à laquelle il collabore régulièrement.

Les cendres ont vieilli leurs visages, blanchi leurs cheveux, durci leurs voix. La chaleur a failli les embraser, à moins qu’une branche de cent kilos ne les ait assommés net. À la façon des morts sortant de leurs tombes dans les films d’horreur, nous les voyons envahir notre présent.

Nous voilà tout à coup trop contemporains les uns des autres, obligés de partager notre salle de bains, notre pelouse, nos gymnases. Nos propres enfants sont des réfugiés climatiques qui tambourinent aux portes de nos chambres à coucher. Mais ce ne sont pas des réfugiés comme les autres. Ce sont les générations futures, rien de moins. Celles qui ponctuaient tout rapport gouvernemental depuis des décennies, tout sommet sur la paix, sur le climat, sur l’intelligence artificielle, sur la culture, sur l’alimentation, sur les transports.

Délocaliser la vertu

Pas une idée qui ne soit proposée ou réalisée sans les mentionner, les chérir, leur rendre hommage. Elles étaient nos témoins de moralité, nos garants, l’avenir de l’espèce humaine. Les membres grisonnants du cercle de la raison avaient poussé loin l’art de pratiquer la ventriloquie, de parler paternellement pour elles. Comme pour les morts, il ne fallait en dire que du bien et les prendre en exemples.

Ces adultes en titre le pouvaient, car le futur avait ce grand tact de ne jamais advenir. Et, par bonheur pour l’économie, les enfants devenaient jusqu’ici des adultes conformes aux canons de l’époque. Parler pour les générations futures, c’était parler pour des générations toujours muet­tes, les idiots absents des politiques climatiques. C’était délocaliser la vertu dans un futur où l’on projette son meilleur moi. L’important, c’était d’essayer, de tendre, de s’efforcer, d’y penser. Le futur était une chambre de dégrisement, un monastère où l’on se convertirait après avoir sucé toute la moelle du présent. Dans ce bel édifice, il était partout écrit Espoir.

Attention, toutefois, les enfants s’y connaissent mieux que nous en espérance. Dans Le porche du mystère de la deuxième vertu (1911-1912), Charles Péguy en fait un long éloge. L’espérance, vertu mineure, petite sœur de la foi et de la charité, expli­que leur miraculeux sommeil. Car dans le bonheur de l’espérance enfantine, il y a un futur qui va de soi, un lendemain toujours neuf.

Mais voilà : la crise écologique la leur a volée. C’est chaque matin un monde de moins en moins neuf qui se fait jour. Un monde qui se laisse de moins en moins réparer par la sagesse de la nuit, le respect de la création ou de la nature. Cette vertu a été dévorée par de pâles ersatz nommés progrès et croissance, avec force matière, décors, objets et réseaux. Une expulsion d’une vertu naturelle et sa mue en croyance de masse, administrée, enseignée, industrialisée. Le produit intérieur brut à la place du bonheur. L’avidité collective à la place de l’espérance du cœur.

Un nouveau lien à la nature

Sauf exception, nos enfants ne sont pourtant pas des amoureux de la nature. Ils n’ont pas eu d’extases panthéistes. Ce sont de jeunes urbains qui s’insurgent, plutôt favorisés et éduqués, toujours quelque peu enfants rois. Plongés dans un paysage, ils seraient sans doute incapables de citer plus d’une poignée de sortes d’arbres, de plantes, d’insectes, sans parler des détails de leurs structures. Un des symptômes majeurs de notre éloignement de la nature est que nous sommes à court de mots pour la décrire, contrairement aux grands naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles.

Nos enfants l’ont prévisionnée infiniment plus qu’ils ne pourront jamais la rencontrer ni la vivre. Calés dans leurs canapés, ils en ont digéré dès l’enfance un best of sur écran, auprès duquel une promenade en forêt semble bien morne et bien lente. La splendeur numérique des images des montagnes, des fonds sous-marins ou des jungles a sans doute entretenu l’illusion de la pérennité des paysages ou, pire encore, a suggéré que la carte postale était dans la boîte et qu’on pouvait massacrer et passer à autre chose. La préservation de la nature a été confondue avec sa captation sans faille. Ces jeunes urbains qui se mobilisent au niveau mondial se sont soudain aperçus d’une chose: à force d’abîmer la nature, de la donner en pâture, de la déréaliser, c’est la vie en ville elle-même qui devient impossible. Dans son îlot de chaleur, le citadin est aussi sensible à la température, à l’air et à l’eau qu’à la pression de la foule dans le métro. Via le climat, la nature ne reste plus l’abstraction qu’elle est devenue, elle fait partie de la «qualité de vie» en ville.

