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mardi, 29 juin 2021 22:59

Ces sons qui nous affectent

Philippe Lissac/GodongUne porte qui claque, le joyeux babillement des enfants, la sirène d’une ambulance passant à proximité: bienvenue dans un monde rempli de sons! Bien qu’invisible, cette onde mécanique nous accompagne au quotidien, à la fois alliée précieuse de notre cerveau, mais aussi ennemie fugace dont nous mesurons mal l’impact sur nos vies. Valentina Mancini, chercheuse pour le Département de psychiatrie de l’Université de Genève, nous aide à y voir plus clair.

Doctorante en neurosciences, Valentina Mancini a mené notamment des recherches sur les hallucinations auditives, un des symptômes les plus caractéristiques de la schizophrénie. Plus globalement, elle s’est intéressée aux hallucinations somatiques dans les troubles neurologiques. Aujourd’hui, la neuroscientifique explore la corrélation entre la perte de matériel génétique sur un chromosome (microdélétion) due à une anomalie et l’émergence de symptômes psychotiques chez ces mêmes sujets. Elle a accepté de répondre à quelques questions sur le son, notre cerveau et la manière dont ils interagissent, avec un détour par la musique.

Comment l’oreille filtre-t-elle les sons, puis les passe-t-elle au cerveau pour qu’il décortique l’information?

Valentina Mancini: «Tous les sons, qui peuvent être considérés comme des ondes, sont traités de la même manière dans le conduit auditif. Le chemin qu’ils empruntent commence dans le pavillon et se termine dans l’oreille moyenne. Là, ils font vibrer une membrane appelée tympan et une chaîne de petits os qui transmettent le son à l’oreille interne. À cet endroit, une structure appelée cochlée transforme les vibrations en impulsions électriques qui peuvent être transmises au cerveau. Plus précisément, la voie passe par le tronc cérébral, le noyau géniculé médian du thalamus et le cortex auditif. C’est le chemin qu’emprunte tout son.»

Comment le cerveau catégorise-t-il les sons agréables, désagréables ou encore les sons d’alarmes?

«En fonction de la qualité de ces sons, qu’ils soient agréables, désagréables ou qu’ils génèrent des réactions d’alarme, des zones différentes du cerveau sont activées. Par exemple, l’amygdale est activée en cas d’excitation et de réactions d’alarme, tandis qu’une musique agréable peut éveiller le système de récompense au cerveau, qui est le même circuit que celui qui est activé lorsque nous sommes amoureux ou que nous mangeons quelque chose que nous aimons particulièrement et qui nous fait du bien.»

En ce qui concerne la schizophrénie, vous mettez en lien l’oreille et les hallucinations auditives dans votre étude.

«Dans un sens, oui, bien qu’il s’agisse plutôt du noyau géniculé médian, dont nous avons vu qu’il était une importante station relais entre l’oreille et le cortex auditif. En étudiant une population affectée par un syndrome génétique générant 30% de probabilité de développer un trouble psychotique, nous avons vu que les sujets qui avaient des hallucinations auditives, c’est-à-dire qui percevaient des sons en leur absence, avaient une connectivité accrue entre le noyau géniculé médian et le cortex auditif. Tout se passe comme si le système auditif avait tendance à être activé même au repos, en l’absence de sons réels. Nous avons aussi vu que, chez les sujets présentant des hallucinations, ce noyau se transforme entre l’enfance et l’adolescence, ce qui pourrait expliquer la connectivité altérée.»

Schéma du cerveau et du thalamus © UNIGESchéma du cerveau et du thalamus. Les flèches vertes représentent les connexions nerveuses entre les deux noyaux du thalamus et les aires du cortex auditif et de Wernicke. © UNIGE

De quelle manière les pathologies telles que la maladie d’Alzheimer, l’autisme ou encore la démence sénile sont-elles liées au son(s) et à son traitement par le cerveau?

«Le traitement sensoriel, et donc aussi le traitement des sons, est également altéré dans ces pathologies. Cependant, il n’est pas dit que ces altérations se produisent au même niveau dans la voie auditive que dans la schizophrénie. En outre, l’absence de symptômes dits positifs, tels que les hallucinations et les délires, constitue une différence supplémentaire. Par exemple, l’autisme est souvent caractérisé par une hypersensibilité aux sons, qui se traduit par un traitement anormal des sons pouvant impliquer, outre les zones cérébrales typiquement activées par les sons, également la partie limbique du cerveau, qui traite normalement des émotions. En ce qui concerne la démence et en particulier la maladie d’Alzheimer, on sait que des perturbations du traitement auditif peuvent survenir dans les premiers stades de la maladie. Récemment, certaines études ont même démontré une corrélation possible entre la perte auditive, due à l’exposition au bruit ou à d’autres causes, et le risque de développer la maladie d’Alzheimer.»

Comment ces nouvelles découvertes ouvrent-elles des voies de traitements?

