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vendredi, 22 novembre 2019 16:20

Les tribulations mentales du manger chair

En dépit des dommages environnementaux et sanitaires qui résultent d’une consommation élevée de viande, celle-ci conserve une place importante dans l’alimentation mondiale.[1] Mais jusqu’à quand? D’importantes mutations de la représentation de l’animal et du «manger chair» sont enclenchées. Il devient difficile d’occulter le lien entre le tendron dans son assiette et le veau gambadant hier encore dans le pré.

Laurent Begue-Shankland est professeur en psychologie sociale à l'Université Grenoble Alpes et directeur de la Maison des sciences de l’Homme Alpes. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Psychologie du bien et du mal (Paris, Odile Jacob 2011, 368 p.), traduit en plusieurs langues, et Traité de psychologie sociale. La science des interactions humaines (Bruxelles, De Boeck, 2013).

La viande occupe une place privilégiée dans l’alimentation de nombreuses cultures. En Suisse, 86% des habitants en consomment régulièrement. Plus globalement, ce sont 312 millions de tonnes de viande qui sont consommées annuellement dans le monde, ce qui implique l’abattage de 60 milliards d’animaux terrestres. Si l’on fait le compte, un Européen qui consomme de la viande avalera en moyenne au cours de sa vie 1094 animaux, dont 4 vaches, 4 agneaux, 46 cochons et 945 poules. Les projections des économistes indiquent par ailleurs qu’avec l’élévation de la population et le développement économique des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), cette consommation mondiale augmentera de 70% d’ici 2050.

Un plaisir physique

Le plaisir gustatif associé à la consommation de viande est une indéniable raison de l’attachement alimentaire qui lui est réservé. Lorsque la viande est ingérée, la salive l’humidifie dans le palais et les récepteurs gustatifs de la langue signalent la présence de sel et de glutamate. Nos nerfs crâniens transmettent ensuite l’information sensorielle au cerveau, qui la transforme en expérience gratifiante. Ce qui va donner le goût tant recherché du morceau de viande, c’est tout d’abord la saveur d’umami (l’une des cinq saveurs avec le salé, le sucré, l’amer et l’acide), notamment lorsque celle-ci est couplée à un phénomène chimique particulier: la réaction de Maillard. Cette réaction, qui résulte du mariage des carbohydrates et des acides aminés durant une cuisson en environnement légèrement humide, produit des arômes qui se combinent de manière très appréciée par les papilles humaines.

Une symbolique sociale

Mais le palais est aussi un lieu éminemment social. La viande est prisée parce qu’elle fait partie des routines alimentaires acquises durant la socialisation et les apprentissages de la table, et dans de nombreux pays, elle forme le cœur du repas. Au Moyen Âge, le livre de cuisine était même appelé un viandier. L’alimentation carnée est donc considérée comme normale, et même indispensable dans l’esprit du public.[2]

On peut ajouter que la mise en scène agreste de l’élevage et de la noblesse du produit, soigneusement introduite par la publicité, contribue amplement à magnifier la viande. En consommer, c’est souvent dire son aisance financière, et la viande de qualité reste l’apanage des plus riches. Cette affirmation de statut par la viande ne date pas d’hier. Lorsque l’égyptologue et archéologue Howard Carter découvre, en 1922, la tombe du pharaon Toutankhamon, il met à jour des coffrets, un trône d’or aux accoudoirs ornés de serpents ailés, mais aussi 48 boîtes en forme d’œuf contenant… des morceaux de veau, de bœuf, de chèvre et de canard embaumés! Cette idée d’opulence est sédimentée par le langage. Dans plusieurs langues européennes, l’étymologie du mot cheptel renvoie au capital, à la ressource économique.

Toutefois, l’actualité témoigne d’évolutions majeures dans l’attrait pour les produits carnés dans la sphère occidentale. Selon une étude publiée en 2018, en France, par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, la consommation de viande dans le pays a diminué de 12% en dix ans. Les personnes les plus jeunes, les plus éduquées et ayant le plus de ressources matérielles sont de plus en plus enclines à souhaiter diminuer leur consommation. L’élevage industriel et l’abattage d’animaux pour la consommation humaine font l’objet de contestations, qu’intensifie la circulation d’images prises dans les élevages industriels.

Une question de culture

Pour de nombreux observateurs, les relations que nous entretenons avec les animaux font l’objet d’une évolution historique qui éclaire notre rapport à l’alimentation carnée. Ces mutations de la sensibilité ont été anticipées il y a plusieurs dizaines d’années déjà par le sociologue Norbert Elias et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, augurant tous deux d’un rejet civilisationnel de la viande.

« Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. » (Claude Lévi-Strauss).

Depuis une cinquantaine d’années, la dénonciation de l’instrumentalisation des animaux et des conditions de leur utilisation alimentaire, vestimentaire ou dans le divertissement a fait l’objet d’une intensification des travaux en éthique animale, face à une élévation massive des cadences de l’abattage.

