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lundi, 03 juin 2019 11:23

Peine perdue

Fondation Louis-Vuitton, Paris © Fred de Noyelle / Godong - Inside the horizon, Olafur Eliasson's installation.Il a pris sa retraite l’an dernier, mais participe toujours activement aux travaux sur l’histoire de la ville. «Voici ma carte», me glisse-t-il, avec une tape sur le dos.

Écrivain valaisan, Jérôme Meizoz est l’auteur d’œuvres de fiction ou poétiques, ainsi que de publications scientifiques. Il a collaboré à l’édition critique des romans de C.F. Ramuz dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Des monuments locaux, cet amoureux du patrimoine sait tout: le nom du grand homme statufié, sur la tête duquel les pigeons défèquent depuis cent cinquante ans, le nombre d’hôtels particuliers recensés sur le territoire, les rénovations de la cathédrale. Toute l’interminable saga de la rénovation du Théâtre par un architecte espagnol qui n’a pas respecté les volumes, brisé le nombre d’or, s’est cru obligé de rajouter deux cages de verre sur les côtés. La liste des oppositions, les insultes des voisins, les débats autour de la maquette et puis, pour couronner le tout, l’attitude hautaine du maire qui en avait fait «sa chose», sa signature, bref, peine perdue, on n’avait pu empêcher cette greffe moderne, qu’il jugeait prétentieuse, contraire à l’esthé­­tique et à la commodité du bâtiment, le Théâtre d’origine était pourtant superbe, style premier Empire, tout en pierres noires un peu grasses.

C’est peine perdue, répète-t-il avec lassitude. Maintenant, il ne veut plus se mêler de ces choses, il y laisserait sa santé, après tout il n’est plus «aux affaires», jette-t-il, le regard soudainement furibond, la moustache ondulante agitée de soubresauts, j’ai l’impression qu’il va pleurer… Sous les traits vieillis, les cheveux en brosse, on devine le gosse trop tenu qui n’a jamais osé passer les bornes. Il a des gestes d’éléphant à l’étroit, comme ahuri. Peine perdue.

Son voisin du groupe d’études se con­sacre aux généalogies, il épluche les registres d’état civil en vue d’un gros livre toujours reporté à plus tard. De nouvelles données émer­gent sans cesse! Depuis des lustres, il apprivoise les colères rentrées du mélancolique patrimonial. Ils ont étudié ensemble sur les bancs d’un collège catholique de la ville, ils traversent cette vie dans une camaraderie un peu lasse. Le généalogiste tente un coup de coude pour faire baisser la pression de son condisciple, devenu une véritable marmite à vapeur. Au pupitre, la séance terminée, le conférencier du jour range ses papiers. Un courtois professeur d’Oxford qui sait tout sur l’architecture des Lumières. Les autres bavardent à voix basse. «Il est temps d’ouvrir une bonne bouteille», lance le généalogiste d’une voix goulue, presque polissonne. L’autre aux cheveux en brosse achève de bouillir. Pas un instant il ne se départit de sa rigoureuse carapace et d’une expression d’officier contrarié.

Dans ces moments d’embarras, il fau­drait trouver en soi un autre regard, s’accrocher à une image qui sauve: «Tout n’est pas dur dans le crocodile. Les poumons sont spongieux et il rêve sur la rive » (Henri Michaux). 

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