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mercredi, 22 avril 2015 09:24

Philippe Sollers. Ou l'homme armé

Armé, Philippe Sollers, mais contre quoi ? Contre la bêtise et la technologie. Contre l’envahissement, la colique d’informations, le bavardage intempestif. Le téléphone portable a transformé le monde en une immense cabine téléphonique en plein air, en une vaste loge de concierge. Faut-il répondre à ce bavardage par d’autres mots, fussent-ils spirituels, cinglants ou frappés au coin du plus cartésien des bons sens ? Peine perdue. Vous ne serez pas entendu. Fuir à l’autre extrémité du monde ? Le monde n’a plus d’extrémités. Il est le même partout. Sa transparence est absolue.


L’homme moderne vit dans une cage de verre sous haute surveillance, et les medias et les psys sont là pour rapporter ses déviances. Ombre courtoise, mots bas et fraîcheur du confessionnal, comme nous vous regrettons… L’homme moderne est une bête enfermée dans une cage que l’on montre et qui se montre. Et l’horreur de la chose, c’est qu’il aime se montrer ! Et ceux qui voudraient se cacher ne savent pas où. Se faire entendre au milieu du bruit ? Et de qui ? Faut-il baisser la voix, hausser le ton, froncer le sourcil ? Est-il temps de revenir au suicide du stoïcien, au hara-kiri du samouraï ? Autant de questions pour un nouveau Sénèque.

Un homme de goût…
Philippe Sollers, qui prend notre mal en pitié, a ses réponses, et dans ses livres il nous les donne. Car tout littérateur digne de ce nom se doit d’être aussi un peu médecin des âmes. Certes, Sollers tient autant de Pétrone que de Sénèque, et c’est d’ailleurs ce qui fait son charme. Quant à Néron, ce n’est plus aujourd’hui le fiston déjanté d’Agrippine, laquelle ne fut d’ailleurs pas la plus vertueuse des impératrices, c’est celui que Montherlant appelle le XIIIe César. Autrement dit le Monde et son Prince dans sa dernière métamorphose.
Philippe Sollers est un homme de goût, donc de dégoûts. L’un de ses livres, recueil d’articles écrits sur des écrivains qu’il chérit et qu’il célèbre, ne porte-t-il pas comme titre La Guerre du Goût ? Sollers veut guérir l’homme d’aujourd’hui, qui est un homme très malade, en lui inculquant l’amour des bons livres. Mais l’homme moderne acceptera-t-il de se laisser guérir ? Sollers ne convertirait-il à la santé que des hommes qui font déjà tout ce qu’ils peuvent de leur côté pour ne pas devenir fous ? Non pas de la folie ambiante, mais des efforts qu’ils doivent faire pour conserver intacte leur raison.
Sollers est un homme du XVIIIe siècle, sans partager pour autant la philosophie anti-chrétienne des Lumières. Il ne dit pas non plus comme Mallarmé, homme du XIXe siècle, s’il en est, et professeur d’anglais hanté par le spectre d’Hamlet : « La chair est triste et j’ai lu tous les livres. » Sollers a lu tous les bons livres et, en vrai disciple de Stendhal et de Casanova, il trouve l’amour plutôt gai. En quoi il se différencie également de Baudelaire et de Proust, écrivains qu’il place pourtant au premier rang.
Bordeaux est le lieu de sa naissance. C’est un compatriote de Montaigne et de Montesquieu, et cela explique bien des choses. Il trouve, par exemple, que c’est une faute de goût que de préférer le Bourgogne au Bordeaux. Paris est son cabinet de travail et Venise, comme le savent ses lecteurs, son port d’attache.
Ses livres sont des plis cachetés qu’il envoie à quelques lecteurs épars dans le monde et qui comprennent encore un peu la langue française. Il sait qu’il ne sera jamais lu que d’une minorité, laquelle d’ailleurs se réduit année après année comme une peau de chagrin. Mais peu lui chaud au fond. Il sait sa religion et sa sagesse le lui ont dit que l’homme ne fait que passer sur terre et que sa vraie patrie est ailleurs. Medium, son dernier opuscule, qui a pour titre roman - car on ne vend aujourd’hui que ce qui porte roman sur la couverture - n’est évidemment pas un roman. Outre un livre de recettes pour combattre le mal du siècle, c’est une sorte de journal dans lequel un homme d’esprit et de goût - les deux vont de pair chez lui - s’abandonne à ses humeurs et recense ses dégoûts.