Dans ce contexte, le philosophe Peter Singer de l’Université de Princeton a popularisé un nouveau terme qui désigne la discrimination exercée envers les animaux: le spécisme. Ce concept correspond à l’attribution d’une valeur morale inégale à un animal en fonction de son appartenance à une espèce donnée, ce qui conduit à ignorer ses intérêts biologiques propres. Contrairement aux classifications zoologiques qui décrivent scientifiquement les arborescences du vivant et leur logique évolutive, le spécisme procède d’une rationalité purement anthropocentrique. Il se fonde sur un système de représentations justifiant une stricte hiérarchie humain-animal et fait l’objet de processus motivationnels qui garantissent son maintien.

Les frontières qui sont érigées entre l’humain et le monde animal sont très variables historiquement et géographiquement, et exigent d’être analysées dans des cadres culturels pertinents. Dans le cas du christianisme, l’historien Eric Baratay[3] repère trois influences qui ont contribué à ce que l’animal soit le plus souvent maintenu dans une constante infériorité ontologique. Tout d’abord, la pensée grecque, qui a éminemment façonné le christianisme, a érigé une hiérarchie inégalitaire entre les humains et les animaux. Ensuite, les conceptions théologiques de l’âme excluent les animaux de cet attribut éternel, ce qui a conforté cette césure. L’animal n’étant pas créé à l’image de Dieu, il ne peut être investi d’une dignité commensurable à celle de l’être humain. Enfin, lors des premiers siècles de son développement, le christianisme a été habité par la nécessité de se différencier des religions païennes aux divinités revêtues d’apparences animales (zoomorphes), ce qui a pu contribuer à une mise à distance vigoureuse des figures animales.

Au delà des animaux, la viande elle-même a été investie par la théologie.[4] En 314, le concile d’Ancyre a rendu la consommation de viande obligatoire pour les prêtres au moins une fois par an pour démontrer qu’ils ne la croyaient pas impure. Durant l’époque cathare, entre le Xe et le XIVe siècle, le refus de consommer de la viande a même été utilisé comme un test pour confondre les hérétiques albigeois.

C’est que manger des animaux n’est psychologiquement pas si simple. Comment concilier l’attrait pour la viande avec l’impératif auquel nous adhérons généralement aujourd’hui, qui consiste à «respecter les animaux», quand 90% des bêtes consommées en Europe sont élevées et abattues de manière industrielle? Nous détestons deviner dans nos assiettes la tête ou même simplement les yeux des animaux, tout autant que nous leur récusons des expériences subjectives.

Justifications mentales

Plusieurs recherches en psychologie sociale démontrent que des mécanismes mentaux sont à l’œuvre pour justifier notre consommation de viande. Dans une étude, Steve Loughnan, de l’Université de Kent, a fait en sorte que des participants consomment au laboratoire du bœuf séché ou de la noix de cajou. Mesurant dans un autre contexte leurs représentations concernant une grande diversité d’animaux, comme le poisson, le kangourou ou la vache, le chercheur a constaté que ceux qui avaient consommé du bœuf minimisaient davantage les capacités cognitives des ruminants et révoquaient leur statut moral.

Une autre étude menée par Boyka Bratanova, de l’Université de Surrey, apporte des résultats très éclairants sur les mécanismes psychologiques mis en place pour justifier la faible considération que nous attribuons aux animaux que nous consommons. On présentait à 80 personnes un mammifère faisant partie du monde animal que l’on rencontre en Nouvelle Guinée, le kangourou arboricole de Bennett. S’assurant qu’aucun des participants ne connaissait véritablement le sujet, on les informait que cet animal ne vivait qu’en Nouvelle Guinée, que sa population était importante et stable, et qu’il avait un cycle de reproduction rapide. Puis on introduisait ou non diverses informations. Par exemple, on indiquait à certains participants que la viande de l’animal était consommée par les habitants de Nouvelle Guinée, et pour d’autres aucune référence à sa consommation n’était mentionnée. Les participants disaient ensuite dans quelle mesure ils estimaient que ce type de kangourou souffrait s’il était blessé et s’il méritait d’être traité moralement. Les résultats ont indiqué que la simple affectation d’un animal dans la catégorie de viande consommable suffisait à modifier les capacités sensorielles qui lui étaient attribuées. Ces capacités perçues déterminaient à leur tour les préoccupations morales entretenues par les participants à l’égard du kangourou arboricole.

Une dernière étude de Brock Bastian, de l’Université de Melbourne, dans laquelle des participants évaluaient les capacités mentales de 32 animaux différents, a montré que la comestibilité des animaux était inversement corrélée à ces évaluations: les vaches ou les cochons étaient ainsi nettement dépréciés par rapport aux chats, aux lions ou aux antilopes. Est-ce cette destinée alimentaire qui explique pourquoi, selon une enquête américaine, les peluches commercialisées pour les enfants sont si rarement des cochons, des vaches ou des poules ?

