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vendredi, 22 novembre 2019 13:57

Au-delà des faits, de la loi et des frontières

Les jeunes genevois Theo Buckmaster et Bastien Stauffer-Cart ont été accusés par l’État français de délit de solidarité dans l’affaire des 3+4 de Briançon qui a défrayé la chronique au printemps 2018.[1] Ils témoignent de ce qui les a poussés à s’engager à l’époque, et contre quoi, et surtout pour quoi, ils continuent à militer.

Theo Buckmaster est maître nageur. Bastien Stauffer-Cart est diplômé d’Histoire économique et sociale et ancien rédacteur du Journal romand d’écologie politique. Ils pratiquent tous deux l’agriculture alternative, collective et non mécanisée, au sein d’un collectif à Genève.

L’Europe vit une nouvelle crise de discrimination et de rejet vis-à-vis des personnes migrantes. On parle d’Europe forteresse comme s’il y avait une volonté commune de protéger l’idylle économique que vit l’Occident au détriment d’autres populations du globe. Nous avons choisi d’y résister.

Il faut, dans un premier temps, se demander quel sens nous donnons à ce mot résister. Pourquoi, avec qui et contre quoi lutter? Se poser cette question, c’est, dans un deuxième temps, s’interroger sur les raisons de la migration et le sens des frontières. Enfin, cela nous mène à questionner le rôle de l’État, cette entité omnipotente, maîtresse de l’organisation politique, économique et sociale depuis plusieurs siècles, délimitant l’espace de l’activité citoyenne, monopolisant le récit officiel du juste et du faux auquel les migrant(e)s et nous-mêmes faisons face. Une déconstruction nécessaire qui guide notre réflexion et qui, couplée à la brutalité des faits, parfume l’air de notre récit.

Notre affaire

Nous trois, rejoints ensuite par quatre, parmi deux cents autres: nos arrestations étaient arbitraires. C’était le samedi 21 avril 2018. Nous étions à Clavière, du côté italien de la frontière française qui mène à Briançon, dans un lieu occupé. Ce refuge était ouvert aux personnes n’ayant comme choix pour rejoindre la France qu’une marche de nuit d’environ 20 km à travers la montagne, enneigée la moitié de l’année.

Ce jour-là, nous avons appris la présence d’une centaine de militant(e)s d’extrême droite au col voisin, diffusant un message de repli identitaire et de rejet de l’autre, prônant un renforcement des contrôles, une militarisation encore plus effective de la frontière et enfin une répression des personnes solidaires. Notre arrestation a eu lieu à la sortie de notre manifestation qui dénonçait, entre autres, cette présence.

Nous avons subi onze jours d’emprisonnement et plusieurs procès médiatisés; le dernier s’est clôturé sur la condamnation de deux d’entre nous à douze mois de prison, dont huit avec sursis, et des cinq autres à six mois de prison avec sursis. Nous sommes accusés d’«aide à l’entrée sur le territoire de personnes en situation irrégulière en bande organisée», parce que l’État a vu des personnes noires -donc de potentiels migrants- dans cette manifestation. Nous sommes maintenant en attente de l’appel.

La violence de la frontière

Comprendre la raison de cette manifestation, la répression policière et finalement notre résistance collective, c’est, pour nous, décortiquer l’idée de cette frontière, penser aux raisons de la migration et considérer les violences qui les sous-tendent. Que critiquer et pour quelles raisons? L’évidence apparaît lorsqu’on se voit confronté à la violence de l’État et de la police sur d’autres êtres humains. Les témoignages des exilé(e)s entendus lors de ce week-end -et ceux qui n'ont cessé de nous parvenir depuis lors- sont effarants.[2] Et c’est sans pouvoir entendre les récits des mort(e)s, victimes d’abandon dans la montagne ou de poursuites par la police![3] Ces personnes sont confrontées quasi systématiquement à des menaces, dont certaines à l’arme à feu, des guets-apens, des rackets, des tabassages. Aux mortelles traversées du désert et de la Méditerranée, à l’esclavage et à l’exploitation subis durant le voyage, s’ajoutent encore l’enfer administratif et les discriminations présentes en Occident.[4]

Car la frontière est bien un phénomène raciste et violent. Ce traitement différencié s’exprime cyniquement quand, devant les exilés, les touristes passent et repassent la frontière en s’amusant. Les marchandises, elles aussi, peuvent transiter sans soucis et sans relâche. Peu importe leurs origines ou les torts qu’elles causent à la vie et à la nature! La richesse sous-tend ces divisions.