De ce fait, ces jeunes militants ont un lien avec la nature bien plus pragmatique. La nature est un ensemble de «services écosystémiques», de taux de particules fines, de millions de mètres cubes de banquise, de centimètres supplémentaires de mer, de nombre de réfugiés climatiques, de degrés de tem­­pérature par rapport à l’ère préindustrielle. En second lieu, elle est un ensemble de paysages, de spots, d’icônes animales à défendre, de terrains de jeux et d’imaginaires à préserver. Ce lien n’est plus très poétique, mais symbiotique, ludique et dramatique. Et il crée les ferments de la révolte mieux qu’un culte de Dame Nature à l’ancienne.

Voilà donc qu’une Suédoise d’à peine seize ans nous dit, sans sourire ni gêne: «Je ne veux pas que vous soyez pleins d’espoir, je veux que vous paniquiez!» On lui a pris l’espérance enfantine, elle nous interdit l’espoir officiel des adultes. En insistant bien: «Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours.» Vous volez le futur de vos enfants, dit-elle encore. Ce n’est pas qu’une image. Quand on prive quelqu’un de son futur, on le prive du sens de son travail, de son couple, des vertus de sa semence ou de ses ovules. On le prive de l’envie, voire de la nécessité, de grandir, de se construire.

Un monde intransmissible

Dans La crise de l’éducation,[1] Hannah Arendt écrivait en 1954 que l’enfant a «besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire (…). Ces quatre murs à l’abri desquels se déroule la vie de famille constituent un rempart contre le monde et en particulier contre l’aspect public du monde. Ils délimitent un endroit sûr sans lequel aucune chose vivante ne peut prospérer.» Elle en concluait que c’est sans doute la raison pour laquelle les enfants de parents célèbres tournent mal.

Nous sommes ces parents célèbres. Célèbres pour appartenir aux quel­ques générations sur le point de dé­truire les conditions de possibilité de l’expérience humaine telle que nous la connaissons depuis Homère, Abraham ou Confucius. Célèbres pour avoir agi de façon à menacer non seulement l’agora mais aussi l’oïkos, le foyer protecteur. Célèbres pour avoir supprimé la «sécurité de l’obscurité» nécessaire à la maturité du vivant, pour avoir surexposé et envahi la planète, pour l’avoir remplacée par un artefact humain, trop humain.

Nous avons enfermés nos enfants dans un monde exclusivement humain, économique, industriel, un monde où la distinction entre adul­tes et enfants s’est dissoute dans la catégorie de consommateur, le clivage entre nature et culture dans l’impératif de production. Dans ce monde, la vie individuelle ne compte pas, ou si peu, en tant qu’elle est naissante ou mourante, fragile, liée à l’ensemble de la nature et de la société. Peu importe le soubassement biologique. Le domaine public, trop public, ne retient que des indicateurs, des rapports de force, des statistiques.

La catastrophe environnementale en cours est donc la continuation d’une gigantesque crise de la transmission entre les générations. À cha­que génération, le fait de la natalité devait nous permettre de «renouveler un monde commun». Or nous avons mis au point un modèle de monde non renouvelable, à la fois physiquement et moralement, car indéfendable. Un monde intransmissible, à l’image de ces déchets nucléaires dont la dangereuse longévité déborde toute échelle historique connue. C’est à présent l’enfant qui se sent tenu de protéger le monde, et le monde qui a besoin d’être soigné pour éviter que l’enfant ne le détruise!

