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jeudi, 22 janvier 2015 01:00

Es-tu encore magique ?

Jusqu'aux temps modernes, la montagne a terrifié les hommes comme le désert et la mer, car ils ne pouvaient ni la cultiver ni la domestiquer. Elle était libre. Elle échappait à la mainmise de l'homme. Aussi était-elle tenue pour sacrée. Dieu l'avait créée pour imprimer dans le cœur de sa créature un reflet de sa divine majesté. S'y aventurer, l'escalader était une profanation. Moïse seul était monté au sommet du mont Sinaï pour s'entretenir avec Dieu et recevoir de sa main ses commandements. Jésus choisit lui aussi une montagne pour y prêcher son fameux sermon, et le Golgotha est une colline.

Aussi sacrée que la forêt, la montagne était plus divine encore que la mer et le désert. Le pâtre accroché sur ses flancs ou le citadin commerçant dans la plaine la contemplait avec effroi comme un gros animal mystérieux dont on ne connaît ni les mœurs ni les humeurs. Ainsi un musulman prosterné à la mosquée et les pieds déchaussés sur son tapis de prière répète qu'Allah est grand et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que lui.
Aujourd'hui la montagne a cessé d'épouvanter, que ce soit sous un ciel clair ou chargé de nuages. Elle se laisse escalader comme un animal domestique. Elle a perdu sa virginité, elle a perdu sa divinité. On la profane, on la vandalise, on la martyrise. Les dieux et les bêtes qui l'habitaient ont disparu. La montagne est devenue un terrain de sport, une piste de ski, un lieu de divertissement, presque un objet de risée. On y monte en train, on la survole en avion, on la photographie, on la filme. Le touriste y plante ses crampons, l'hôtelier, le promoteur la colonisent, l'exploitent. Elle rapporte de l'argent. Elle pleure, mais qui voit ses larmes ? La Vierge n'y fait plus d'apparitions, ses sanctuaires sont désertés. L'homme va y faire sa gymnastique. Parfois elle se venge de ses profanateurs, car la rapacité de l'homme est sans limites... De tous les prédateurs l'homme est le plus effrayant. Diane, où sont tes forêts ? Montagne, où sont tes poètes ?

Un nid d'aigle
Littérairement parlant, la montagne date du romantisme, époque où l'homme des villes, lassé des pays plats et pouvant se déplacer plus commodément que ne le faisaient ses pères, est en quête de sensations fortes. Les peintres s'entichent de son pittoresque et les poètes de sa sauvagerie.
L'homme du XVIIIe siècle, ayant lu Rousseau, quitte ses jardins, ses salons, ses châteaux et se met à rêver de chaumières, de chalets, de lacs, de cimes, d'abîmes, de torrents. Son âme s'accorde à ce décor grandiose, à ce désordre des éléments. Son cœur est un volcan en ébullition. Ne vient-il pas de faire la révolution, de chasser l'ordre, la raison et la géométrie de sa vie ? Il vivait jusque-là, mais pas assez ! C'était un être réfléchi, pondéré, guidé par la raison. Désormais, il voudra vivre au rythme de ses passions. Intensément ! Un nouvel homme est né, qui voit dans le torrent son frère et dans l'ouragan son père.
Le romantique n'est pas athée, il n'est pas chrétien non plus. Il est païen, ou du moins il essaie de le redevenir. Tâche ardue pour ce nouveau Prométhée qui, en déclarant la guerre aux rois, a déclaré en même temps la guerre aux dieux.
C'est ainsi, je pense, qu'il faut voir l'attachement de Nietzsche pour la montagne, qui est son nid d'aigle. Car le philosophe est par définition un aigle. S'il ne l'est pas, il manque à sa vocation. « La philosophie, telle que je l'ai vécue, telle que je l'ai entendue jusqu'à présent, c'est l'existence solitaire au milieu des glaces et des hautes montagnes, la recherche de tout ce qui est étrange et problématique dans la vie... Celui qui sait respirer l'atmosphère qui remplit mes œuvres sait que c'est une atmosphère de hauteurs, que l'air y est vif. La glace est proche, la solitude est énorme, mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! voyez comme l'on respire librement ! que de choses on sent au-dessus de soi ! Mon Zarathoustra tout entier est un dithyrambe à la solitude... » Et, n'ayons pas peur d'ajouter, à la montagne.
La montagne, dans l'esprit de Nietzsche, est bien sûr liée à la marche. Philosopher pour lui, c'est marcher. C'est en marchant sur les monts escarpés que lui viennent ses plus altières et ses plus vertigineuses pensées. Heidegger, lui, marchait en forêt, alors que Kant ne quittait pas sa table. Marcher, être debout ; ou être assis immobile à sa table : deux philosophies diamétralement opposées. Car l'ascension n'est pas seulement physique, elle est aussi spirituelle.
Les stylites vivaient perchés au sommet de colonnes. Toujours plus haut, toujours plus près du Ciel. « Le poète inspiré sur son pic isolé / Contemple avec pitié la grouillante cité : / Un aigle sur sa tête, il est vrai, l'a guidé ; / Dans son souple escarpin son pied n'a pas tremblé : / Bientôt de son manteau la nuit le couvrira ; / Il sort d'un havresac un vieux Zarathoustra, / Puis ôte son chapeau et se masse le dos, / Enfin il peut prier ses frères les oiseaux », écrivait il n'y a pas si longtemps l'un de nos derniers poètes. Le poète est ici comparé à un aigle cloué par son génie à la paroi du pic. Thème éminemment nietzschéen.