Au delà du temps présent, on sait que les frontières sont des constructions politiques et économiques qui changent et évoluent suivant les époques. Une réalité encore plus abrupte lorsqu’on sait que durant presque 450 ans, jusqu’au début de la Révolution française, la frontière qui nous concerne n’existait pas! La République des Escartons d’alors regroupait des territoires alpins de la région, cultivant autonomie et pratiques démocratiques qui devraient nous inspirer.[5]

Enfin, il faut considérer que la migration est le résultat d’une histoire et que celle-ci n’est jamais neutre et encore moins résolue. De l’esclavage à l’impérialisme, en passant par la colonisation, les guerres et corruptions actuelles, l’Occident a toujours su participer, directement ou indirectement (la Suisse et ses multinationales), à l’exploitation des sociétés d’où viennent les exilé(e)s. En résulte une inégale répartition des richesses entre les différentes parties du monde, que Samir Amin avait décortiquée il y a cinquante ans déjà dans L’accumulation à l’échelle mondiale.[6] Cette dynamique d’amplification des inégalités et de destruction de la vie et de la nature n’a jamais cessé. Ajoutons à cela qu’il n’y a pas eu de «réparations» ou de «compensations» dignes, bien au contraire.[7]

Vous avez dit impartialité?

Prendre en compte ce contexte, oser aller au delà des faits, a constitué le corps même de notre résistance, mais l’État -et sa justice- n’a jamais eu l’audace de le considérer (malgré nos plaidoyers, rien ne figure dans le jugement) et n’a cessé de répéter que «l’on juge ici uniquement des faits». L’inverse serait admettre que ce sont ses propres lois qui ont défini le cadre de ce contexte; il lui faudrait alors remettre en jeu sa propre «impartialité» et admettre que la morale bien-pensante qu’elle sous-tend est celle des dominants.

En prison, nous avons eu le privilège d’être les trois ensemble en cellule, de ne pas quitter le quartier des arrivants et, finalement, d’être libérés, certainement à cause de notre background de Blancs de classes aisées. Une partialité que même les gardiens ne comprenaient pas. Nous avons vu sur place que les personnes qui courent le plus de risques d’aller en prison sont de couleur, ghettoïsées, et/ou sans ressources financières et avec peu de soutien, éloignées du langage bourgeois de la loi. La précarité est créée par la société, pour ensuite être méprisée. Faire face et réagir à cette situation implique, contre vents et marées, de ne pas considérer les lois et notre fonctionnement social comme bons. Finalement, cette histoire n’a fait que consolider notre opinion sur la présence structurelle des inégalités, de la hiérarchie et du pouvoir dans tout ce qui est institutionnalisé.

Décoloniser l’imaginaire

Le bien commun qui nous porte et qui nous amène à résister, c’est celui qui nous pousse à remettre en cause le pouvoir de la loi et à lutter contre lui. Car ce qui est considéré comme juste relève en fait de l’ingérence du développement à l’occidental, de nos «conquêtes» et de notre position privilégiée.

Il s’est toujours agi pour nous de «décoloniser notre imaginaire» du fonctionnement «libre et sécuritaire» de nos sociétés occidentales. Ainsi, résister pour nous, c’est lutter contre les contraintes normatives de la société, nos propres frontières. C’est oser être, en tant qu’individus, radicalement humbles, simples et compréhensifs vis-à-vis de ceux qui subissent. La force de la critique et de l’autocritique réside dans cette capacité à remettre en question nos privilèges, pour restituer le récit de la vie au sein d’un tout, plus large. 

  [1] À lire à ce sujet Lucienne Bittar, Liberté pour les trois de Briançon, 1er mai 2018. (n.d.l.r.)
[2] Voir le dossier «Fuites et migration», in choisir n° 693, avril-juin 2017, et la vidéo de Céline Fossati, Mahdi, 20 ans, requérant d’asile. (n.d.l.r.)
[3] Voir, par exemple, le reportage de Konbini News, Astrid Van Laer, «Hautes-Alpes: une frontière au-dessus des lois», 28.02.2019.
[4] Pour un témoignage et une réflexion autour de l’exil: Emmanuel Mbolela, Réfugié, Montreuil, Libertalia 2017, 264 p.
[5] La république des Escartons…; autonomie communale dans le Briançonnais du Moyen-Âge à la Révolution française, Boîte à Outils Editions 2013. Disponible sur infokiosques.net.
[6] Samir Amin, L'accumulation à l’échelle mondiale, Paris, Anthropos 1970, 592 p.
[7] Voir l’histoire de l’indépendance d’Haïti, contraint de favoriser la France dans ses échanges économiques et obligé de payer une dette jusqu’en 1952: Louis-Philippe Dalember, «Haïti, la dette originelle», in Libération, 25.03.2010.

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