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dimanche, 14 octobre 2018 15:43

Balthus, le choc des contraires

Bio Balthus 1948Balthus, 1948 © The Irving Penn FoundationLa Fondation Beyeler à Bâle consacre une exposition rétrospective à Balthasar Kłossowski de Rola (1908–2001), l’artiste fantasque de Rossinière (VD) plus connu sous le nom de Balthus. Il s’agit d’une première présentation exhaustive de son travail en Suisse alémanique, la première exposition de Balthus dans un musée suisse depuis une décennie. Un événement donc pour l’un des artistes majeurs du XXe siècle, l'un des plus singuliers également, pourtant mal connu du grand public. À découvrir jusqu’au 1er janvier 2019.

La Fondation Beyeler a souvent démontré le classicisme de la modernité. Elle sait également convaincre que des figures aussi classiques que Balthus peuvent se rattacher à l’art contemporain parce qu’elles en partagent les questionnements.

Un peintre encore sulfureux
En 2013, le quotidien britannique The Guardian relevait la «fascination excessive de Balthus pour les jeunes filles tout juste pubères». Quatre ans plus tard, le Metropolitan Museum de New York jugeait nécessaire de mettre en garde les visiteurs de la nature «perturbante» de certaines œuvres. Pour autant, une pétition demandait en novembre dernier à cette même institution le décrochage de Thérèse rêvant. L’objet du litige qui avait réuni plus de 10 000 signatures: Le portrait de Thérèse Blanchard laissant entrevoir sa culotte. L’auteur de la pétition n’était pas une octogénaire pudibonde comme on pourrait l’imaginer, mais une jeune femme de 30 ans -Mia Merrill- choquée par la «position sexuellement suggestive (…) les jambes en l’air et les sous-vêtements en pleine vue».

Le goût des jeunes filles et de l’enfance
Balthus New York MET The uere Cse GROSS LAC 378x300mmThérèse, 1938 © The Metropolitan Museum of Art/Art Resource/Scala, Florence

Il s’agissait là du thème de toute la vie et incontestablement le sujet de prédilection de Balthus. Il l’aborde de l’âge de 12 ans -lorsqu’il illustre Mitsou le Chat en 1921-, jusqu’à sa mort en 2001, ainsi qu’en témoigne La Jeune fille à la mandoline, une œuvre ultime demeurée inachevée. Que penserait Mia Merrill d’Anna Wahli modèle de cette peinture et dernière muse de l’artiste pour lequel elle posa de 8 à 16 ans. Nombre de clichés, plus de 1900, retracent ces séances de pose. Le polaroïd remplaçait le dessin, non pour accentuer la charge érotique par le réalisme photographique, mais parce que l’octogénaire «ne pouvait plus tenir un objet aussi fin que le crayon, révèle Anna Wahli». Exposés dans la plus grande indifférence à la galerie Gagosian à Paris, ces photographies seront censurées à quelques mois de distance par le musée Folkwang d'Essen, en Allemagne. On n’en déduira pas que la pudeur est affaire de nationalité ou de culture; il reste que l’œuvre du peintre alimente le débat sur le nu d’adolescent.

Une œuvre ambiguë

L’artiste n’était pourtant pas l’inventeur d’une nouvelle iconographie, celle-ci ayant largement remporté les faveurs des artistes du XIXe siècle et particulièrement des sculpteurs. Si le bât blesse moins à l’endroit du sujet que de son traitement, Balthus ne fait pas non plus figure de révolutionnaire. Lorsque la Fondation Beyeler le qualifie de «grand maître de l’art du XXe siècle», elle songe à ce représentant de la grande peinture qui se réfère aux «traditions artistiques allant de Piero della Francesca à Poussin, Füssli, Courbet et Cézanne». Autodidacte, il avait fait sien le conseil de Bonnard l’invitant à faire son apprentissage en copiant les maîtres du Louvre.