Les soupçons à notre encontre

Aucune génération ne pourra renouveler les prélèvements naturels opérés depuis l’après-guerre et les croyances collectives qui allaient avec. Ce fut un bouquet final. La fascination des politiques pour les performances économiques des Trente Glorieuses concerne une période sans précédent dans l’Histoire. Pour être cohérent, ce vain espoir devrait s’accompagner de l’attente d’une nouvelle guerre mondiale, qui relancerait la croissance. Car, pas de doute, une fois advenu l’effondrement écologique, nous retrouverons une croissance à deux chiffres. On se demande même s’il n’y a pas chez les économistes classiques un désir de catastrophe plus ou moins conscient, celle-ci offrant les meilleures conditions pour que se vérifient leurs théories. Quand tout manque, quand les besoins vitaux doivent être satisfaits, le produit intérieur brut retrouve ce sens d’hymne à la joie qu’il a perdu dans nos sociétés postindustrielles.

Voilà ce qui serait transmis implicitement à nos enfants : la mission de conduire la guerre mondiale qui relancera la croissance. La mission de chuter aussi profond qu’il faudra pour rebondir. Une immense destruction créatrice. Voilà ce qu’ils sentent, voilà ce dont ils ne veulent pas. C’est un premier soupçon à no­tre encontre.© Adobe Stock/ Wirestock

Ce que dit Hannah Arendt de la crise de l’autorité peut donc se dire encore davantage de la crise environnementale, et il y a peut-être un lien à trouver entre la perte d’autorité des adultes et l’abandon de la biosphère: «C’est comme si, chaque jour, les parents disaient: ‹En ce monde, nous ne sommes pas en sécurité chez nous; comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer; de toute façon, vous n’avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort.»

Effectivement, ces générations déjà célèbres sont innocentes. Et même candides. Elles ont cru bien faire. Les élites vieillissantes ont toujours bien du mal à renoncer aux totems de la consommation que sont la voiture individuelle, la grande maison, l’avion à volonté, le plat cuisiné et carné. Car cela leur a réussi en tout. Leur espérance de vie a bondi, les femmes ont enfin renversé l’éternelle domination masculine, les droits des minorités ont été reconnus comme jamais, le monde continue d’éviter une Troisième Guerre mondiale. Ils ont fait tout cela de bonne foi, pour se revancher de l’Histoire, reconvertir dans la paix les inventions de temps de guerre, se régaler pour eux-mêmes et pour le bien supposé de l’enfant roi. Ils veulent rester célèbres pour cela. Il y avait certes une liberté de trop là-dedans, celle de polluer la planète, mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et personne n’est parfait.

Les enfants juges sentent pourtant que la crise climatique s’apprête à reprendre un à un tous les progrès sociaux acquis à force carbone : espérance de vie en déclin, maisons rabougries, avion honteux, viande irresponsable, retour des autoritarismes, conflits menaçants autour des ressources. Les plus curieux comprendront même que le confort dans lequel ils ont toujours baigné est un héritage des guerres, et que c’est en apprenant à vaincre l’ennemi que les adultes ont appris à saccager le vivant. Les plus inquiets s’apercevront qu’en les faisant naî­tre dans un monde surpeuplé et vorace, leurs parents ont ajouté au problème. Les plus critiques se demanderont si ces progrès sociaux n’auraient pas pu être atteints sans une telle débauche matérielle, par un simple souci de justice et d’équité. C’est l’omelette à son tour qui se casse. Deuxième soupçon.

Pire encore, nos enfants juges ne nous reprochent plus ni d’être innocents, ni d’être coupables. Ils savent que nous savons. Ils se demandent désormais si nous n’aurions pas pris notre parti du mal, de la fin du monde, afin d’en jouir autant que possible. Avant, sans doute, de pren­dre parti pour le mal. Comme l’écrit le psychanalyste Pierre-Henri Castel dans son essai Le mal qui vient[2]: «C’est maintenant ou jamais qu’on peut jouir de façon paisiblement destructrice des ultimes beautés du monde. Peut-être même faut-il en précipiter l’appropriation ef­frénée, la consommation gloutonne, car les voluptés qu’on peut encore en tirer ont de moins en moins d’avenir.»

Un magistère des enfants

Ce troisième soupçon, le soupçon de trop, ouvre le procès. Les enfants juges reprochent aux adultes en place de prendre secrètement plaisir à la perspective d’un chaos climatique. Plaisir d’assister, mais de loin, à un terrible ouragan, plaisir égoïste d’une génération aux bonheurs advenus et dépensés. Ressort caché de leur inaction. Nous sommes là à rebours de l’effet dissuasif. Plus la catastrophe devient probable, moins l’humanité s’élève au-dessus d’elle-même dans un sursaut salvateur. Au contraire, elle se divise, se goinfre et s’abaisse.

