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mardi, 08 septembre 2015 14:51

Paul Gauguin. Mystique, sauvage et primitif

Paul Gauguin
Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 28 juin 2015

De Raphaël à Gauguin
Trésors de la collection Jean Bonna,
Fondation de l’Hermitage, Lausanne,
jusqu’au 25 mai 2015

Les vastes rétrospectives se convertissent en véritables missions impossibles, tant les musées et les expositions se multiplient. Pas moins de six ans auront été nécessaires à la Fondation Beyeler pour concevoir l’exposition consacrée à Paul Gauguin (1848-1903). L’institution bâloise est parvenue à fédérer les plus grands prêteurs. Le résultat est à la hauteur des attentes.
« Le masque de bandit mal vêtu et puissant comme Jean Valjean, qui a sa noblesse et sa douceur intérieure (…) et que la société opprime et a mis hors la loi, c’est l’image d’un impressionniste aujourd’hui. » Par ces mots, Gauguin commentait, dans une lettre adressée à Van Gogh en 1888, son autoportrait éloquemment intitulé Les Misérables.
Dans sa correspondance abondante, l’artiste ne cesse de se dépeindre en opprimé, victime de l’indifférence et de l’incompréhension. Cette victimisation rejaillit pour la première fois dans L’Autoportrait au Christ jaune de 1889, où le peintre va jusqu’à l’identification christique et sacrificielle. Il réitérera dans son œuvre future ce type d’autoportrait, symbolique d’un sentiment de solitude, d’abandon et de sacrifice.
Dans le Christ au jardin des Olivers, exécuté la même année et que présente la Fondation, il prête avec défi ses propres traits au Christ, qu’il illumine de cheveux rouges, en référence sans doute à la Passion autant qu’à sa propre malédiction.

Symbolisme
Les divers lieux d’existence de l’artiste exerceront toujours le rôle d’authentique révélateur, comme si Gauguin se cherchait hors de lui-même. « J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif. » Il en apprécie la vie rustique, les croyances et surtout une spiritualité qui le hantera sa vie durant. La Bretagne lui inspire Vision après le sermon ou La lutte de Jacob avec l’ange où sont représentées, dans un même espace, les Bretonnes et leur vision collective du fameux épisode de la Genèse dans lequel l’homme s’oppose à Dieu ou à Satan. Le sujet lui inspira peut-être une nouvelle manière de peindre, par aplats de couleurs arbitraires propres à rendre, notamment par le rouge envahissant, l’irréalisme de la vision. « Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse. » La césure avec l’impressionnisme et son naturalisme était consommée, au profit d’un symbolisme subjectif qui connaîtra son plein épanouissement sous les tropiques.
Creusant davantage son exil, Gauguin quitte Pont-Aven et son agitation « de monde étranger et abominable » pour le village de pêcheurs du Pouldu. Il n’en finit pas pour autant de rêver d’une autre thébaïde, d’un ailleurs toujours plus lointain, le Tonkin tout d’abord, Madagascar ensuite où il rêve de fonder « L’Atelier des tropiques », avant que Tahiti ne s’impose. C’est un mode de vie « peu coûteux » qui l’attire, mais aussi plus de « religion, de mysticisme et de symbolisme ».
En 1991, il s’embarque pour aller vivre là-bas, chez les « sauvages ». D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? - monumentale composition et prêt exceptionnel du Museum of Fine Arts de Boston - donne la mesure du mysticisme qui habite ces îles. Gauguin se nourrit de cette nature paradisiaque autant que de l’art maori. A travers ses sculptures exposées à Bâle, l’artiste se révèle le primitif du primitivisme par l’influence sans précédent des objets maoris. Il découvre en eux un art où la communication s’effectue au moyen de symboles. Hina et L’Après-midi d’un faune sont exemplaires de la véritable révolution opérée par Gauguin dans l’histoire de la sculpture. Il renoue, à l’encontre des pratiques occidentales, avec la taille directe. Partout la trace de l’outil est visible. Il tire un parti très expressif de l’inachèvement autant que des veines du bois qu’il laisse apparentes. Enfin l’artiste adopte un parti radicalement antinaturaliste.
Plus que les sculpteurs, ce sont les peintres de l’avant-garde, Matisse et Picasso qui comprendront la portée de ces innovations, tant du point de vue des sources primitives, que de l’exécution volontairement fruste. Gauguin avait inventé une nouvelle forme d’expression, qu’ils reprendront à leur compte et radicaliseront, faisant ainsi de leur prédécesseur un acteur essentiel de la modernité.

