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jeudi, 01 septembre 2016 17:01

Dieu et la construction de l’être

Qu’est-ce que «dieu» par rapport aux besoins humains les plus profonds ? Pour la psychanalyse, «dieu» dit le besoin de se sentir réels, de faire l’expérience que nous sommes bien au cœur de notre vie, réveillés! C’est aussi le lieu où nous expérimentons que nous ne pouvons exister sans la reconnaissance de l’autre.

Le théologien Paul Tillich décrit Dieu comme «ce qui concerne l’homme de façon ultime», ce pour quoi il pourrait risquer sa vie, ce sans quoi sa vie n’aurait pas de sens. Peut-on donc passer une vie sans se poser cette question : «Y a-t-il une vie avant la mort ?»
Il n’est pas exagéré de dire que, dans la vision utilitariste moderne, cette question a été franchement mise de côté. Ce sont les utilitaristes du XVIIIe siècle qui ont été les principaux artisans de la bascule dans un monde non-religieux. Ce qui peut se comprendre, vu la façon dont la religion peut être et a déjà été instrumentalisée par des pouvoirs autoritaires. Mais ce que ces philosophes n’avaient pas prévu, c’est qu’en s’attaquant à Dieu, ils détruisaient en même temps une dimension fondamentale du rapport de l’homme à lui-même, le cœur et le lieu brûlant de sa passion d’exister.
Le premier utilitariste s’appelait Claude-Alain Helvetius. Il voyait l’homme comme téléguidé par son seul plaisir physiologique.[1] Pour lui, les représentations que l’homme se construit, les expériences présentes dans sa mémoire, les projets dans lesquels il s’investit ne sont que «factices». Ces régulateurs symboliques ne seraient que des constructions artificielles et dévitalisées, cachant le besoin de trouver son propre plaisir. Or trouver son plaisir, un toxicomane peut le faire à l’aide d’un produit adéquat! La vision de l’homme moderne qui se base sur cette idée est donc celle d’un homme court-circuité qui, ne cherchant que son plaisir, devient incapable de s’emparer du centre énigmatique de sa vie et de son destin.

Le vide de l’âme

Très tôt, certains se sont rendu compte des court-circuits relationnels qu’implique cette vision. Le maître d’Helvetius s’appelait Fontenelle: c’était un écrivain, un scientifique... et un libertin expert des relations avec les femmes. Il était néanmoins conscient que faire du plaisir la clé de voûte du fonctionnement humain – ce qu’il défendait bec et ongles avec son ami Voltaire – était une arme à double tranchant. Écoutons-le rapporter l’une de ses expériences : «Dans l’âge des amours, une maîtresse me quitte et prend un autre amant. Je viens chez elle tout furieux, je l’accable de reproches; elle m’écoute et me répond en riant: ‹Quand je vous pris, c’était le plaisir que je cherchais; j’en trouve plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence? Soyez juste et répondez-moi.» Devant un tel aplomb, Fontenelle ne put que répondre: «Ma foi, vous avez raison !» C’est pourtant Fontenelle qui fit dire au héros libertin de l’une de ses pièces: «Moi qui ai connu tous les plaisirs, à quoi m’aurait-il servi de tomber réellement amoureux ? À me remplir le cœur, à me ravir, à m’élever au-dessus de moi-même. Je me sens un vide dans l’âme qui commence à m’être insupportable. Il me manque d’aimer.»
Aimer... et être aimé. En se basant sur le plaisir propre, les utilitaristes pensaient pouvoir faire l’économie de ce «problème». En n’attendant rien de notre partenaire – si ce n’est un peu de plaisir – nous nous protégeons à l’avance de la déception. Et ainsi de notre propre attente, car d’un partenaire nous n’attendons rien moins que... tout ! C’est notre propre valeur que nous cherchons à valider dans son regard.
Mais s’engager dans un rapport amoureux, c’est aussi s’exposer à devoir répondre à l’attente totale de l’autre! Ce n’est pas pour rien que le rapport amoureux est souvent mis en scène et dramatisé au travers d’un imaginaire fait de dévoration! Dans les contes, cette menace vient souvent d’une figure archaïque, l’ogre ou la sorcière : on est donc ici en rapport avec les tout premiers fondements de la personnalité, là où le petit humain, transi, entre en contact avec un monde dont il ne connaît rien et dont il attend tout.
Ce rapport avide, terrorisé, furieux au monde, voilà ce dont l’homme moderne croit être protégé. Mais le prix de cette défense est qu’il ne doit plus rien attendre de fondamental pour lui-même, et qu’il doit donc désinvestir le centre de sa personnalité, et y laisser creuser un «vide insupportable».

