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lundi, 04 mai 2020 18:09

Une histoire de valeurs

photoGabriel Lippmann, « Le Cervin », 1891-1899 © Gabriel Lippmann / PD / Wikimedia / Musée de l'ElyséeEn avril dernier, l’exposition Noir et blanc, une esthétique de la photographie devait ouvrir ses portes au Grand Palais de Paris.[1] Un tel titre attire l’attention. En 2020, le noir et blanc est-il tellement marginalisé face au déferlement des photographies en couleurs qu’il devient nécessaire de le repositionner sur le devant de la scène? L’histoire montre que les rapports entre noir et blanc et couleur dans la photographie sont bel et bien conditionnés par les hiérarchies culturelles.

Nathalie Boulouch, Rennes (F), historienne d’art, est maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain et photographie, à l’Université Rennes 2. Elle est l'auteure de Le ciel est bleu: une histoire de la photographie couleur (Paris, Textuel 2011, 216 p.).

Le noir et blanc est longtemps demeuré la langue qui incarne l’essence esthétique du médium. William Eggleston le rappelait en 1977: «Beaucoup de gens, y compris des photographes, pensent que la photographie artistique est synonyme de noir et blanc, tandis que les photographies couleur sont celles qui sont prises par les amateurs en vacances.»[2] Un an auparavant, son exposition accrochée aux cimaises du Museum of Modern Art de New York (MoMA)[3] avait provoqué un important soubresaut institutionnel en faveur de la reconnaissance artistique de la photographie couleur. Ainsi s’amorçait, au tournant des années 70-80, une inversion de polarités.

Dès l’invention de la photographie, l’enregistrement de la couleur, dont on constate immédiatement l’absence, dessine un horizon d’attente pour les progrès techniques à accomplir. Tout au long du XIXe siècle, les colorisations, les teintes (sépia, bleu) des photographies monochromes alimentent un imaginaire de la couleur, tandis que les premiers résultats (ceux d'Edmond Becquerel, Louis Ducos du Hauron, Charles Cros et de Gabriel Lippmann, prix Nobel de physique 1908) maintiennent l’idée d’une solution apportée à la photographie des couleurs. Les images obtenues procèdent de deux modes d’enregistrement -direct ou indirect- et de deux types de résolution technique - additive ou soustractive.

Finalement, en 1907, la commercialisation de l’Autochrome, premier procédé additif de fabrication industrielle, lance la pratique effective de la couleur. Trente ans plus tard, l’introduction des procédés soustractifs à développement chromogène, dont le Kodachrome et l’Agfacolor-Neu sont les premiers représentants, marque le début d’une seconde phase. Si l’après-guerre, amorce le développement du marché photographique de la couleur, il faudra attendre les années 60-70 pour que se concrétise le tournant décisif d’un essor que l’arrivée de la technologie numérique ne fera que confirmer. En 2005, la couleur représente 97,5% du marché de la photographie.

Résistances et défiances

Ces différentes avancées font évoluer les usages, mais des résistances apparaissent. Au-delà des critères techniques et économiques -à la prise de vue comme au tirage, la couleur sera longtemps plus chère que le noir et blanc-, des processus de hiérarchisation esthétique ont en effet régulièrement opéré comme autant de freins. Ces rouages se mettent en place dès la première décennie qui suit la commercialisation de l’Autochrome.

Les lignes commencent à bouger en 1953, quand le photographe Edward Weston, unanimement reconnu pour sa pratique du noir et blanc, expérimente les procédés Kodak.

En 1907, la photographie couleur arrive dans un territoire défini par le mouvement international pictorialiste qui s’attache à revendiquer la reconnaissance de la photographie en tant qu’art. Si certains représentants du mouvement, comme Edward Steichen, Alfred Stieglitz, Heinrich Kühn ou Alvin Langdon Coburn, s’enthousiasment momentanément pour ces plaques de verre diapositives, beaucoup manifestent de la défiance à l’égard de la couleur.

Les points d’achoppement sont multiples. Le réalisme des couleurs perçues comme criardes et l’impossibilité d’obtenir des épreuves sur papier alors que le tirage est valorisé comme une phase d’interprétation essentielle dans l’esthétique de l’image en sont les principaux. L’Autochrome se trouve ainsi en porte-à-faux face à la définition artistique du médium: «La véritable, l’irrémédiable infériorité de la plaque en couleurs sur la plaque en noir, c’est qu’elle a des couleurs!»[4] s’exclame en 1911 le photographe et physicien français Etienne Wallon. Et en 1917, évoquant les potentialités propres à la photographie, Paul Strand déclare lui aussi sans ambages: «[…] couleur et photographie n’ont rien à voir ensemble.»[5]

Imitation ou suggestion

Les lignes commencent néanmoins à bouger en 1953, quand le photographe étasunien Edward Weston, unanimement reconnu pour sa pratique du noir et blanc, expérimente les procédés Kodak. Il évoque «le préjugé de nombreux photographes à l’égard de la couleur [qui] vient du fait qu’ils ne pensent pas la couleur comme une forme». Et il exprime une position hardie bien qu’elle relève de l’évidence: «Il existe quelques sujets qui peuvent être traités indifféremment en couleurs ou en noir et blanc. Mais la plupart du temps, ils ne peuvent s’exprimer que par l’un ou l’autre […] Ce sont des moyens différents pour servir des buts différents.»[6]

Certains avis restent cependant tranchés. Un an plus tard, Walker Evans déclare ainsi: «Nombre de photographes ont tendance à confondre couleur et bruit.»[7] Il assène encore cette opinion, souvent cité, en 1969: «La couleur a tendance à corrompre la photographie […] Quand la raison d’être d’une image est précisément sa vulgarité […], alors seule une pellicule couleur peut être utilisée valablement.»[8]

Le débat finalement porte moins sur les procédés techniques que sur la vision de l’art photographique. Comme le dira l’historien Beaumont Newhall, premier directeur du département photo du MoMA, puis directeur jusqu’en 1971 du musée de la photographie à la George Eastman House de Rochester, «l’imitation est fatale»[9] en photographie couleur. Celle-ci dit la réalité du monde quand le noir et blanc la suggère, et c’est justement ce qui séduit les amateurs de couleurs. Ce rendu de la réalité servira des projets documentaires comme celui des Archives de la planète[10] mais aussi, à partir de la fin des années 30, les domaines de la publicité et de la mode, rendant la couleur dépendante de commandes pour des magazines et des entreprises commerciales ou publicitaires.

