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lundi, 11 mai 2020 08:31

Au nom de Dieu: le Biafra aujourd’hui

À l’occasion des 50 ans de la fin de la guerre civile du Nigeria, Didier Ruef a suivi le Père Gerald Chukwudi Ani dans son pays natal, le temps d’un reportage. Né en 1973 à Agbani, dans l’État d’Enugu, un siècle après que le christianisme soit arrivé au Biafra dans les malles des Britanniques, Gerald Chukwudi Ani a été ordonné prêtre au Tessin en 2009. Les attentes de ses proches restés au pays sont à la mesure de ses deux casquettes d'émigré et de prêtre.

Didier Ruef, d’origine genevoise, vit à Lugano depuis 25 ans. Photographe de renommée internationale, il a reçu de nombreux prix et ses reportages ont été publiés dans divers journaux et magazines suisses et étrangers.

«L’État d’Enugu est dans les mains de Dieu»: pour péremptoire qu’elle soit, cette affirmation n’émane pas d’un prédicateur des temps modernes mais d’un homme politique, Lawrence Ifeanyi Ugwuanyi. Populairement connu sous le nom de Gburugburu, il a obtenu avec ce slogan sa réélection au poste de gouverneur exécutif de l’État d’Enugu, au Nigéria, au printemps 2019. Rien d’étonnant à cela: le mélange entre messianisme et politique est la règle dans ce pays, le plus peuplé d’Afrique.

La ville d’Enugu, dont le nom signifie la ville sur la colline, est la capitale de l’État homonyme, autrefois connu sous le nom de Biafra et théâtre d’une guerre civile meurtrière de 1967 à 1970. Sur les murs de la ville, le portrait de Gburugburu, un homme jovial et rondouillard, s’affiche à côté de sa profession de foi. Le gouverneur, membre du Parti démocratique populaire (PDP), doit sa réussite à son charisme, ses combats économiques et sociaux, mais aussi et surtout à sa confiance en Dieu; une confiance partagée par son ethnie, les Igbos. Ceux-ci sont chrétiens et, dans leur grande majorité, catholiques. Rassemblant 18% des 203 millions de Nigérians, les Igbos forment le troisième groupe ethnique du pays, derrière les Haoussas, de confession musulmane, et les Yorubas, répartis entre musulmans, chrétiens et orishas (animistes).

Un itinéraire en miroir

C’est dans cette atmosphère empreinte de ferveur religieuse qu’a été élevé Gerald Chukwudi Ani. Jeune enfant, il assiste son père lors de cérémonies en forêt. Des animaux sont alors immolés aux dieux. Son père partage sa vie avec trois épouses et une concubine. Chacune a une petite hutte pour elle et ses enfants, et son père occupe la case du centre. Le Père Gerald se souvient de la faim qui les tourmentait, lui et ses frères et sœurs.

À quatre ans, il est envoyé par sa mère chez un frère aîné, dans le nord musulman. Une bouche de moins à nourrir… Le petit Gerald doit alors suivre les voies de l’islam. À longueur de journée, il répète qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et que Mohammed est son prophète, fait ses cinq prières quotidiennes et suit l’enseignement religieux à la mosquée. Mais en 1979, à la suite de problèmes ethniques et religieux (une réalité récurrente au Nigéria), l’enfant doit fuir la région. Il retrouve sa ville, sa mère, sa langue et sa culture.

Cinq ans plus tard, le voilà qui traverse une étonnante expérience mystique. La nuit, il se met à prononcer dans une langue inconnue des phrases incompréhensibles pour ses proches: Dominus Vobiscum. Et cum spritu tuo. Sa mère s’adresse à un prêtre vaudou, qui refuse de recevoir l’enfant «envoûté» par la présence d’un Dieu qui lui est étranger. Le choc est total pour Gerald qui décide dès lors de suivre un nouveau parcours religieux, tout en poursuivant sa scolarité et en travaillant pour subvenir à ses besoins. Ce parcours le mène en Suisse et c’est ainsi qu’en 2009 il devient prêtre dans le diocèse de Lugano.

À certains égards, son itinéraire personnel reflète celui de son ethnie, dont la conversion au christianisme venu d’Europe a contribué à alimenter l’identité. À son indépendance en 1960, le Nigeria est divisé en trois régions disposant chacune d’une large autonomie. Les Igbos en obtiennent une. Mais dans ce pays instable, les coups d’États successifs finissent par concentrer le pouvoir entre les mains des Haoussas et des Yorubas.