Délocalisation

C’est le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott (1896-1971) qui a attiré l’attention sur cette question. Il n’est pas inintéressant d’observer que c’est pendant la Deuxième Guerre mondiale qu’il a commencé à développer ses intuitions. Ce sont, en effet, dans les moments où l’histoire du monde peut basculer, face à un destin qu’il ne maîtrise pas, que l’homme entre en contact avec ses angoisses les plus archaïques.
Winnicott propose alors des hypothèses pour comprendre ce qui se passe dans l’esprit d’un nourrisson de moins de six mois. Comme il est évidemment difficile de savoir de quoi sont faites ces expériences précoces si fondatrices, il s’appuie sur le vécu des schizophrènes pour les éclairer. Plusieurs patients qu’il suit à cette époque parviennent à lui faire part de leurs expériences de «déréalisation» – c’est l’ancrage même du psychisme dans le corps qui est touché. Ainsi un patient peut laisser quelqu’un blesser son pied sans réagir, car «son pied n’a pas d’yeux» ; c’est comme s’il ne se sentait pas localisé dans son propre corps. Un autre se souvient qu’il était persuadé que son jumeau à l’autre bout du landau était lui: il était donc surpris lorsqu’on soulevait ce jumeau et que lui-même ne bougeait pas!
Winnicott a réalisé que ces descriptions grossissaient à la loupe des états extrêmement courants. Que l’on pense au fait de se réveiller la nuit dans un chalet peu connu: on peut, l’espace de quelques instants, ne plus savoir dans quel endroit on se trouve. De façon plus générale – et plus inquiétante – nous pouvons parfois avoir le sentiment de «tourner à vide» dans notre vie ou que celle-ci n’a plus de sens, comme lorsque nous répétons un mot trop longtemps, au point qu’il finit par sonner creux et ne plus rien signifier.
Pour le psychanalyste anglais, de nombreux syndromes dépressifs pourraient être compris comme le résultat de tels états où le patient devient le spectateur passif d’une vie qui n’est plus la sienne – même si, de l’extérieur, il peut donner l’impression de «fonctionner» correctement.
Pour ne pas se vivre comme un extraterrestre impuissant, coincé dans les limbes d’un monde irréel, le petit humain doit pouvoir faire l’expérience d’une correspondance suffisante entre ses besoins et les réponses de l’environnement. C’est dans les bras et dans les yeux de ses parents (ou de ceux qui en tiennent lieu) qu’il va réaliser qu’il existe: la lumière qui s’allume dans tes yeux quand je suis là, voilà la preuve que je ne suis pas rien. Voilà le signe sur lequel je peux construire le sentiment que je compte pour toi, et que ma vie a donc de la valeur. Ce sont ces expériences qui permettent à l’individu de se localiser dans son corps et de devenir progressivement «intégré».

Des vies avant la mort

Mais cette intégration peut être remise en question au cours de l’existence, notamment dans les phases de transition radicale que le développement ne manque pas de nous faire traverser. Cela signifie que le problème n’est pas seulement de savoir s’il y a une vie avant la mort, car la vie en effet est faite de plusieurs vies, de plusieurs phases, qui obligent à remanier de fond en comble notre rapport à nous-même et au monde.
L’exemple de transition le plus frappant est celui de la crise d’adolescence. Cette crise est telle qu’elle oblige chacun à entrer dans un monde qui lui était totalement inconnu jusque-là. Personne ne peut y échapper, puisque l’attaque vient de l’intérieur: c’est la puberté qui modifie fondamentalement le rapport à son corps – qui initie l’individu à la «petite mort» de l’orgasme – et qui transforme les accords de fonctionnement avec les pairs.
Il faut mesurer l’ampleur de cette transformation : un enfant de douze ans est valorisé s’il obéit à ses parents, mais quatre ans plus tard il pourrait être sujet de moquerie s’il reste le samedi soir auprès de sa mère. Ce qui était obligatoire à un moment donné devient honteux quelque temps après. Il y a là un véritable bouleversement des valeurs, où l’individu se voit sommé d’assumer son existence en son nom propre. Il faudrait normalement avoir le temps d’osciller suffisamment longtemps entre la position d’enfant et celle d’adolescent pour «sentir» si «ça le fait», si on «assure» assez pour ne pas avoir à jouer un rôle artificiel.
On comprend donc que le développement humain nous confronte à une exigence contradictoire. Il y a, d’un côté, une puissante «tendance à l’intégration» qui nous pousse à chercher une unité, une intégrité de notre rapport à nous-même : c’est le besoin de se sentir réel, de sentir que nous sommes devenus vivants, si possible avant de mourir ! Mais il y a aussi l’exigence de reformuler plusieurs fois le contrat que nous avons passé avec la vie, d’une manière tellement fondamentale que nous pouvons parler de plusieurs vies à mener au cours d’une existence.