Photojournalisme ou mode

Ces usages nourrissent un processus de différenciation associant hiérarchie des usages sociaux et hiérarchie esthétique dans l’appréciation de la photographie couleur vis-à-vis du noir et blanc. Dans le photojournalisme, la couleur reste utilisée avec parcimonie. Les responsables de rédactions maintiennent une tradition du noir et blanc. Au-delà des questions de coût, les interdits moraux jouent certainement. Dans la rhétorique codifiée du photoreportage, le critère de la proximité avec l’événement pris «sur le vif» reste le garant de la probité journalistique. La couleur n’est pas perçue comme une plus-value à la valeur d’actualité de l’image de presse: «Le noir et blanc est le médium le plus approprié. Il est plus subtil ; il y a plus en lui pour provoquer l’émotion que dans la couleur.»[11]

À partir du milieu des années 60, les zones de résistance commencent néanmoins à céder. Dans la décennie suivante, cette photographie en couleurs qui «enchante les magazines»[12] progresse dans la presse hebdomadaire et creuse l’écart avec une presse quotidienne qui, pour des raisons de coût mais aussi de périodicité incompatible avec la lenteur de la photogravure en couleurs, maintient l’usage du noir et blanc. Du côté des magazines de mode, les directeurs artistiques jouent toujours plus la carte de la couleur, avec la complicité de certains photographes comme Guy Bourdin. Allie Mae Burroughs, photographiée par Walker Evans en 1936 pour la Farm Security Administration © Walker Evans / PD/ Wikimedia / Bibliothèque du Congrès des États-Unis

Enfin légitime

Une nouvelle génération d’auteurs photographes fait à son tour le choix de la couleur, alors que les amateurs sont toujours plus nombreux à la pratiquer.[13] Considérant qu’elle est une donnée constitutive de la réalité, William Eggleston, Stephen Shore, Joël Meyerowitz (aux États-Unis), Luigi Ghirri, John Batho (en Europe) sont parmi les premiers à photographier leur environnement quotidien, les objets et décors qui le composent, les gens qu’ils croisent; bref, la banalité ordinaire.

La couleur dit la réalité du monde quand le noir et blanc la suggère.

Ces sujets rapprochent leur pratique de celle des amateurs auxquels la critique les compare. La couleur devient pour eux un élément de la composition des images, un motif qui guide le choix des sujets.

Alors que le marché de la photographie commence à se structurer, ces photographes rendent manifeste l’avènement de l’ère de la couleur que le critique d’art Max Kozloff identifie en 1975.[14] C’est dans ce contexte que John Szarkowski, le directeur du Département de photographie du MoMA, organise, en exposant soixante-quinze tirages dye-transfert de William Eggleston, la légitimation publique d’un phénomène qui s’est construit sur la durée: la photographie couleur peut être de l’art.

[1] Devaient être présentés 300 tirages choisis au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France. En raison de l’épidémie du Coronavirus, l’ouverture a été reportée.
[2] Audrey West, «Artist Does his Talking with Camera», in The Sun Sentinel, Floride 1977 [coupure de presse, dossier d’artiste, MoMA].
[3] L’exposition au MoMA de William Eggleston Color Photographs est organisée du 25 mai au 1er août 1976. Elle est suivie par celle d’un autre photographe de la couleur, Stephen Shore, du 8 octobre 1976 au 2 janvier 1977.
[4] Etienne Wallon, «Chromophobie», in Photo-Gazette, Paris, 25 avril 1911, p. 106.
[5] Paul Strand, «Photography», in Camera Work, n° 49-50, 1917, in Pamela Roberts, Camera Work. The Complete Illustrations 1903-1917, Taschen 1997, p. 780.
[6] Edward Weston, «Color as Form», in Modern Photography, New York, décembre 1953, pp. 54-59.
[7] Walker Evans, «Test Exposures», in Fortune, juillet 1954, p. 80.
[8] Walker Evans, «Photography», in Louis Kronenberger (éd.), Quality: Its Image in the Arts, New York, Balance House 1969, p. 208.
[9] Beaumont Newhall, The History of Photography, New York, The Museum of Modern Art 1964, p. 194.
[10] Plus de 72 000 Autochromes sont toujours conservées au musée Albert Kahn.
[11] «The Future of Color - A Symposium», in Color Photography Annual, 1956, p. 15.
[12] Henri Cartier-Bresson, interview au Monde, septembre 1974, cité dans Clément Chéroux, Henri Cartier-Bresson. Le tir photographique, Paris, Gallimard 2008, p. 92.
[13] Le nombre de tirages couleurs réalisés par les amateurs a progressé de 40% (en 1964) à 71% (en 1972) selon les chiffres publiés par Beaumont Newhall dans son History of Photography, New York, The Museum of Modern Art 1972, 320 p.
[14] Max Kozloff, «The Coming of Age of Color», in Artforum, New York, janvier 1975, pp. 31-35.

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