«Une étude sur des souris atteintes du même syndrome génétique [que dans la schizophrénie, ndlr.] a montré que cette connectivité thalamo-corticale anormale dépend d’un gène impliqué dans la transmission dopaminergique. Cela suggère donc que les médicaments qui agissent sur ces récepteurs, comme les antipsychotiques, devraient normaliser la situation. En fait, ces médicaments sont principalement actifs contre les symptômes psychotiques dits positifs.»

On voit aussi que le son peut avoir un effet bénéfique sur le développement cérébral, voire protecteur dans le maintien des aptitudes cognitives, de quelle manière?

«Il est certain que lorsque les sons deviennent un art, comme dans le cas de la musique [cf. Vincent Arlettaz, Sur un malentendu, in choisir n° 700], ils peuvent avoir un effet positif sur le cerveau. En effet, la musique a un effet direct sur la physiologie non seulement du cerveau, mais aussi de l’ensemble du corps humain. Il a été démontré que l’écoute de la musique peut contribuer à une meilleure perfusion des organes avec des conséquences positives sur la pression sanguine et le rythme cardiaque.

»En ce qui concerne le cerveau, de nombreuses études ont montré que l’écoute de la musique active le système de récompense dopaminergique, le centre du plaisir du cerveau. En outre, la musique peut jouer un rôle positif dans les maladies mentales en réduisant les niveaux de cortisol, qui sont associés au stress, et en combattant l’anxiété. Certains psychiatres recommandent d’écouter de la musique lorsque vous souffrez d’hallucinations auditives, pour essayer de créer un contraste avec d’autres types de sons et réduire le stress.

»Certaines études ont montré un effet positif de la musique sur le développement du cerveau pendant la grossesse et après la grossesse dans le cas des bébés prématurés, pour favoriser notamment le développement du langage et de la lecture. La musique peut aussi avoir un effet positif sur les facultés cognitives dans le grand âge. Dans le cas de la démence et du déclin cognitif, bien qu’il y ait une perte de la mémoire sémantique, la mémoire dite procédurale reste intacte. Ainsi, par exemple, les personnes qui savent jouer d’un instrument peuvent conserver cette capacité et en bénéficier. De plus, de manière plus générale, l’écoute de la musique semble avoir un impact positif sur la fonction cognitive, l’humeur et même le comportement et réduire l’agitation psychomotrice.

»Il est certain que des recherches supplémentaires sont nécessaires pour comprendre pleinement le potentiel de la musique en tant que remède; elle n’a sans doute aucun effet secondaire. »

L’exposition continuelle à de la pollution sonore peut causer des dommages cérébraux permanents…

«C’est certain. L’exposition à la pollution sonore, en particulier chez certaines catégories de travailleurs exposés quotidiennement à des sons nocifs, peut causer des dommages permanents aux terminaisons nerveuses de l’oreille interne appelées cellules ciliées. Il en résulte une perte d’audition chronique et une surdité. En outre, ce type d’exposition peut également donner lieu à des symptômes psychiques tels que l’insomnie, la baisse de vigilance ou au contraire l’excitation, l’anxiété et la dépression.»

À contrario, certaines personnes affirment qu’écouter de la musique «un bruit de fond» permettrait au cerveau de mieux travailler.

«Oui, ce n’est pas surprenant si l’on considère que l’un des effets de la musique sur le cerveau est de synchroniser à grande échelle différentes régions corticales. Dans une étude, il a été démontré que l’écoute d’une symphonie activait deux réseaux distincts impliqués respectivement dans l’attention et la saillance, c’est-à-dire l’importance relative d’un stimulus donné par rapport aux autres stimuli présents dans l’environnement. En un sens, on pourrait concevoir l’écoute de la musique comme un entraînement à l’attention et à la capacité d’anticiper les événements.»

Finalement, peut-on protéger notre cerveau du bruit malsain et le «doper» aux sons bénéfiques?

«On peut bien sûr se protéger des nuisances sonores en limitant autant que possible l’exposition et, si nécessaire, en portant des protections appropriées, bien que cela ne soit pas toujours suffisant. Il est clair que l’écoute de la musique est en quelque sorte une forme de nourriture sensorielle pour le cerveau, et comme nous l’avons vu, elle peut également être bénéfique pour certaines pathologies psychiatriques et pour améliorer les facultés cognitives aux extrémités de la vie. »


MusicophiliaPour la relation entre musique et cerveau: Olivier Sacks, Musicophilia. Tales of Music and the Brain, Knopf 2007.

Pour la problématique du son et de son impact, quelques lectures scientifiques suggérées par Valentina Mancini:
Dopamine modulates the reward experiences elicited by music
The Effect of Music on Auditory Hallucination and Quality of Life in Schizophrenic Patients: A Randomised Controlled Trial
Abnormal Development and Dysconnectivity of Distinct Thalamic Nuclei in Patients With 22q11.2 Deletion Syndrome Experiencing Auditory Hallucinations
Neural dynamics of event segmentation in music: converging evidence for dissociable ventral and dorsal networks
How Can Hearing Loss Cause Dementia?

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