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jeudi, 27 décembre 2018 10:05

L’art brut du Japon, un regard autre et halluciné

ArtBrut JaponIl est loin ce temps où Jean Dubuffet espérait la reconnaissance de «l’art des fous» et des marginaux. Le formidable engouement qu’il suscita a entraîné avec lui la quête de nouveaux territoires. À l’Europe centrale succède depuis une dizaine d’années le Japon, auquel s’attache la Collection de l’Art brut à Lausanne dans une exposition qui regroupe vingt-quatre créateurs jusque-là inconnus en Europe.

Art brut du Japon, un autre regard, jusqu’au 28 avril, Collection de l’art brut, Lausanne
Art brut japonais II, Halle Saint-Pierre, Paris, jusqu’au 10 mars

À la Biennale de Venise de 2013, la présence du Japonais Shinichi Sawada signifiait l’émergence du Japon dans ce domaine singulier de l’art brut. Le pays du Levant venait perturber notre eurocentrisme, contribuant ainsi à porter le phénomène au-delà de son ancrage originel occidental. Le Japon a largement encouragé cette vague d’intérêt en lançant une politique de santé publique dont l’ambition vise à une plus grande reconnaissance sociale des personnes handicapées. La création du Bordeless art Museum NO-MA dans la préfecture de Shiga en est la consécration dans un pays où, jusqu’en 2008, le terme «art brut» était encore inconnu.

Proches de l’art brut occidental

L’Art brut du Japon un autre regard regroupe la dernière moisson d’une exploration entreprise en 2014 par Sarah Lombardi, directrice de l’institution lausannoise. Parmi eux, beaucoup d’artistes sont issus d’ateliers créés dans le cadre de la politique de protection menée par le Japon.

D’autres en revanche œuvrent dans un total isolement. Ils partagent la solitude de leurs homologues européens, mais, plus qu’en Europe, ils vivent éloignés des institutions psychiatriques. Leur famille constitue leur cercle souvent exclusif. Tel Itsuo Kobayashi (né en 1962), de la province de Saitama, qui vit auprès de sa mère âgée ou Issei Nishimura, de seize ans son cadet, qui s’est retiré à Nagoya entouré des siens. Quant à Monma (né en 1951), il a longtemps vécu dans la solitude des montagnes d’Hokkaido, à l’extrême nord du pays.

L’art est également leur unique mode d’expression. C’est à travers ses sculptures inquiétantes que Kazumi Kamae (née en 1966) livre silencieusement ses sentiments amoureux pour le directeur d’atelier. Peu importe ici le regard de l’autre, elle crée, comme la plupart des artistes rattachés à l’art brut, pour elle et elle seule. La création demeure une réalité plus puissante que le réel.

Un ancrage dans les traditions

Ils vivent hors du monde mais sont-ils pour autant «indemnes de culture artistiques» pour reprendre les mots de Jean Dubuffet? Pas tant que cela. Les sculptures en argile brunie de Kazumi Kamae renvoient à la place de la céramique dans la culture locale. Ses créatures à peine humaines et profondément expressives sont constituées de perles d’argile oblongues en forme de grain de riz. Komei Bekki (né en 1952) reprend lui aussi à son compte cette technique profondément ancrée à Shiga d’où il est originaire comme Kazumi Kamae. Face à ses figurines anthropomorphes, impossible de ne pas songer aux dogû de l’époque Jômon, réalisés 11’000 ans avant notre ère, même si le traitement est ici plus sommaire et l’iconographie plus étendue.

masqueMasque en tissu et carton de Strange Knight. Sans titre ni date
© Margot Roth, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne

On ignorait jusqu’à la date de naissance de Strange Knight (étrange cavalier), décédé en 2018. Demeurent de son existence singulière -il vivait entouré d’une vingtaine de chats- ses masques faits de tissus et de papier mâché évocateurs du théâtre nô. À travers eux, s’exprimait sans doute son culte de l’anonymat et du mystère puisqu’il les portait en toute circonstance, chez lui ou dans l’exercice de sa profession de distributeur de journaux.

Un hymne à la liberté

Le visiteur chercherait en vain une unité. On retrouve cette constante de l’art brut: l’absence d’appartenance à une quelconque classification. C’est ce qui nous émeut: l’évanouissement des codes et des conditionnements, et finalement leur immense liberté. Besoins vitaux, émotions, joies, fantasmes et terreurs, tout se libère. C’est là le paradoxe de ces personnalités à la fois libres et prisonnières d’elles-mêmes.

Nishimura untitledIssei Nishimura, Sans titre, 2012, crayon et encre sur papier
© Morgane Detraz, Atelier de numérisation – Ville de Lausanne
La charge psychologique l’emporte dans les dessins d’Issei Nishimura, aujourd’hui âgé de quarante ans. De manière obsessionnelle, il ne retient que le visage saisi dans un plan rapproché comme pour mieux susciter l’intimité entre nous et ses créatures aux yeux hallucinés. Cet exercice d’introspection passe par un travail de défiguration. Pas une couleur ne subsiste dans cette épure. «La ligne est un méandre, une extension physique de moi-même, et la couleur reflète avec intensité la lueur vacillante de mon esprit», écrit-il dans son journal.

 
Art brut et art contemporain?

On se surprend dans ce parcours à relever des similitudes entre ces créateurs et la scène artistique contemporaine. Fumiko Okura (née en 1984), Atsushi Sugiura âgé de 48 ans et la jeune Nana Yamazaki pratiquent comme beaucoup le recyclage, en particulier d’images empruntées aux médias ou dans le cas de Sugiura de photos prises par lui-même. Analogies certes sans qu’il n’y ait jamais dialogue. On sait du reste que la récupération d’objets a souvent été de mise chez les tenants de l’art brut. Leur art était longtemps fait de chapardage de fils, tissus, boutons, lorsque tout leur était interdit. Pour Yamazaki, la mode est une passion qu’elle exprime dans les dessins et les vêtements qu’elle crée en les parcourant d’une infinité de fils colorés qui les métamorphosent en véritables sculptures.

Ces pratiques jumelles résonnent comme des affinités électives pour nombre de collectionneurs d’art contemporain qui, tel le Français Antoine de Galbert, s’intéressent de plus en plus à l’art brut. On peut soupçonner un phénomène de repli pour ces amateurs confrontés à un marché aux records stratosphériques. Certains artistes ont joué le rôle de passerelle, telle Yayoi Kusama. Japonaise, elle a animé la scène artistique psychédélique new-yorkaise dans les années soixante avant de regagner le Japon où, souffrant depuis l’enfance d’hallucinations, elle est aujourd’hui internée volontaire. L’art a été pour elle une manière d’exorciser sa maladie mentale, une sorte de thérapie, comme elle l’a été pour la plupart de ces figures hors du commun.


Les amateurs d'art brut pourront aussi découvrir une exposition consacrée aux femmes artistes d'art brut:
Kunstforum de Vienne
Flying High. Women Artists of Art Brut
du 15 février au 23 juin 2019

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