Après de nombreux heurts, les Igbos tentent de s’affranchir du régime fédéral en déclarant, le 30 mai 1967, l’indépendance de la République du Biafra. Les sécessionnistes prennent soin de ne pas remettre en cause les concessions accordées aux compagnies pétrolières, mais le Nigéria décrète un blocus et ouvre les hostilités avec l’aide du Royaume-Uni, de l’Union soviétique et des États-Unis. Plus d’un million de personnes perdent la vie dans ce conflit du fait des bombardements et de la famine. Cette guerre politique, religieuse et ethnique s’achève le 15 janvier 1970 par la réintégration du Biafra au Nigéria.

Dieu au quotidien

Le christianisme des Igbos est marqué par leurs traditions africaines. Les Igbos sont adeptes du théosophisme, pour qui l’être humain possède la capacité d’accéder immédiatement au monde divin par l’illumination et la révélation.

Leur interprétation du christianisme s’inspire par ailleurs en particulier du fidéisme: la foi se fonde sur l’intuition et le sentiment, au détriment de la raison ou d’une approche plus philosophique. Dieu est ainsi étroitement lié au quotidien de la population, comme par exemple dans le choix des prénoms. Ainsi Chukwudi signifie Dieu le plus grand existe. Il suffit d’ailleurs d’écouter la radio pour rapidement retenir ce mot, Chineke (Dieu), dont l’omniprésence dans les chansons populaires frappe l’observateur européen pour lequel cet usage équivaut en quelque sorte à «mettre Dieu à toutes les sauces».

Les enseignes et devantures de magasins ne sont pas en reste: une école primaire a choisi comme nom God Best School. Le magasin Divine Grace Interior Décorations vend des meubles. Jesus is Lord affirme une publicité de l’opérateur de téléphonie mobile MTM. L’enseigne God is good lodge propose la location de chambres individuelles. Un rickshaw attire sa clientèle avec le slogan Jesus Motor sur la capote, tandis que le fronton d’une station service vous demande: What have you without Christ?

Le prêtre, un pilier de sa famille

Le Père Gerald est retourné en vacances en juillet dernier dans sa ville natale. Il n’a pas résidé dans la maison familiale, afin d'éviter d'imposer aux siens le flot ininterrompu de visiteurs venant le solliciter pour un soutien financier. «Les réserves de la banque centrale du Nigeria ne suffiraient pas à répondre aux demandes», répète-t-il à longueur de journée. Les moyens du Père Gerald sont du reste limités: son salaire de prêtre est inférieur à celui d’une vendeuse au Tessin. Il ne peut pour autant se soustraire à ses responsabilités financières. À la différence des prêtres européens, explique-t-il, «un prêtre africain doit se dévouer à ses paroissiens et en même temps rester un pilier pour sa famille.»

Chaque mois, il épargne donc autant que possible pour aider les siens ou des proches à payer des frais scolaires, médicaux et à assumer des imprévus. Tels cette jeune femme et ce jeune homme qui viennent de finir médecine et à qui Gerald a payé l’ensemble des frais de scolarité. Une fierté et un exemple qu’il espère pouvoir renouveler. L’éducation reste le meilleur outil pour sortir de la pauvreté et s’assurer un avenir plus sûr, même si, chaque année, des centaines de milliers d’universitaires émigrent faute de débouchés chez eux.

Confronté à une corruption endémique, à une devise instable, au manque de services institutionnels et sociaux, à un service de santé publique délabré, aux routes défoncées, aux coupures de courant quotidiennes, aux violences dues au banditisme, aux problèmes ethniques et religieux, à la pauvreté, le Nigérian en effet est obligé d’inventer chaque jour une nouvelle façon de subvenir à ses besoins. Rares sont ceux qui comptent sur un salaire régulier et, quand bien même, il sera si bas qu’ils seront contraints de recourir à un second, voire à un troisième emploi informel.

Pourtant, grâce à l’or noir, l’économie nigériane est la première du continent, avec un PIB de 450 milliards de dollars. Bien gouverné, le pays aurait des atouts pour réussir dans l’agriculture, l’industrie et l’économie numérique. Mais seuls les cercles proches du pouvoir vivent dans une opulence criarde.

Dieu une bouée de sauvetage

Cette situation économique explique aussi pourquoi Dieu est devenu une bouée de sauvetage et un exutoire pour la population. Comme le souligne le Père Gerald, «les gens pensent qu’il suffit de prier et de tout laisser à Dieu pour que ce dernier résolve l’ensemble de leurs problèmes». Il soutient pour sa part que «l’efficacité des prières dépend des actes et de l’application quotidienne des règles religieuses que l’on s’impose dans sa vie personnelle. En somme, être un homme responsable et honnête, un acteur de la société qui sait que Dieu est un support moral et non celui qui résout au quotidien les problèmes concrets.»

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