lundi, 28 novembre 2016 15:34

La saison du poète

«A ce moment l’aube se leva; sachant que Shéhérazade ne commencerait à parler qu’à la nuit, le préfacier en profita et, baisant le sol devant le roi lecteur, il dit...» (Mille et une nuits.)

Spécialiste de littérature anglaise, Gérard Joulié a traduit de nombreuses œuvres pour les éditions l’Âge d’homme, notamment de Chesterton et Saki. Il participe depuis 1984 à la rubrique lettres de choisir. Il publie des recueils de poèmes et de prose sous le pseudonyme Sylvoisal.

La nuit, les animaux vont boire, chasser, aimer et le conteur triomphe du temps aboli. La nuit, en Orient, c'est le réveil du corps et de l'esprit, et le jour, c’est la vraie nuit de l’Oriental étendu sur une ottomane, un grabat ou une natte. Le jour, le bazar est fermé et sur les routes les passants sont sourds au klaxon, transformés en somnambules, indifférents au trafic.

En sectionnant les objets, en découpant le temps avec son cadran, le sommeil est l’ennemi du surnaturel. Il rapetisse les géants, sépare les amants, ferme les souterrains. À l’aube, le merveilleux se dissout, l’enchantement disparaît, les bêtes cessent de parler, les rois refusent leur fille au portefaix, les croyants doutent et le poète éteint sa lampe.
L’Occident nous donna le jour et le travail, l’Orient nous donna la nuit, sa paresse et ses sortilèges. L’Occident nous donna le souci, la fièvre, l’idolâtrie de l’argent, de l’industrie, de la fécondité, de la croissance, de l’accumulation, de la réussite, des études, de la science et, pour couronner le tout, le voilà qu’il veut sauver la nature, les bêtes et la planète qu’il a domestiquées, asservies et exterminées ! Ce faisant nous perdons un peu plus à chaque seconde le négatif, les distances, le silence, la pénombre, le sublime, les joies angoissées, la proximité de la mort, la peur, l’errance, l’animalité, les rites, l’ennui, et tout ce que nous avons jeté à la poubelle, tout ce que nos ancêtres fabriquaient à l’aide de leurs mains. Au nom du bien général, de la société, de la tyrannie du Bien! Et nous avons perdu la vie privée, cachée, solitaire, obscure, singulière, absurde, irrégulière, la vie nocturne ordurière et sacrée, au moment où la vie sociale et politique est devenue spectaculaire, vénale et infiniment bavarde.

L’autre monde

La nuit ne tend pas vers le jour. La nuit est un monde en soi, un autre monde, l’autre monde. Les Romains appelaient Pluton le roi de l’ombre. Le lit, l’ombre et le silence. La lumière éteinte dans la nuit, les combats de l’amour commencent. Une seule nuit peut faire de n’importe quel homme un dieu, nocte una quivis vel deus esse potest (tout lecteur de même peut être un dieu dans la nuit: Properce, Elégies). Elle s’approche de toi, la longue nuit. Aucune aurore ne lui succédera.
Les poètes, qui ont un pied dans le monde surnaturel et merveilleux, ont chanté la nuit. Écoutons Edgar Po : «Par une sombre route déserte hantée de mauvais anges seuls, une Idole nommée Nuit, sur un trône noir debout règne... j’ai erré, j’ai rêvé...» Ici la mort et la nuit sont sœur et fille du démon. Car dans la nuit le démon lui aussi s’est taillé un empire.
Pluton est le dieu de l’autre monde. Il est celui qui vit dans l’ombre. Shakespeare a écrit:Pluton ferme les yeux tandis que chante Orphée. Il y a un monde qui appartient à la rive du Léthé. C’est le monde muet des rêves et des lettres. C’est le monde caché des grottes et des livres. Le monde de la solitude que requiert la lecture sans commentaire ni explication d’un livre à la lueur d’une chandelle, le monde où la chair frissonne et tremble, où la parole se tait, où des langues et non plus seulement des mots sortent des bouches.
La victoire de l’Invisible ne brille pas. Un jour on emmena Jésus de chez Caïphe au prétoire. Le gouverneur Pilate entra et dit à Jésus: «Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi. Qu’as-tu fait?» Jésus répondit:  Mon royaume n’est pas de ce monde.» Aux êtres égaux, interchangeables des régimes démocratiques modernes, s’opposent les individualités imprévisibles des mondes poétiques, romanesques et surnaturels. Au negotium démocratique s’oppose l’otium aristocratique.
Jésus contre les pharisiens et les docteurs de la loi, Socrate contre les magistrats de la cité, Pascal contre Descartes, Kierkegaard contre Hegel, Nietzsche contre la philosophie. Au monde du travail, de la production, du profit, de l’actualité, du bruit, du jour, du forum et du bavardage médiatique, ils ont opposé l’ombre, le secret, la nuit, le singulier, le particulier, la rêverie, la solitude, le recueillement, l’anachorèse, bref l’immortelle enfance de ceux qui peuvent dire, la tête sur le billot, que leur royaume n’est pas de ce monde, car ils n’ont pas baisé le ventre de Mammon.
La photo, le cinéma, la presse et tous les moyens de communication de masse furent les derniers agresseurs qui arrachèrent les derniers lambeaux du vêtement qui couvrait la nudité des âmes, des cœurs et des pensées, durant leur sommeil de ruminant, empêchant les derniers des hommes d’être entièrement exposés aux regards de tous, comme des esclaves sur la place du marché. Maintenant il n’y a plus d’ombre ni de nuit pour dérober à la vue de tous -spectacle intégral, transparence absolue et gratuite- ses plaisirs, ses dégoûts, ses mépris et ses haines. Car il n’y a plus d’autre monde! La société a fini par coloniser la nuit elle-même. Son souvenir s’est effacé au point que sa nostalgie ne fait même plus souffrir ceux qui sont nés après qu’elle eut disparu. Qu’y a-t-il encore à taire et à cacher?
La nuit de Baudelaire est moins noire, moins effrayante, plus douce, plus maternelle que celle du poète puritain de Virginie. «Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. /Tu réclamais le soir; il descend, le voici.»
Le soir est le précurseur, l’ambassadeur de la nuit. Et les deux derniers vers du dernier tercet du sonnet vont comme suit: «Et comme un long linceul traînant à l’Orient, /Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche.»

Les avons-nous rêvés?

Si nous étions restés fidèles aux voix venues d’Orient, si nous avions écouté le chant des sirènes au lieu de nous boucher les oreilles, nous aurions passé nos vies couchés sur des tapis persans à écouter silencieusement Shéhérazade nous conter des histoires, et nous serions restés comme Marie aux pieds du Sauveur au lieu de nous agiter comme sa sœur Marthe.
«Une nuit où le khalife ne pouvait dormir, il fit appeler Shéhérazade.» Que pourrait-elle désormais lui raconter? Réussirait-elle à distraire son maître de tant de nouveaux soucis: la misère des plus riches, la colère des plus sages, les contrôles policiers, les tortures, bref, les bombardements? Réussirait-elle à lui faire oublier un Orient sans sagesse, un Occident sans force, un monde sans bonheur, sans innocence et sans joie? Où sont les vieillards à barbe teinte, les porteurs d’eau philologues, les poètes de la cour abbasside et son pavement mouillé d’eau de rose? Les avons-nous rêvés?

Lu 896 fois

Nos revues trimestrielles