Les dessins de Jean Bonna
La collection, ou plutôt les collections constituées par Jean Bonna, sont nées de sa seule passion. Pas d’atavisme, pas de thème ou de ligne précise (tout du moins dans le domaine du dessin) de la part de cet amateur qui n’achète que ce qu’il aime.[1] Ses goûts ? Ils se sont d’abord portés sur les livres, dont les quelque 4500 volumes se donnent pour objectif la littérature et l’évolution de la langue française. Composé à la fin du XIVe siècle par Jean d’Arras, Le Roman de Mélusine - dont Jean Bonna acquiert la première édition en français (1478) - marque le point de départ de cette vaste « défense et illustration de la langue française ».
C’est par le livre illustré que le bibliophile en vient ensuite à la gravure, dont il réunit une centaine d’exemplaires, avant de renoncer à cette technique - « affaire de spécialistes » - au profit du dessin, « plus immédiat, comparable en cela au manuscrit. Même les plus achevés révèlent, mieux que ne le ferait une peinture, la part intime d’un artiste », confie-t-il.
A la rigueur du bibliophile, succède alors le libre choix de l’amateur de dessins. Jean Bonna n’obéit à aucune chronologie, comme en témoigne l’ensemble présenté à la Fondation de l’Hermitage, qui débute au XVe siècle avec les Deux anges de Dieric Bouts, pour se clore en 1911 avec l’emblématique Bibliophile de Vallotton. La sélection aurait d’ailleurs pu s’aventurer plus avant dans le XXe siècle, avec Modigliani, Balthus ou Picasso dont le collectionneur possède trois œuvres. Les artistes allemands Hans Hoffmann, Albrecht Dürer, le Hollandais Rembrandt, le Flamand Jan Breughel l’Ancien ou Goya confirment par ailleurs le refus de s’enfermer dans des frontières.
Il reste que les quelque quarante feuilles exposées à Lausanne du très brillant dessinateur Le Primatice, d’Andrea del Sarto, de Raphaël et de son maître le Pérugin, de Salvator Rosa, Canaletto, Guardi ou Tiepolo, qui jalonnent près de trois siècles de création, rendent compte des premières amours du collectionneur, qui avait acquis son premier dessin à Venise en 1988. La diversité apparente ne parvient pas non plus à dissimuler les goûts foncièrement francophiles de Jean Bonna, illustrés à Lausanne par les œuvres de Poussin, Le Lorrain, Boucher, Chardin (dont les dessins sont si rares), Watteau ou Fragonard.

Un philanthrope
« Les collectionneurs, affirme-t-il, sont plus ou moins des mécènes. » A l’évidence, Jean Bonna en est un, et non des moindres. « Il faut savoir que les œuvres viennent d’abord aux musées. Le British Museum m’avait signalé une feuille de Renoir destiné à L’Assommoir de Zola. Il s’agissait de la seule illustration jamais réalisée par le peintre impressionniste, qui était de surcroît assortie d’une dédicace de l’écrivain. Il passait dans une toute petite vente à Londres, dont je n’aurais pas eu connaissance sans le conservateur du British Museum. J’entretiens ce type de relations avec les institutions, contre lesquelles je n’enchéris jamais en salles de ventes. C’est de la bonne éducation. »
Lorsqu’en 2006 l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris présentait ses dessins français et italiens, elle rendait hommage à celui qui avait permis l’aménagement du Cabinet, alloué depuis aux expositions d’arts graphiques. Membre du conseil de dotation du Louvre, Jean Bonna est aussi honorary trustee du Metropolitan de New York et contribue aux acquisitions de la Mor - gan Library & Museum et de la Frick Collection de New York, ainsi qu’à celles du British Museum (Londres) et de l’Ashmolean Museum (Oxford), ceci pour ne rien dire des expositions et publications scientifiques qu’il a rendues possibles. Il démontre « qu’aimer le dessin ne consiste pas seulement à en acheter ».
Eminemment respecté d’un cercle d’amateurs fédérés autour du dessin, Jean Bonna méritait que la Suisse lui fît aussi les honneurs d’une exposition.

[1] • On ne trouvera pas plus de perspective d’investissement chez cet ancien associé de la banque Lombard Odier Darier Hentsch & Cie.

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