Qu’il est bon de vieillir et de voir fondre sur les nouvelles générations une apocalypse scientifiquement dé­montrée! Avec cette douce certitude d’avoir goûté le meilleur de la condition humaine, soulagé de cette jalousie du vieillard à l’égard des bien-portants demeurant dans la lumière de la vie. Après moi, le climat ! La jeune Suédoise, toujours: «Vous n’êtes pas assez matures pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau, vous nous le laissez à nous, vos enfants. […] Nous ne pouvons pas résoudre une crise sans la considérer comme une crise.»

Greta Thunberg est encore trop gentille, et on l’entendra bientôt s’écrier: «Vous avez décidé d’être les derniers à jouir de la vie sur Terre, vous nous avez sacrifiés et vous allez devenir de plus en plus lâches.» C’est un incroyable exercice de pédagogie inversée: un magistère des enfants, et plus précisément des jeunes filles. Car c’est une autre jeune fille, de 12 ans, Severn Cullis-Suzuki, qui avait déjà parlé devant les gouvernements au sommet de Rio de 1992. Elle ne souriait déjà plus, était plus jeune, plus photogénique, plus sociale et plus percutante que sa collègue suédoise: «Perdre mon avenir, ce n’est pas comme perdre une élection ou quelques points en bourse.» Elle disait aussi: «Si vous ne savez pas réparer quelque chose, arrêtez de le casser!» Comme sa collègue, elle pointait le fossé entre le savoir scolaire et le monde géré par les adultes. «Ce que vous faites me fait pleurer la nuit! Vous dites à vos enfants que vous les aimez, mais faites en sorte que vos actes correspondent à vos paroles!» Ce sont les mêmes adultes qui, à la fois émus et condescendants, applaudissent longuement le speech qui laissent le monde dériver jusqu’à nos jours.

Œdipe et Narcisse revus

Pour continuer à frapper en vain les esprits, nous pourrions songer à un climatologue en pleurs, à une grand-mère de 99 ans, à une femme africaine entourée de ses sept enfants ou à un sidérurgiste indien repenti. Avons-nous le temps d’écrire tant de versions de notre apocalypse profane? Ce chœur tragique n’est déjà plus celui qui met en garde le héros, mais celui qui annonce à Œdipe que, quels que soient ses choix, il tuera son père et couchera avec sa mère. Après tout, ce dioxyde de carbone que nous combattons est aussi celui que nous expirons de nos poumons à chaque minute. Toute l’ambiguïté de notre position face au réchauffement climatique tient à ce qu’il est la preuve gratifiante de notre existence et de notre puissance sur la nature. C’est notre réchauffement bien-aimé.

Qui a vraiment envie de briser un tel miroir narcissique, fleuron de tout un art de vivre et rouage de nos économies? Certainement pas ceux qui l’ont chéri et poli. Que ce soit le tour de nos enfants de briser le miroir, de s’insurger collectivement témoigne du degré atteint par la crise. Des mineurs, des sujets pré-politiques ne devraient pas avoir ainsi à parler, à contrer la pulsion de mort d’un monde devenu trop plein: ils devraient plutôt rester insouciants et confiants. Les entendre, c’est entendre une accablante prosopopée.

Mais si la leur ne porte pas, quelle parole faudra-t-il encore inventer avant que la nature ne se prononce sans appel? Celle des animaux, des extraterrestres, des insectes, des revenants, des objets, des villes, d’un oracle? Le plaidoyer écologique va-t-il simplement devenir un nouveau genre littéraire, une épreuve de fin d’année dans toutes les écoles? Les enfants furent longtemps notre alibi pour une société d’excès, ils sont devenus nos juges. Il est temps pour nous de redevenir des personnes majeures. 

  [1] Hanna Arendt, « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, traduction française Paris, Gallimard, 1972.
[2] Pierre-Henri Castel, Le mal qui vient, Paris, Cerf 2018, 126 p.

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