En haut, l'éternité
La montagne a aussi inspiré les peintres et même quelques musiciens. Bruckner sans les Alpes est inimaginable, et le grand Richard Strauss n'a-t-il pas écrit une symphonie alpestre qui fait suite à un autre poème symphonique intitulé La vie d'un héros ? Ainsi du peintre Balthus qui choisit de terminer sa vie à Rossinière, dans les Préalpes vaudoises où il avait passé une partie de son enfance. La montagne restait pour lui magique car, à la différence des océans qui relient entre eux des continents pour des raisons commerciales ou missionnaires, elle relie la terre au ciel.
Il se peut aussi que dans sa vision, les combats du végétal et du roc saillant, des anfractuosités et des sources aient la même valeur symbolique que le couple formé par le miroir féminin, lac, eau gelée dans un cadre, et le feu viril, volage et vagabond qui brûle dans la cheminée. En haut l'Eternité sereine, cette même éternité à laquelle le philosophe de Sils-Maria dédia l'un de ses plus mémorables poèmes, en bas le temps existentiel coulant comme une rivière perpétuellement en mouvement, perpétuellement tourmentée.
Grande est la tentation de sortir du temps pour entrer dans l'éternité en se jetant du haut d'une montagne ou d'un train à crémaillère dans le vide et l'inconnu. Et que je n'aie garde d'oublier la montagne au sommet de laquelle Satan transporta Jésus pour le tenter. Il n'est pas fait mention de montagne dans le Paradis, quoiqu'il soit, semble-t-il, traversé par des fleuves.
Il existe donc deux écoles de poètes-philosophes : celle qui ancre son piolet dans le minéral et celle qui se laisse dériver sur le fleuve du temps. C'est toujours l'opposition entre Parménide et Héraclite. Opposition qui traverse également toutes les théologies et toutes les politiques.

La descente
Il est toutefois des écrivains qui n'aiment pas les montagnes, qui les trouvent monotones et pour qui elles ressemblent uniformément à des pyramides de tronc arrondi, fortement fichées dans le sol. Ils les appellent « les girafes du règne minéral ». Là où l'indigène et le voyageur a coutume de dire qu'elles s'élancent avec audace vers le ciel, ils se plaisent à remarquer, non sans une apparence de raison, d'ailleurs, qu'elles s'étalent prudemment par terre. Car l'homme a pris l'habitude, bonne ou mauvaise (qui pourra en décider ?) de considérer en elles la montée plutôt que la descente. D'où vient sans doute l'agrément, et même le vague sentiment de courage, que sécrète à la longue, à la façon d'un concert, leur monotonie.
Je crois que dans un monde où tout est en mouvement et où l'homme trouve bien qu'il en soit ainsi, ce qui gêne avant tout dans la montagne - que personnellement je verrais plutôt comme une religieuse en prière - c'est son immobilité et son mutisme.
Nous n'avons pas considéré la montagne sous son angle thérapeutique, telle que Thomas Mann l'avait envisagée dans son roman La Montagne magique. Qu'on nous le pardonne. Mais tel n'était pas notre dessein. Ce beau roman étant à nos yeux (outre un panégyrique à la maladie, tentation qui a toujours guetté les romantiques allemands) d'une longueur démesurée, et pour le coup par trop statique, nous lui préférons, dans le genre toujours un peu mor bide des noces d'Eros et de Thanatos, le couple romantique par excellence, la nouvelle de Pierre-Jean Jouve, Les années profondes, qu'il situa dans le cadre enchanteur de Soglio.
On ne sort décidément pas de cette Engadine où certains cherchent le rétablissement de leur santé et où d'autres consomment leurs noces avec la mort. Et c'est sur cette dialectique de la cime et de l'abîme que nous terminons notre article.

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