…calme…
Sollers a toujours aimé avancer masqué, tout en restant toujours sur place. Dans la Chine ancienne, l’empereur ne bougeait pas. Il restait enfermé dans son palais. C’est le monde extérieur et ses émissaires, les étrangers, les voyageurs, les commerçants, les missionnaires, qui venaient jusqu’à lui.
Sollers est un œil qui voit, qui pèse, qui juge, qui écarte, élimine. C’est un immobile au milieu des agités, un calme au milieu des fébriles et des empressés, un classique parmi les intoxiqués et les hystériques, un libertin sérieux parmi les drogués du sexe, de la politique ou du sport, un tempérant dans le siècle de l’intempérance.
Il ne va pas tout à fait jusqu’à dire, comme Léon Bloy, que tout ce qui est moderne vient du Diable, mais il n’est pas loin de le penser. Le ciel n’a pas fait de lui un prophète, mais un moraliste dont l’aphorisme et la maxime sont les armes. Ce en quoi il est encore très français.
Sollers a aussi cette bizarrerie pour un homme d’aujourd’hui (mais il l’est si peu, d’aujourd’hui !) de lire les poètes et de conseiller à ses lecteurs d’en faire autant. On ne relit plus les romans, même ceux qu’on a aimés à vingt ans, même les plus grands, ceux de Balzac ou de Dostoïevski, mais on relit toujours les poètes. Sollers prétend que la poésie guérit du mal du siècle et du mal de vivre. Double bénéfice. Aussi convient-il de faire apprendre aux petits enfants des poèmes entiers par cœur. Peu importe qu’ils les comprennent ou non. La poésie opère par imprégnation.
Il nous rappelle aussi que la littérature est le contraire même du journalisme (et donc du bavardage) et que les mots sont des choses sérieuses dont le sens est précieux, des êtres vivants qu’il faut manier avec soin, qu’il n’y a pas deux mots synonymes, enfin que l’orthographe, la grammaire, la syntaxe sont trois grandes divinités bienveillantes devant lesquelles il est convenable de s’agenouiller, que bien parler est aussi nécessaire que de bien penser ou de bien écrire et que la précipitation en toutes choses (et Sollers n’omet pas celles de la chair) est un péché contre l’esprit.

…et heureux
Sollers est un vieux jeune homme heureux. Il est catholique de naissance, content de sa foi comme Confucius était content de vivre au centre de l’Empire. Il aime son Eglise, vénère son clergé, ses papes. Il aime les belles messes et les beaux sermons comme les aimait Madame de Sévigné. C’est un homme de conversation. C’est pourquoi le XVIIIe siècle est son siècle de prédilection et Venise la ville de ses week-ends. Il s’est fait une petite société choisie de certains morts avec lesquels il dialogue constamment, au premier rang desquels se trouve, comment s’en étonner, Saint-Simon. Je crois que Saint-Simon guérit de tout, même de la peste et même du choléra, à condition toutefois qu’on puisse sortir par moments de cette cage téléphonique qu’est le monde. D’où peut-être le nom de médium qu’il a donné à son volume.
Ce choix n’est dicté ni par la religion ni par la politique, mais par le goût. Un homme de goût s’accommode de tous les gouvernements, de tous les temps et de tous les Césars. Certes il chante toujours un peu la même chanson, en - fonce le même clou. Mais, après tout, un auteur n’a qu’une chose à dire, et l’ayant dite, il peut se taire ou passer sa vie à la répéter, pour peu que Dieu lui prête vie et qu’il trouve des lecteurs...
Peut-on être plus décalé, plus dévoyé que ce vieux jeune homme ou que ce jeune vieil homme ? Ah, pour sûr, il ne marche pas dans le sens de l’histoire et de la consommation ! Dans un monde où chacun cherche à faire parler de soi, son existence est assez fuyante. Elle est pourtant signalée par quelques livres qu’il égrène comme des cailloux le long de son chemin.
L’époque est malade et malheureuse et se complaît dans son malheur et dans sa maladie. Entendra-t-elle la voix d’un homme sain et heureux ? Il est à craindre, encore une fois, que ce livre écrit contre le bruit ne rencontre que le silence.

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