Maisons symboliques

C’est la peur de ne pas trouver un nouveau contrat de confiance avec la vie qui peut conduire l’individu à se crisper. La saine recherche d’intégrité peut alors devenir ce qu’on pourrait appeler un «intégrisme psychique», une fixation rigide à un stade de développement. L’agrippement à la loi, à «ce qui avait été convenu», est une des formes possibles de cette fixation : l’intégrisme moral est d’autant plus rigide qu’il échoue à procurer une réelle sécurité, et qu’il faut donc resserrer de plus en plus les nœuds du besoin de contrôle.
Nous voyons ici se dessiner le besoin de l’homme à pouvoir s’identifier à un «lieu psychique», à un contrat symbolique auquel il peut donner de la valeur, et duquel il va en retour recevoir sa propre valeur. Pour prendre un exemple simple, pensons à la façon dont nous pouvons investir un emploi: nous aimons pouvoir être fiers de l’activité que nous menons, parce qu’elle nous offre une indépendance financière, mais aussi parce qu’elle est valorisée aux yeux de nos pairs. Cela nourrit profondément notre sentiment d’identité.
Chacun investit de fait un certain nombre de «maisons symboliques» qui correspondent aux différentes dimensions de son identité. Lorsque l’individu a le sentiment cuisant d’avoir été violemment délogé de son lieu symbolique, il peut riposter follement en infligeant cette même violence à ses pairs. On touche ici à la spécificité de la violence humaine dans sa dimension symbolique.

De la violence

On sait qu’il existe dans le monde animal des ritualisations de la violence: dans un combat entre deux mâles, celui qui va perdre accepte sa défaite en exposant une partie faible de son corps (le cou ou le ventre) et le vainqueur cesse alors le combat. Chez les humains, il est possible de ne pas tenir compte de ces limites et de s’attaquer non seulement à la vie de l’autre, mais aussi à ce à quoi il donne de la valeur. Comme ce soldat nazi qui demandait à une mère de choisir lequel de ses deux enfants elle voulait voir épargner. Ce qui est attaqué ici, ce n’est pas la vie de l’enfant, c’est beaucoup plus, c’est ce à quoi la mère s’est vouée et qui donne du sens à sa vie : la protection de ses enfants.
On peut aussi penser à la volonté des djihadistes contemporains d’«entrer dans les cauchemars» de leurs ennemis: ils cherchent ainsi à déloger d’autres humains du lieu psychique où ils reposent. Lorsqu’ils mettent en scène un individu à genoux prêt à être égorgé, c’est bien plus que sa vie qu’ils prennent : ils réussissent à réduire à néant, diaboliquement, sa protestation devant la mort. La folie humaine pourrait être comprise comme une façon d’infliger à l’autre ce qu’on sent avoir subi: une expulsion du droit à exister au cœur de sa vie.
Il y a de multiples causes à de tels délogements – économiques et politiques en particulier. Mais nous pouvons aussi y voir une protestation contre le fait que notre société utilitariste ne donne plus suffisamment corps aux besoins humains de se reconnaître dans ses valeurs. Henri Guillemin a puissamment parlé de cette exigence interne, chevillée au corps et à la vie des humains: «La personne, centralement, c’est quoi ? J’appellerais ça une espèce de noyau précaire et farouche qui constitue le JE profond. On ne peut pas la définir, les uns l’appellent Dieu, qui est un mot comme un autre, les autres l’appellent le bonheur, les autres l’appellent la solidarité, la charité, la justice, mais il y a au fond de chacun de nous, une réclamation viscérale d’un quelque chose qui serait notre accomplissement, notre totalité.»

* Emmanuel Schwab est chargé d’enseignement à l’Institut des sciences du langage et de la communication de Neuchâtel. Il est l’auteur de Croire avec Freud ? Quête de l’origine et de l’identité, Genève, Labor et Fides 2011, 320 p.

[1] La philosophie utilitariste hédoniste du XVIIIe siècle, inspirée notamment de Helvétius, implique cependant une dimension collective, comme chez Jeremy Bentham. (n.d.l.r.)

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