L’avenir de la viande

Malgré cette inscription profonde dans les cadres alimentaires, le recours à l’alimentation carnée fait aujourd’hui l’objet d’une mise en cause sur de multiples fronts. La concordance des données concernant l’impact de la production de viande sur l’environnement, de ses dommages sur la santé humaine et des modalités souvent inacceptables du point de vue éthique de sa production [voir page suivante] conduit à la multiplication d’incitations collectives visant à en diminuer la consommation.

Par exemple, en Suisse comme en France est apparu en 2019 le mouvement du Lundi vert, qui est une invitation à adopter une alimentation végétarienne chaque lundi, dans le sillage du Meatless Monday proposé en 2003 à l’École de santé publique de l’Université de Baltimore (États-Unis). Un mois après son lancement en France, 10,5% des personnes interrogées dans la population disaient avoir démarré l’initiative. Quelques mois plus tard, près de 800 restaurants universitaires l’adoptaient à leur tour.

Ainsi, même s’il reste difficile de confirmer la pertinence de la fameuse prophétie de Claude Lévi-Strauss concernant le crépuscule de la viande, il existe bien des raisons de croire que l’évolution des représentations de la viande affectera significativement le contenu de nos assiettes dans les décennies à venir. 

[1] Cet article reprend plusieurs passages d’«Êtes-vous spéciste?», un texte publié en 2018 dans la revue Cerveau et psycho, que nous remercions pour son autorisation gracieuse.
[2] Selon les autorités scientifiques, la viande en réalité n’est pas indispensable à l’équilibre alimentaire: dans tous les pays développés, elle peut être remplacée par des végétaux, lesquels fournissent des protéines et des nutriments que l’organisme peut assimiler: voir Vesanto Melina, Winston Craig, Susan Levin, «Position of the Academy of Nutrition and Dietetics: vegetarian diets», in Journal of the Academy of Nutrition and Dietetics 2016, vol. 116, pp. 1970-1980.
[3] Éric Baratay, Des bêtes et des dieux, Paris, Cerf 2015, 176 p.
[4] Lire à ce propos sur www.choisir.ch Joseph Hug, «Saint Paul. Un stratège pragmatique», in choisir n° 588, décembre 2008, pp. 12-15. (n.d.l.r.)


 Les dommages de la consommation élevée de viande

En Europe, 90% des animaux consommés sont élevés et abattus de manière industrielle. Dans de nombreux cas, leurs conditions de vie et d’abattage sont inacceptables: broyage des poussins, gavage des oies, mutilations systématiques des porcelets et des vaches…

Sur le plan sanitaire, l’implication de la viande dans les maladies cardiovasculaires et l’obésité est établie et son statut de « cancérigène probable pour l’homme » (et de cancérigène avéré pour la viande transformée) est attesté par l’Organisation mondiale de la santé. Dans une publication des comptes rendus de l’Académie nationale des sciences (PNAS), des chercheurs de l’Université d’Oxford ont calculé que si l’humanité optait pour une alimentation à base de végétaux, le taux de mortalité chuterait dans une fourchette comprise entre 6% et 10%.

L’élevage concentrationnaire est considéré en outre comme un facteur pouvant favoriser le développement et la transmission d’épidémies. Dans certains pays, il fragilise la sécurité sanitaire de la population qui consomme des animaux dont l’alimentation est gorgée de médicaments pour prévenir les infections favorisées par le confinement de l’élevage intensif; ce qui contribue à l’effondrement de l’efficacité des antibiotiques.

Ensuite, la production de viande est une importante source de gaspillage des ressources et pèse lourdement sur l’environnement: produire des protéines animales plutôt que végétales nécessite 100 fois plus d’eau, 11 fois plus d’énergie fossile et 5 fois plus de terre;[1] pour 1kg de bœuf, 25 kg de végétaux sont nécessaires (4,4 kg pour le poulet et 9,4 kg pour le porc) ; la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, estime qu’il faut entre 4 et 11 calories végétales pour produire une calorie de viande.

Cette utilisation non durable des ressources agricoles au service de la viande, véritable « usine à protéines à l’envers », a été récemment mise en lumière dans une autre publication de la PNAS qui démontrait qu’une substitution des végétaux servant à produire le bœuf, le porc, les produits laitiers, les volailles et les œufs par une production végétale destinée aux humains permettrait de dégager de 2 à 20 fois plus de protéines par hectare. En se fondant sur les seules données agricoles américaines, les auteurs estimaient qu’il serait possible de nourrir 350 millions de personnes supplémentaires.

Enfin, cause principale de déforestation, l’élevage contribue plus que toute autre activité humaine à l’émission de gaz à effet de serre (14,5% des émissions totales, contre 13% pour le transport, selon la FAO).

L. B.-Sh.

[1] Cf. David Robinson Simon, avocat et défenseur de la consommation durable, Meatonomics, San Francisco, Conari Press 2013, 304 p.

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