Jeune, il exécute d’ailleurs la copie d’Echo et Narcisse de Poussin afin de l’offrir à Rainer Maria Rilke, l’écrivain et secrétaire de Rodin, alors compagnon de sa mère. Techniquement, on ne peut nier son classicisme de facture ni oublier son usage de la peinture à la détrempe qu’il devait aux maîtres italiens du XVe. L’Histoire de Théophile de Masolino à la Chapelle du Carmine à Florence lui inspira l’attitude de plusieurs personnages de La rue (1933) exposé à la Fondation. Sa nomination en 1961 à la direction de la Villa Médicis par André Malraux relancera encore son intérêt pour la Renaissance italienne, ainsi qu’en témoigne à la Fondation La chambre turque (1965-6). «Le chef-d’œuvre absolu», selon son biographe Jean Clair trouvait son origine dans l’Allégorie du Bon et du Mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne. Il resituait la scène dans la «chambre turque» qu’avait aménagée en 1833 le peintre Horace Vernet alors qu’il était directeur de la Villa Médicis. Balthus y prenait pour modèle Setsuko Ideta qu’il épousa la même année.

Balthus La Rue LAC 243x300mmLa Rue, 1933 © The Museum of Modern Art, New York/Scala, FlorenceLe refus de la modernité

En 1934, La Rue suscitait le tollé. On ne comprenait pas ses personnages figés dans leur geste et absorbés dans leur silence. Le scandale eut le vain mérite d’attirer l’attention d’André Breton qui lui offrait l’occasion de prendre part à l’histoire des avant-gardes en adhérant au surréalisme. Mais Balthus préféra la voie de l’indépendance. Le surréalisme était à ses yeux une faillite. «La notion d’avant-garde en peinture ne signifie plus rien, clame-t-il. Les faux amateurs d’art, les spéculateurs achètent ce qu’ils ne savent pas déchiffrer de peur de rater le coche… Ce phénomène a favorisé l’éclosion de la dictature de la non figuration, à laquelle s’opposent les dictatures expressionnistes, surréalistes, minimalistes, non moins repoussantes et tout aussi prometteuses de réveils désagréables…»

Un langage de toute éternité

Le propos de Balthus rejoignait sa volonté farouche d’indépendance. Dans La Rue comme dans le portrait de Derain où ce dernier impose sa stature sans un regard pour le modèle à l’arrière-plan, une adolescente au torse dénudé, l’individu évolue dans l’indifférence de l’autre. Dans l’univers balthusien, les êtres ne sont jamais liés que par le silence. Balthus conforme à ceux qu’il dépeint, est seul au monde.

Balthus Mark NiedermannPassage du Commerce-Saint-André, 1924-1954 © Mark NiedermannLe monumental Passage du Commerce-Saint-André confirme cette position quasi existentialiste. Loin de la quiétude classique, Antonin Arthaud qui l’avait rencontré en 1934, voyait dans son œuvre une «peinture tellurique… la tempête et les épidémies». Même si bien sûr le dramaturge projetait sur le peintre ses propres turpitudes et celles de son théâtre de la cruauté, il est possible que l’intemporalité de la peinture de Balthus tienne au fait qu’elle exprime une angoisse inhérente à notre époque et dans laquelle nous nous reconnaissons. «Quand je peins, affirmait-il en 1998, je n’essaie pas de m’exprimer mais plutôt d’exprimer le monde». Il ajoutait: «Je suis né dans ce siècle, mais j’appartiens bien davantage au XIXe siècle». Mais vit-on hors du temps?

 

 

 Balthus à la Fondation Beyeler jusqu’au 1er janvier.

Balthus catalogue
Balthus
catalogue de l’exposition
textes d’Olivier Berggruen, Yves Guignard, Juan Angel López-Manzanares, Beate Söntgen, Michiko Kono, Raphaël Bouvier et Wim Wenders, Beyeler Museum
www.fondationbeyeler.ch

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